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COLLECTION
DES
CLASSIQUES FRANÇOIS.
IMPRIMERIE DE JULES DIDOT AÎNÉ ,
IMPRIMEUR DU ROI ,
Rue du Pont-de-Lodi , n° 6.
PETIT CARÊME
DE
MASSILLON
SUIVI DES SERMONS
SUR Là MORT UU PÉCHEUR ET LA MORT DU JUSTE,
SUR l'enfant prodigue,
SUR LE petit nombre DES ÉLUS,
SUR LA mort, sur l'aUMÔWE,
ET DE L'ORAISON FUNÈBRE
DE LOUIS XIV.
A PARIS,
CHEZ LEFÈVRE, LIBRAIRE,
«UE DE l'éperon, N° 6.
M DCCG XXVI.
AYERTISSEMENT
Le texte de cette édition du Petit Carême a
été l'objet de soins qu'on pourroit appeler minu-
tieux, si tout éditeur n'étoit tenu d'apporter la plus
grande attention à la réimpression de nos chefs-
d'œuvre littéraires, et si cette attention pouvoit
être poussée trop loin lorsqu'il s'agit de produc-
tions devenues classiques.
A la suite du Petit Carême, on trouvera cinq
Sermons du même auteur, et V Oraison funèbre de
Louis XIV. Ces sermons ont pour titre : la Mort
du pécheur et la Mort du juste, le Petit nombre des
Elus, l'Aumône, la Mort, et t Enfant prodigue. En
les réunissant ici, je n'ai point prétendu m'éta-
blir le juge de leur mérite littéraire ; forcé de
me renfermer dans le cadre de ma collection des
Classiques françois , et de ne publier qu'un seul
volume de Massillon, j'ai tâché seulement d'y
faire entrer des ouvrages de divers caractères,
pour donner une idée de l'étendue et de la va-
riété de son beau talent.
On s'étonnera peut-être que je n'aie compris
dans ce volume ni le sermon sur les vices et les
a
ij AVERTISSEMENT.
vertus des Grands , ni le discours prononcé à la
bénédiction des drapeaux du régiment de Catinat;
mais si l'on veut bien faire attention que lun
rentre en quelque sorte dans le genre de l'orai-
son funèbre , - que l'autre reproduit les mêmes
pensées et quelquefois les mêmes expressions
que le premier des sermons du. Petit Carême, on
approuvera sans doute le parti que j'ai pris en les
remplaçant par des ouvrages dont le mérite est
plus généralement reconnu.
Enfin , au lieu d'une simple notice biogra-
phique, j'ai inséré dans ce volume, en y ajou-
tant quelques notes, V Eloge dè Massillon, par
d'Alembert; morceau qui fut communiqué par
l'auteur, en manuscrit, aux Pères de l'Oratoire,
et dans lequel il a su prendre le ton et le style
convenables à son sujet.
Lef....
ÉLOGE
DE
JEAN-BAPTISTE MASSILLON,
ÉVÊQUE DE CLERMONT.
Jean-Baptiste Màssillon naquit à Hières, en Pro-
vence, en i663 ^ Il eut pour père un citoyen pauvre
de cette petite ville. L'obscurité de sa naissance, qui
ajoute tant à l'éclat de son mérite personnel, doit
être le premier trait de son éloge; et Ton peut dire
de lui comme de cet illustre Romain qui ne devoit
rien à ses aïeux : Videtur ex se natus, « Il n'a été fils
« que de lui-même ^. » Mais non seulement son humble
origine honore infiniment sa personne, elle honore
' Le 24 juin, de François Massillon, notaire, et d'Anne Marin.
L'auteur voulant, comme il en convient lui-même, relever d'au-
tant plus le mérite personnel de sonhe'ros, semble donner à croire
qu'il étoit né dans les dernières classes du peuple : exagération
oratoire dont il eût mieux fait de se dispenser. [Note de l'édition
de 1810, publiée par A. A. Renouard. )
' Ces mots, Videtur ex se natus, ne se trouvent point dans
Cicéron, que d'Alembert paroît indiquer ici, et auquel on a sou-
vent comparé Massillon; mais l'orateur romain dit à-peu-près de
même en parlant de lui, a me ortus, pro Plancio, c. 27; et dans
la sixième Philippique , chap. 6 : « Que ne vous dois-je pas, Ro-
« mains, à vous qui avez préféré un homme né de lui-même, a se
« ortunij aux plus nobles patriciens? » ( J. V. L.)
a.
iv ÉLOGE
encore plus le gouvernement éclairé qui, en l'allant
chercher au milieu du peuple pour le placer à la tête
d'un des plus grands diocèses du royaume , a bravé
le préjugé, assez commun même de nos jours, que
la Providence n'a pas destiné aux grandes places le
génie qu'elle a fait naître aux derniers rangs. Si les
distributeurs des dignités ecclésiastiques n'avoient
pas eu la sagesse, ou le courage, ou le bonheur
d'oublier quelquefois cet apoplithegme de la vanité
humaine, le clergé de France eût été privé de la
gloire dont il est aujourd'hui si flatté, de compter
l'éloquent Massillon parmi ses évêques.
Ses humanités finies , il entra dans FOratoire à l'âge
de dix-sept ans ^ Résolu de consacrer ses travaux à
l'Église , il préféra aux liens indissolubles qu'il auroit
pu prendre dans quelqu'un de ces ordres religieux
si étrangement multipliés parmi nous, les engage-
ments libres que l'on contracte dans une congréga-
tion, à laquelle le grand Bossuet a donné ce rare
éloge, que tout le monde y obéit sans que pei^sonne y
commande. Massillon conserva jusqu'à la fin de sa
vie le plus tendre et le plus précieux souvenir des
leçons qu'il avoit reçues, et des principes qu'il avoit
puisés dans cette société vraiment respectable, qui,
sans intrigue, sans ambition, aimant et cultivant les
lettres par le seul désir d'être utile, s'est fait un nom
distingué dans les sciences sacrées et profanes; qui,
' Le lo octobre 1681. Il y étudia en théologie sous le père
Quiqueran de Beaujeu, qui a été ensuite évêque de Castres. {Note
de l édition de 18 10.)
DE MASSILLON. y
persécutée quelquefois, et presque toujours peu fa-
vorisée de ceux mêmes dont elle auroit pu espérer
l'appui, a fait, malgré ce fatal obstacle , tout le bien
qu'il lui étoit permis de faire , et n'a jamais nui à
personne, même à ses ennemis; enfin qui a su, dans
tous les temps , ce qui la rend encore plus chère aux
sages, pratiquer la religion sans petitesse, et la prê-
cher sans fanatisme.
Les supérieurs de Massillon jugèrent bientôt, par
ses premiers essais , de l'honneur qu'il devoit faire
à leur congrégation. Ils le destinèrent à la chaire;
mais ce ne fut que par obéissance qu'il consentit à
remplir leurs vues; lui seul ne prévoyoit pas la cé-
lébrité dont on le flattoit, et dont sa soumission et sa
modestie alloient être récompensées. Il est des talents
pleins de confiance qui reconnoissent , comme par
instinct, l'objet que la nature leur destine, et qui s'en
emparent avec vigueur; il en est d'humbles et de ti-
mides, qui ont besoin d'être avertis de leurs forces,
et qui, par cette naïve ignorance d'eux-mêmes, n'en
sont que plus intéressants , plus dignes qu'on les arra-
che à leur obscurité modeste,, pour les présenter à la
renommée , et leur montrer la gloire qui les attend.
Le jeune Massillon fit d'abord tout ce qu'il put
pour se dérober à cette gloire. Déjà il avoit prononcé,
par pure obéissance, étant encore en province, les
oraisons funèbres de M. de Villeroy, archevêque de
' Il faut excepter ces derniers temps, où l'autorité ecclésiastique
et séculière a rendu plus de justice à cette congrégation. ( Note
de d'Alemhert. )
\
yj ÉLOGE
Lyon, et de M. de Villars, archevêque de Vienne.
Ces deux discours, qui n'étoient, à la vérité, que
le coup d'essai d'un jeune homme, mais d'un jeune
homme qui annonçoit déjà ce qu il fut depuis , eurent
le plus brillant succès. L'humble orateur , effrayé de
sa réputation naissante, et craignant, comme il le
disoit, le démon de l'orgueil, résolut de lui échapper
pour toujours , en se vouant à la retraite la plus pro-
fonde, et même la plus austère. Il alla s'ensevelir
dans l'abbaye de Septfonts, où l'on suit la même
règle qu'à la Trappe , et il y prit l'habit. Pendant son
noviciat, le cardinal de Noailles adressa à l'abbé de
Septfonts, dont il respectoit la vertu, un mande-
ment qu'il venoit de publier. L'abbé, plus religieux
qu'éloquent, mais conservant encore , au moins pour
sa communauté , quelque reste d'amour-propre , vou-
lut faire au prélat une réponse digne du mandement
qu'il avoit reçu. Il en chargea le novice ex-oratorien ,
et Massillon le servit avec autant de succès que de
promptitude. Le cardinal , étonné de recevoir de cette
Thébaïde un ouvrage si bien écrit, ne craignit point
de blesser la vanité du pieux abbé de Septfonts, en
lui demandant qui en étoit l'auteur. L'abbé nomma
Massillon , et le prélat lui répondit qu'il ne falloit
pas qu'un si grand talent, suivant l'expression de
l'Écriture , demeurât caché sous le boisseau. Il exigea
qu'on fît quitter l'habit au jeune novice , lui fit re-
prendre celui de l'Oratoire, et le plaça dans le sé-
minaire de Saint-Magloire à Paris » , en l'exhortant à
' En 1696.
DE MASSILLON. vij
cultiver Téloquence de la chaire, et en se chargeant,
disoit-il, de sa fortune, que les vœux du jeune orateur
bornoient à celle des apôtres, c'est-à-dire au néces-
saire le plus étroit, et à la simplicité la plus exemplaire.
Ses premiers sermons produisirent l'effet que ses
supérieurs et le cardinal de Noailles avoient prévu.
A peine commença-t-il à se montrer dans les églises
de Paris, qu'il effaça presque tous ceux qui brilloient
alors dans cette carrière. Il avoit déclaré c^\i il ne prê-
cherait pas comme eux^ non par un sentiment pré-
somptueux de sa supériorité, mais par l'idée, aussi
juste que réfléchie, qu'il s'étoit faite de l'éloquence
chrétienne. Il étoit persuadé que si le ministre de la
parole divine se dégrade en annonçant d'une manière
triviale des vérités communes, il manque aussi son
but en croyant subjuguer , par d es raisonnements pro"
fonds, des auditeurs qui, pour la plupart, ne sont
guère à portée de le suivre ; que si tous ceux qui l'écou-
tent n'ont pas le bonheur d'avoir des lumières, tous
ont un cœur où le prédicateur doit aller chercher ses
armes; qu'il faut dans la chaire montrer l'homme à
lui-même , moins pour le révolter par l'horreur du
portrait, que pour l'affliger par la ressemblance; et
qu'enfin , s'il est quelquefois utile de l'effrayer et de le
troubler, il l'est encore plus de faire couler ces larmes
douces, bien plus efficaces que celles du désespoir. ^
Tel fut le plan que Massillon se proposa, et qu'il
remplit en homme qui l'avoit conçu, c'est-à-dire en
homme supérieur. Il excelle dans la partie de l'ora-
teur , qui seule peut tenir lieu de toutes les autres ,
viij ÉLOGE
dans cette éloquence qui . va droit à Famé, mais qui
l'agite sans la renverser, qui la consterne sans la
flétrir, et qui la pénétre sans la déchirer. Il va cher-
cher au fond du cœur ces replis cachés où les pas-
sions s'enveloppent, ces sopliismes secrets dont elles
savent si bien s'aider pour nous aveugler et nous
séduire. Pour combattre et détruire ces sophismes,
il lui suffit presque de les développer; mais il les dé-
veloppe avec une onction si affectueuse et si tendre,
qu'il subjugue moins qu'il n'entraîne, et qu'en nous
offrant même la peinture de nos vices , il sait encore
nous attacher et nous plaire. Sa diction, toujours fa-
cile, élégante, et pure, est par-tout de cette simpli-
cité noble, sans laquelle il n'y a ni bon goût, ni vé-
ritable éloquence; simplicité qui, étant réunie dans
Massillon à l'harmonie la plus séduisante et la plus
douce ,^n emprunte encore des grâces nouvelles; et,
ce qui met le comble au charme que fait éprouver
ce style enchanteur, on sent que tant de beautés ont
coulé de source, et n'ont rien coûté à celui qui les a
produites. Il lui échappe même quelquefois, soit
dans les expressions, soit dans les tours, soit dans
la mélodie si touchante de son style, des négligences
qu'on peut appeler heureuses, parcequ'elles achè-
vent de faire disparoître non seulement l'empreinte,
mais jusqu'au soupçon du travail. C'est par cet aban-
don de lui-même que Massillon se faisoit autant
d'amis que d'auditeurs; il savoit que plus un orateur
paroît occupé d'enlever l'admiration, moins ceux qui
Fécoutent sont disposés à l'accorder, et que cette
DE MASSILLON. ix
ambition est Fécueil de tant de prédicateurs, qui,
chargés, si on peut s'exprimer ainsi, des intérêts de
Dieu même, veulent y mêler les intérêts si futiles de
leur vanité. Massillon pensoit, au contraire, que c'est
un plaisir bien vide d'avoir affaire, suivant l'expres-
sion de Montaigne, à des gens gui nous admirent tou-
jours et fassent place, sur-tout dans ces moments où
il est si doux de s'oublier soi-même pour ne s'occuper
que des êtres foibles et malheureux qu'on doit in-
struire et consoler. Il comparoit l'éloquence étudiée
des prédicateurs profanes à ces fleurs dont les mois-
sons se trouvent si souvent étouffées, et qui, très
agréables à la vue, sont très nuisibles à la récolte.
On s'étonnoit comment un homme voué par état
à la retraite pouvoit connoître assez bien le monde
pour faire des peintures si vraies des passions, et
sur-tout de l'amour-propre. Cest en me sondant moi-
même, disoit-il avec candeur, que jai appris à tracer
ces peintures. Il le prouva d'une manière aussi éner-
gique qu'ingénue, par l'aveu qu'il fit à un de ses con-
frères, qui le félicitoit sur le succès de ses sermons.
Le diable, répondit-il, me la déjà dit plus éloquem-
ment que vous.
Massillon tiroit un autre avantage de cette élo-
quence de l'ame, dont il faisoit un si heureux usage.
Comme il parloit la langue de tous les états en par-
lant au cœur de l'homme , tous les états couroient à
ses sermons; les incrédules mêmes vouîoient l'en-
tendre; ils trouvoient souvent l'instruction où ils n'é-
toient allés chercher que l'amusement , et revenoient
X ÉLOGE
quelquefois convertis, lorsqu'ils n'avoient cru sortir
qu'en accordant ou en refusant leurs éloges. C'est
que Massillon savoit descendre pour eux au seul lan-
gage qu'ils voulussent écouter, à celui d'une philo-
sophie purement humaine en apparence, mais qui,
trouvant ouvertes toutes les portes de leur ame, pré-
paroit les voies à l'orateur pour s'approcher d'eux
sans effort et sans résistance, et pour s'en rendre
vainqueur avant même de les avoir combattus.
Son action étoit parfaitement assortie au genre
d'éloquence qu'il avoit embrassé. Au moment oii il
entroit en chaire , il paroissoit vivement pénétré des
grandes vérités qu'il alloit dire; les yeux baissés, l'air
, modeste et recueilli , sans mouvements violents , et
presque sans gestes , mais animant tout par une voix
touchante et sensible, ilrépandoit dans son auditoire
le sentiment religieux que son extérieur annonçoit;
il se faisoit écouter avec ce silence profond qui loue
encore mieux l'éloquence que les applaudissements
les plus tumultueux. Sur la réputation seule de sa
déclamation, le célèbre Baron voulut assister à un
de ses discours; et s'adressant, au sortir du sermon,
à un ami qui l'accompagnoit : Voilà , dit-il , un ora-
teur, et nous ne sommes que des comédiens.
Bientôt la cour désira de l'entendre , ou plutôt de
le juger. 11 parut', sans orgueil comme sans crainte,
sur ce grand et dangereux théâtre : son début y fut
des plus brillants, et l'exorde du premier discours
qu'il y prononça est un des chefs-d'œuvre de l'élo-
^ Dans l'Avent de 1699.
V
0
DE MASSILLON. xj
quence moderne. Louis XIV étoit alors au comble
de sa puissance et de sa gloire, vainqueur et admiré
de toute l'Europe, adoré de ses sujets, enivré d'en-
cens, et rassasié d'hommages. Massillon prit pour
texte le passage de l'Écriture qui sembloit le moins
fait pour un tel prince , Bienheureux ceux qui pleurent,
et sut tirer de ce texte un éloge du monarque d'au-
tant plus neuf, plus adroit, et plus flatteur, qu'il
parut dicté par FÉvangile même, et tel qu'un apôtre
Fauroit pu faire. « Sire, dit-il au roi, si le monde
«parloit ici à votre majesté, il ne lui diroit pas:
« Bienheureux ceux qui pleurent. Heureux , vous di-
« roit-il, ce prince qui n a jamais combattu que pour
«vaincre; qui a rempli l'univers de son nom; qui
«dans le cours d'un régne long et florissant, jouit
« avec éclat de tout ce que les hommes admirent , de
«la grandeur de ses conquêtes, de l'amour de ses
«peuples, de l'estime de ses ennemis, de la sagesse
«de ses lois.... Mais, sire, l'Évangile ne parle pas
« comme le monde. » L'auditoire de Versailles, tout
accoutumé qu'il étoit aux Bossuet et aux Bourdaloue,
ne Fétoit pas à une éloquence tout à-la-fois si fine et
si noble; aussi excita-t-elle dans l'assemblée, malgré
la gravité du lieu, un mouvement involontaire d'ad-
miration'. Il ne manquoit à ce morceau, pour en
' « . . . . Le lecteur sera bien aise de trouver ici ce qui arriva la
première fois que Massillon prêcha ( à Paris, dans l'e'glise de Saint-
Eustache) son fameux sermon du Petit nombre des Elus : il y eut
un endroit où un transport de saisissement s'empara de tout l'au-
ditoire; presque tout le monde se leva à moitié par un mouve-
ment involontaire ; le murmure d'acclamation et de surprise fut
xij ÉLOGE
rendre l'impression plus touchante encore, que d'a-
voir été prononcé au milieu des malheurs qui sui-
virent nos triomphes , et lorsque le monarque , qui
pendant cinquante années n'avoit eu que des succès,
ne répandoit plus que des larmes. Si jamais Louis XIV
a entendu un exorde plus éloquent, c'est peut-être
celui d'un religieux missionnaire, qui, paroissant
pour la première fois devant lui, commença ainsi
son discours: «Sire, je ne ferai point de compli-
« ment à votre majesté, je n'en ai point trouvé dans
« l'Évangile. »
La vérité, même lorsqu'elle parle au nom de Dieu,
doit se contenter de frapper à la porte des rois, et ne
doit jamais la briser. Massillon, persuadé de cette
maxime, n'imita point quelques uns de ses prédé-
cesseurs, qui, soit pour déployer leur zèle, soit pour
si fort, qu'il troubla l'orateur, et ce trouble ne servit qu'à augmen-
ter le pathétique de ce morceau ; le voici *.
« Cette figure, la plus hardie qu'on ait jamais employée, et eu
même temps la plus à sa place, est un des plus beaux traits d'é-
loquence qu'on puisse lire chez les nations anciennes et modernes;
et le reste du discours n'est pas indigne de cet endroit si saillant :
de pareils chefs-d'œuvre sont très rares. » (Voltaire, article Élo-
quence de l'Encyclopédie, )
Massillon prononça une seconde fois ce Sermon dans la cha-
pelle de Versailles; le même trait excita la même commotion, que
partagea Louis XIV, et l'on vit l'orateur couvrir son front de ses
mains, et rester muet pendant quelques instants. (M. Genge, ar-p
ticle Massillon de la Biographie universelle. )
* Voyez page Siy, ligae 20, depuis ces mots : Je suppose que c'est ici
votre dernière heure , et la fin de V univers , jusqu'à la page 819, ligne 9.
DE MASSILLON. xiij
le faire remarquer , avoient prêché la morale chré-
tienne dans le séjour du vice avec une dureté capable
de la rendre odieuse , et d'exposer la religion au res-
sentiment de l'autorité orgueilleuse et offensée. Notre
orateur fut toujours ferme, mais toujours respec-
tueux , en annonçant à son souverain les volontés de
celui qui juge les rois; il remplit la mesure de son
ministère , mais il ne la passa jamais ; et le monarque,
qui auroit pu sortir de sa chapelle mécontent de la
liberté de quelques autres prédicateurs, ne sortit
jamais des sermons de Massilîon que mécontent de
lui-même. C'est ce que le prince eut le courage de
dire en propres termes à l'orateur; éloge le plus
grand qu'il pût lui donner, mais que tant d'autres,
avant et depuis Massilîon, n'ont pas même désiré
d'obtenir, plus jaloux de renvoyer des juges satisfaits
que des pécheurs convertis.
Des succès si multipliés et si éclatants eurent leur
effet ordinaire; ils firent à Massilîon des ennemis
implacables , sur-tout parmi ceux qui se regardoient
comme ses rivaux, et qui, voulant que la parole di-
vine ne fût annoncée que par eux, se croyoient ap-
paremment dispensés de prêcher d'exemple contre
l'envie. Leur ressource étoit de fermer la bouche, s'il
étoit possible , à un concurrent si redoutable; mais ils
n'y pouvoient réussir qu'en accusant sa doctrine; et,
sur ce point délicat, Massilîon ne laissoit pas même
de prétexte à leurs dispositions charitables. Il étoit,
à la vérité , membre d'une congrégation dont les opi-
nions étoient alors fort attaquées; plusieurs de ses
xiv ÉLOGE
confrères avoient été, par ce pieux motif /adroite-
ment écartés de la chaire de Versailles. Mais les senti-
ments de Massillon, exposés chaque jour à la critique
d'une cour attentive et scrupuleuse , n'offroient pas
même le nuage le plus léger aux yeux clairvoyants
de la haine; et son orthodoxie irréprochable étoit le
désespoir de ses ennemis. Déjà FÉglise et la nation
le nommoient à Fépiscopat. L'envie, presque tou-
jours aveugle sur ses vrais intérêts, auroit pu, avec
une politique plus raffinée , envisager cette dignité
comme un honnête moyen d'enfouir les talents de
Massillon, en le reléguant à cent lieues de Paris et
de la cour : elle ne porta pas si loin sa dangereuse
pénétration, et ne vit dans Tépiscopat qu'une récom-
pense brillante dont il lui importoit de priver l'ora-
teur qui en étoit digne. Elle fit, pour y réussir, un
dernier effort, et jouit du triste avantage d'obtenir
au moins un succès passager ; elle calomnia les mœurs
de Massillon, et trouva facilement, suivant l'usage,
des oreilles prêtes à l'entendre, et des ames prêtes à
la croire. Le souverain même , tant le mensonge est
habile à s'insinuer auprès des monarques les plus
justes, fut, sinon convaincu, au moins ébranlé; et
ce même prince , qui avoit dit à Massillon ^ quil vou-
* Carême de 1704. Ce fut à la fin de ce Carême que Louis XIV
dit publiquement à Massillon : « J'ai entendu dans ma chapelle
«plusieurs prédicateurs dont j'ai e'té très satisfait; mais en vous
« écoutant, j'ai été mécontent de moi-même. Je veux vous enten-
« dre désormais tous les deux ans. » La jalousie et l'intrigue s'op-
posèrent avec succès à une si juste préférence; et Massillon ne
reparut plus dans la chaire de Versailles durant les onze dernières
DE MASSILLON. xv
loit r entendre tous les deux ans , sembla craindre de
donner à une autre église l'orateur qu'il s'étoit ré-
servé pour lui.
Louis XIV mourut; et le régent, qui honoroit les
talents de Massillon, et qui méprisoit ses ennemis,
le nomma à l'évêché de Clermont * ; il voulut de plus
que la cour l'entendît encore une fois, et l'engagea à
prêcher un carême devant le roi, alors âgé de neuf ans.
Ces sermons, composés en moins de trois mois,
sont connus sous le nom de Petit Carême. C'est peut-
être, sinon le chef-d'œuvre , au moins le vrai modèle
de l'éloquence de la chaire. Les grands sermons du
même orateur peuvent avoir plus de mouvement et
de véhémence; l'éloquence du Petit Carême est plus
insinuante et plus sensible; et le charme qui en ré-
sulte augmente encore par l'intérêt du sujet, par le
prix inestimable de ces leçons simples et touchantes
qui, destinées à pénétrer avec autant de douceur
que de force dans le cœur d'un monarque enfant,
semblent préparer le bonheur de plusieurs mdlions
d'hommes, en annonçant au jeune prince qui doit
régner sur eux , tout ce qu'ils ont droit d'en attendre.
C'est là que l'orateur met sous les yeux des souve-
rains les écueils et les malheurs du rang suprême;
la vérité fuyant les trônes , et se cachant pour les
princes mêmes qui la cherchent; la confiance pré-
somptueuse que peuvent leur inspirer les louanges
années de Louis-le-Grand. (Maury, Essai sur C Éloquence, tome I,
page i65. )
' Le 7 novembre 1717.
xvj ÉLOGE
même les plus justes; le danger presque égal pour
eux de la foiblesse qui n'a point d'avis , et de l'orgueil
qui n'écoute que le sien; le funeste pouvoir de leurs
vices pour corrompre , avilir et perdre toute une na-
tion; la détestable gloire des princes conquérants,
si cruellement achetée par tant de sang et tant de
larmes; l'Etre suprême enfin, placé entre les rois
oppresseurs et les peuples opprimés, pour effrayer
les rois et venger les peuples. Tel est l'objet de ce
Petit Carême, digne d'être appris par tous les en-
fants destinés à régner, et d'être médité par tous les
hommes chargés de gouverner le monde. Quelques
censeurs sévères ont néanmoins reproché à ces ex-
cellents discours un peu d'uniformité et de mono-
tonie ^ Ils n'offrent guère, dit-on, qu'une vérité à
laquelle l'orateur s'attache et revient toujours, la
' Ces reproches, qu'on est étonne de trouver Jans un éloge,
ont été reproduits, avec quelque adoucissement, par La Harpe.
Tout en comparant l'éloquence de Massillon à la lumière d'un
diamant dont les rayons se multiplient par le mouvement, il
insinue qu'un des caractères de cet orateur est de revenir un peu
sur la même idée. D'Alembert et La Harpe avoient-ils donc oublié
qu'il est essentiellement du devoir de l'orateur chrétien qui parle
devant un auditoire nombreux, d'insister sur les vérités qu'il an-
nonce, de les présenter sous toutes leurs faces, d'y revenir sans
cesse, jusqu'à ce qu'il ait maîtrisé l'attention, éclairé les esprits,
entraîné la conviction de tous ceux qui l'écovitent? avoient-ils ou-
blié sur-tout que Massillon adressoit ces leçons, d'une morale su-
bUrae, à un jeune prince à peine âgé de neuf ans , et destiné à
s'asseoir un jour sur le trône? Avouons qu'avec des dispositions
un peu bienveillantes, ces écrivains auroient sûrement reconnu
dans ces répétitions un des caractères de la véritable perfection.
(Lef....)
DE MASSILLON. xvij
bienfaisance et la bonté que les grands et les puis-
sants du siècle doivent aux petits et aux foibles, à
ces hommes que la nature a créés leurs semblables,
que rhumanité leur a donnés pour frères, et que le
sort a fait naître malheureux. Mais, sans examiner la
justice de ce reproche, cette vérité est si consolante
pour tant dliommes qui gémissent et qui souffrent,
si précieuse dans l'institution d'un jeune roi, si né-
cessaire sur-tout à faire entendre aux oreilles endur-
cies des courtisans qui Fenvironnent, que Thumanité
doit bénir l'orateur qui en a plaidé la cause avec tant
de persévérance et d'intérêt. Des enfants peuvent-ils
se plaindre qu'on parle trop long-temps à leur père
du besoin qu'ils ont de lui, et du devoir que la na-
ture lui fait de les aimer?
La même année où furent prononcés ces discours,
Massillon entra dans l'académie francoise'. L'abbé
Fleury, qui le reçut en qualité de directeur, lui
donna, entre autres éloges, celui d'av oir su se mettre
à la portée du jeune roi dans les instructions qu'il lui
avoit destinées. « Il semble, lui dit-il, que vous ayez
« voulu imiter le prophète , qui , pour ressusciter le
«fils de la Sunamite, se rapetissa, pour ainsi dire,
« en mettant sa bouche sur la bouche , ses yeux sur
« les yeux, et ses mains sur les mains de l'enfant, et
« qui , après l'avoir ainsi réchauffé , le rendit à sa
« mère plein de vie. »
Ce même discours du directeur offre un second
' Il fut reçu, le 23 février 1719, à la place de l'abbé de Lou-
vois.
b
xviij ÉLOGE
trait, aussi édifiant que remarquable. Massillon ve-
noit d'être sacré évêque : aucune place à la cour, au-
cune affaire, aucun motif enfin, ou, si Ton veut,
aucun prétexte ne pouvoit le retenir loin de son
troupeau. L'abbé Fleury, observateur inexorable des
canons, ne vit, en recevant son nouveau confrère,
que les devoirs rigoureux que Tépiscopat lui impo-
soit; les devoirs de l'académicien disparurent entiè-
rement à ses yeux ; loin d'inviter le récipiendaire à
l'assiduité , il ne l'exhorta qu'à une absence éternelle ;
et, ce qui rendoit le conseil plus sévère encore, il le
revêtit de la forme obligeante des regrets les plus
fortement exprimés : « Nous prévoyons avec douleur,
« lui dit-il, que nous allons vous perdre pour jamais,
« et que la loi indispensable de la y sidence va vous
« enlever sans retour à nos assemblées; nous ne pou-
« vous plus espérer de vous voir que dans les mo-
« ments oii quelque affaire fâcheuse vous arrachera
« MALGRÉ VOUS à votre Eglise. »
Ce conseil fut d'autant plus efficace , que celui qui
le recevoit se l'étoit déjà donné lui-même. Il partit
pour Clermont, et n'en re\int plus que pour des
causes indispensables, et par conséquent très rares.
Il donna tous ses soins au peuple heureux que la Pro-
vidence lui avoit confié. Il ne crut pas que l'épisco-
pat, qu'il avoit mérité par ses succès dans la chaire,
fût pour lui une dispense d'y monter encore , et que
pour avoir été récompensé, il dut cesser d'être utile.
11 consacroit avec tendresse à l'instruction des pau-
vres, ces mêmes talents tant de fois accueillis par les
DE MASSILLON. xix
grands de la terre , et préféroit aux bruyants éloges
des courtisans Tattention simple et recueillie d'un
auditoire moins brillant et plus docile. Les plus élo-
quents peut-être de ses sermons sont les conférences '
qu'il faisoit à ses curés. Il leur prêcboit les vertus
dont ils trouvoient en lui l'exemple , Iç désintéresse-
ment, la simplicité, l'oubli de soi-même, l'ardeur
active et prudente d'un zèle éclairé, bien différente
de ce fanatisme qui ne prouve que l'aveuglement du
zélé, qui en rend même la sincérité très douteuse.
Une sage modération étoit en effet son caractère
dominant. Il se plaisoit à rassembler à sa maison de
campagne des oratoriens et des jésuites; il les accou-
tumoit à se supporter mutuellement, et presque à
s'aimer; il les faisoit jouer ensemble aux échecs, et
les exhortoit à ne se faire jamais de guerre plus sé-
rieuse. L'esprit de conciliation dont sa conduite étoit
la preuve, et sa manière de penser bien connue sur
le scandale de toutes les querelles tbéologiques , fit
désirer au gouvernement qu'il essayât de rapprocher
le cardinal de Noailles de ceux qui accusoient la doc-
trine de ce pieux archevêque ; mais l'impartialité
qu'il montra dans cette négociation produisit son
effet naturel, celui de mécontenter les deux partis.
' L'auteur de l'Éloge confond ici les Conférences avec les Dis-
cours synodaux, qui effectivement furent prononcés par Mas-
sillon, évêque, dans les synodes ou assemblées annuelles des curés
de son diocèse. On sait qu'il fit les Conférences pour le séminaire
de Saint-Magloire , dans sa jeunesse, lorsqu'il étoit encore ora-
torien; et ce fut ce qui commença sa réputation. (Note de l'édition
</e 1810,)
b.
XX ÉLOGE
En vain il leur représenta que des hommes destinés
par état à prêcher TÉvangile à leurs frères , ne dé-
voient pas commencer par en violer un des princi-
paux préceptes, celui de Funion et de la paix; que
leurs divisions, déjà si fâcheuses sur Vamour de Dieu,
ne les dispensoient pas de Vamour du prochain; que
ces disputes étoient à-la-fois, et pour les foibles un
sujet de scandale, et pour les incrédules un sujet de
triomphe, peu réel, à la vérité, mais toujours affli-
geant par l'avantage apparent qu'ils en tirent. Ces
sages remontrances furent sans effet, et il apprit,
par sa propre expérience , qu'il est souvent moins
difficile de ramener des mécréants que de concilier
ceux qui auroient tant d'intérêt de se réunir pour les
confondre.
Vivement pénétré des vraies obligations de son
état, Massillon remplit sur-tout le premier devoir
d'un évêque , celui qui le fait chérir et respecter de
l'incrédulité même, le devoir ou plutôt le plaisir si
doux de l'humanité et de la bienfaisance. Il réduisit
à des sommes très modiques ses droits épiscopaux,
qu'il auroit entièrement abolis , s'il n'avoit cru devoir
respecter le patrimoine de ses successeurs, c'est-à^
dire leur laisser de bonnes actions à faire. El fit porter
en deux ans vingt mille livres à l'Hôtel-Dieu de Cler-
mont. Tout son revenu appartint aux pauvres. Son
diocèse en conserve le souvenir après plus de trente
années, et sa mémoire y est honorée tous les jours
de la plus éloquente oraison funèbre, des larmes de
cent mille malheureux.
DE MASSILLON. xxj
Il avoit joui, dès son vivant, de cette oraison fu-
nèbre qu'il ne peut plus entendre. Dès qu'il paroissoit
dans les rues de Clermont, le peuple se prosternoit
autour de lui en criant : Vive notre père ! Aussi ce ver-
tueux prélat disoit-il souvent que ses confrères ne
sentoient pas assez quel degré de considération et
d'autorité ils pouvoient tirer de leur état; que ce
n'étoit ni par le faste , ni par une dévotion minu-
tieuse , qu'ils pouvoient se rendre chers à l'humanité
et redoutables à ceux qui l'oppriment , mais par ces
vertus dont le cœur du peuple est le juge, et qui,
dans un ministre de la vraie religion, retracent à tous
les yeux l'Etre juste et bienfaisant dont il est l'image.
Parmi les aumônes immenses qu'il a faites, il en
est qu'il a cachées avec le plus grand soin, non seu-
lement pour ménager la délicatesse des particuliers
malheureux qui les recevoient, mais pour épargner
quelquefois à des communautés entières le sentiment,
même le plus mal fondé, d'inquiétude et de crainte
que ces aumônes pouvoient leur causer. Un couvent
nombreux de religieuses étoit sans pain depuis plu-
sieurs jours; elles étoient résolues dépérir plutôt que
d'avouer cette affreuse misère, dans la crainte qu'on
ne supprimât leur maison à laquelle elles étoient bien
plus attachées qu'à leur vie. L'évéque de Clermont
apprit en même temps et leur indigence extrême, et
le motif de leur silence. Pressé de leur donner des
secours, il craignit de les alarmer en paroissant in-
struit de leur état; il envoya secrètement à ces reli-
gieuses une somme très considérable, qui assuroit
xxij É L O G E
leur subsistance jusqu'à ce qu'il eût trouvé moyen
d'y pourvoir par d'autres ressources; et ce ne fut
qu'après la mort de Massillon qu'elles connurent le
bienfaiteur à qui elles étoient si redevables.
Non seulement il prodiguoit sa fortune aux indi-
gents; il les assistoit encore, avec autant de zèle que
de succès , de son crédit et de sa plume. Témoin, dans
ses visites diocésaines, de la misère sous laquelle gé-
missoient les habitants de la campagne , et son revenu
ne suffisant pas pour donner du pain à tant d'infor-
tunés qui lui en demandoient, il écrivit à la cour en
leur faveur; et, par la peinture énergique et tou-
chante qu'il faisoit de leurs besoins, il obtenoit, ou
des secours pour eux, ou des diminutions considé-
rables sur les impôts. On assure que ses lettres sur
cet objet intéressant sont des chefs-d'œuvre d'élo-
quence et de pathétique, supérieurs encore aux plus
touchants de ses sermons : et quels mouvements en
effet ne devoit pas inspirer à cette ame vertueuse et
compatissante le spectacle de l'humanité souffrante
et opprimée?
Plus il respectoit sincèrement la religion, plus il
avoit de mépris pour les superstitions qui la dégra-
dent, et de zélé pour les détruire. Il abolit, non sans
peine, des processions très anciennes et très indé-
centes, que la barbarie des siècles d'ignorance avoit
établies dans son diocèse, qui travestissoient le culte
divin en une mascarade scandaleuse, et auxquelles
les habitants de Glermont couroient en foule , les uns
par une dévotion stupide, les autres pour tourner
DE MASSILLON. xxiij
cette farce religieuse en ridicule. Les curés de la ville,
craignant la fureur du peuple, d'autant plus attaché
à ces pieuses comédies quelles sont plus absurdes,
n'osoient publier le mandement qui défendoit ces
processions. Massillon monta en chaire, publia son
mandement lui-même, se fît écouter d'un auditoire
tumultueux qui auroit insulté tout autre prédicateur,
et jouit par cette victoire du fruit de sa bienfaisance
et de sa vertu.
Il mourut comme étoit mort Fénelon , et comme
tout évêque doit mourir, sans argent et sans dettes.
Ce fut le 28 septembre 1 742 que FÉglise, l'éloquence
et l'humanité firent cette perte irréparable.
Un événement' assez récent, et bien fait pour
toucher les cœurs sensibles , prouve combien la mé-
moire de Massillon est précieuse , non seulement aux
indigents dont il a essuyé les larmes, mais à tous
ceux qui Font connu. Il y a quelques années qu'un
voyageur qui se trouvoit à Clermont désira de voir la
maison de campagne oùleprélatpassoit la plus grande
partie de l'année. 11 s'adressa à un ancien grand-vi-
caire, qui, depuis la mort de Févêque , n'avoit pas eu
la force de retourner à cette maison de campagne,
où il ne devoit plus retrouver celui qui Fhabitoit. Le
grand-vicaire consentit néanmoins à satisfaire le de-
sir du voyageur, malgré la douleur profonde qu'il se
préparoit en allant revoir des lieux si tristement chers
à son souvenir. Ils partirent donc ensemble, et le
grand-vicaire montra tout à l'étranger. «Voilà, lui
' La vérité de cette anecdote a été contestée.
xxiv ÉLOGE
« disoit-il les larmes aux yeux, Tallée où ce digne
«prélat se promenoit avec nous.... Voilà le berceau
« où il se reposoit en faisant quelques lectures....
« Voilà le jardin qu'il cultivoitde ses propres mains... »
Ils entrèrent ensuite dans la maison; et quand ils
furent arrivés à la chambre où Massillon avoit rendu
les derniers soupirs : « Voilà, dit le grand-vicaire,
« Tendroit où nous Favons perdu; » et il s'évanouit
en prononçant ces mots. La cendre de Titus et de
Marc-Aurêle eût envié un pareil hommage.
On a aussi souvent comparé Massillon à Bourdaloue,
qu'on a comparé Cicéron à Démosthène , ou Racine à
Corneille : ces sortes de parallèles, féconde matière
d'antithèses, prouvent seulement qu'on a plus ou
moins le talent d'en faire. Nous nous interdirons sans
regret ces lieux communs, et nous nous bornerons à
une seule réflexion. Lorsque Bourdaloue parut, la
chaire étoit encore bar|;)are, disputant, comme le dit
Massillon lui-même , ou de bouffonnerie avec le théâ-
tre, ou de sécheresse avec l'école. L'orateur jésuite
fit le premier parler à la religion un langage digne
d'elle; il fut solide, vrai, et sur- tout d'une logique sé-
vère et pressante. Si celui qui entre le premier dans
une carrière a bien des épines à arracher, il jouit
aussi d'un grand avantage, c'est que les pas qu'il y
fait sont plus marqués, et dès-lors plus célébrés que
ceux de tous ses successeurs. Le public, accoutumé
à voir régner long -temps Bourdaloue, qui avoit été
le premier objet de son culte, est demeuré long-
temps persuadé qu'il ne pou voit avoir de rival, sur-
DE MASSILLON. xxv
tout lorsque Massillon vivoit, et que Bourdaloue , du
fond de son tombeau, n'entendoit plus le cri de la
multitude en sa faveur. Enfin, la mort, qui amène la
justice à sa suite, a mis les deux orateurs à leur place;
et Fenvie, qui avoit ôté à Massillon la sienne, peut la
lui rendre maintenant , sans avoir à craindre qu'il en
jouisse. Nous nous abstiendrons pourtant de lui don-
ner une prééminence que des juges graves lui con-
testeroient: la plus grande gloire de Bourdaloue est
que la supériorité de Massillon soit encore disputée;
mais, si elle pouvoit être décidée en comptant le
nombre des lecteurs, Massillon auroit tout l'avan-
tage; Bourdaloue n'est guère lu que des prédicateurs
ou des ames pieuses; son rival est dans les mains de
tous ceux qui lisent; et il nous sera permis de dire
ici, pour mettre le comble à son éloge, que le plus
célèbre écrivain de notre nation et de notre siècle ^
fait des sermons de ce grand orateur une de ses lec-
tures les plus assidues; que Massillon est pour lui le
modèle des prosateurs, comme Racine est celui des
poètes; et qu'il a toujours sur la même table le Petit
Carême'^ à côté à'Jthalie.
Si l'on vouloit cependant chercber entre ces deux
orateurs illustres une espèce de parallèle , on pour-
roit dire , avec un bomme d'esprit , que Bourdaloue
étant plus raisonneur et Massillon plus touchant, un
' Voltaire vivoit encore quand cet Eloge a été lu à l'académie.
" Voltaire a même mis en vers quelques passages de Massillon ;
on en verra un exemple dans le sixième sermon du Petit Carême y
page 1 14. (Lef.... )
xxvj ÉLOGE
sermon excellent à tous égards seroit celui dont Bour-
daloue auroit fait le premier point et Massillon le se-
cond. Peut-être un discours plus parfait encore seroit
celui où ils ne paroitroientpas ainsi Tun après Tautre,
mais où leurs talents fondus ensemble se pénètre -
roienî pour ainsi dire , mutuellement , et où le dial ec-
ticien seroit en même temps pathétique et sensible.
Nous ne devons pas dissimuler qu'on accuse en
général tous les sermons de notre éloquent acadé-
micien du même défaut que son Pstit Carême; c'est
de n'offrir souvent dans la même page qu'une même
idée, variée, il est vrai, par toutes les richesses que
l'expression peut fournir, mais qui , ne sauvant pas
l'uniformité du fonds, laissent un peu de lenteur dans
la marche. On a fait la même critique de Sénéque,
mais avec bien plus de justice. Sénéque , uniquement
jaloux d'étonner son lecteur par la profusion d'esprit
dont il l'accable, le fatigue d'autant plus, qu'on sent
qu'il s'est fatigué lui-même par un étalage si fastueux
de ses richesses , et qu'il ne les montre avec tant de
luxe qu'après les avoir ramassées avec effort: Massil-
lon , toujours rempli du seul intérêt de son auditeur,
semble ne lui présenter en plusieurs manières la vérité
dont il veut le convaincre , que par la crainte qu'il a
de ne la pas graver assez fortement dans son ame; et
non seulement on lui pardonne ces douces et tendres
redites , mais on lui sait gré du motif touchant qui les
multiplie; on sent qu'elles partent d'un cœur qui
éprouve le plaisir d'aimer ses semblables, et dont la
sensibilité vive et profonde a besoin de se répandre.
DE MASSILLON. xxvij
Il est étonnant que le clergé de France , qui possé-
doit un orateur si éminent , ne l'ait pas nommé une
seule fois pour prêcher dans ses assemblées; il ne le
désira jamais, et laissa à des talents médiocres et am-
bitieux cette petite gloire dont il n'avoit pas besoin.
Il fut même choisi rarement pour être membre de
rassemblée, et consentoit sans peine, disoit-il, que
les prélats moins attachés que lui à la résidence eus-
sent recours à cet honnête moyen de s'en dispenser.
L'indifférence que les confrères de Tévêque de Cler-
mont paroissoient lui marquer, n'étoit ni projetée de
leur part, ni même volontaire. C'étoit Touvrage ob-
scur de quelques hommes en place, qui, par desmo-
tifs dignes d'eux, écartoient sourdement Massillon
des yeux de la cour, non comme un sujet intrigant,
car ils le connoissoient trop bien pour lui faire cette
injure, mais comme un prélat illustre et respecté,
dont la supériorité, vue de trop près, auroit pu jeter
un éclat que les hommes puissants et bornés n'ai-
ment en aucun genre. Quelle perte néanmoins pour
un tel auditoire, que celle d'un prédicateur tel que
Massillon! Quel sujet de discours plus intéressant,
que d'avoir à parler aux princes de l'Église assem-
blés, des augustes devoirs que leur dignité leur im-
pose; des yeux de tout un peuple fixés sur eux, et des
grands exemples qu'il en attend ; du droit que la sain-
teté de leur caractère, et sur-tout celle de leur vie,
peut leur donner, pour faire entendre la vérité aux
rois , et pour porter au pied du trône le cri si souvent
repoussé de l'innocent et du pauvre? Croyoit-on que
ÉLOGE
Massillon fut indigne de traiter un si grand sujet,
ou craignoit-on plutôt qu'il ne le traitât avec trop
d'éloquence?
Ce grand orateur prononça , soit avant que d'être
évêque, soit depuis qu'il le fut devenu, quelques
oraisons funèbres , dont le mérite fut éclipsé par
celui de ses sermons. S'il nWoit pas dans le carac-
tère cette inflexibilité qui annonce la vérité avec ru-
desse, ilavoit cette candeur qui ne permet pas de la
déguiser. A travers les louanges qu'il accorde dans
ces discours, soit à la bienséance, soit même à la
justice , le jugement secret qu'il porte au fond de son
cœur sur celui qu'il est chargé de célébrer, échappe ,
sans qu'il y pense, à sa franchise naturelle, et sur-
nage, pour ainsi dire, malgré lui; et l'on sent en le
lisant qu'il est tel de ses héros dont il auroit fait plus
volontiers l'histoire que l'éloge.
Il lui étoit arrivé une seule fois de manquer de
mémoire en prêchant ' ; trompé par le dégoût léger
que cet accident lui donna, il pensoit qu'il y auroit
beaucoup plus d'avantage à lire les sermons qu'à les
réciter. Nous osons n'être pas de son avis ; la lecture
forceroit l'orateur, ou à se priver de ces grands mou-
vements qui sont l'ame de la chaire, ou à rendre ces
mouvements ridicules en y donnant un air d'apprêt
' Massillon, prêchant devant Louis XIV, resta un moment sans
se rappeler la suite de son discours : « Remettez-vous, mon père,
«lui dit le roi; il est bien juste de nous laisser goûter les belles
« et utiles choses que vous nous dites. » [Dict. histoiique, Paris,
i8io, tome XI, page 282.)
DE MASSILLON. xxix
et d'exagération qui détruiroit le naturel et la vérité.
Massillon semble avoir senti lui-même que le mérite
le plus propre à séduire dans un discours oratoire ,
est qu'il paroisse débité sur-le-champ, et sans qu'au-
cune trace de préparation s'y laisse apercevoir; car
lorsqu'on lui demandoit quel étoit celui de ses ser-
mons qu'il croyoit le meilleur, il répondoit : Celui que
je sais le mieux.
Quoique voué à l'éloquence chrétienne par goût
et par devoir, il s'étoit quelquefois , par délassement,
exercé sur d'autres objets: on assure qu'il a laissé
une Vie manuscrite du Corrège. Il ne pouvoit choisir
pour sujet de ses éloges un peintre dont les talents
fussent plus analogues aux siens: car il étoit, qu'on
nous pardonne cette expression , le Corrége des ora-
teurs. On peut ajouter que, comme le Corrége s'étoit
formé lui-même en se traçant une nouvelle route
après les Raphaël et les Titien, Massillon, qui s'étoit
aussi ouvert dans la chaire une carrière nouvelle, au.
roit pu dire, en se comparant aux autres orateurs , ce
que disoit le Corrége en voyant les tableaux des au-
tres artistes : Et moi aussi je suis peintre.
L'académie, qui l'a possédé si peu, n'a pas laissé
de sentir vivement sa perte. Elle a du moins eu la
consolation de le voir dignement remplacé; M. le duc
de Nivernois a été son successeur.
{^Les notes qui suivent sont de l'auteur de l'Éloge.^
NOTES
SUR L'ÉLOGE DE MASSILLON.
Page viij. Sur les prédicateurs qui cherchent des applaudissements.
Nous voyons , par un passage de saint Jérôme, que les applau-
dissements de l'auditoire flattoient, autrefois comme aujourd'hui,
les prédicateurs les plus révérés par la sainteté de leur vie et de
leur doctrine. Saint Jérôme dit, qu'un jour proposant une diffi-
culté à saint Grégoire de Nazianze, son maître, il en reçut cette
singulière réponse : « Je vous expliquerai cela dans l'église où les
« applaudissements que le peuple me donnera vous feront avouer
«que vous entendez ce que vous n'entendez pas ; ou bien, si
«vous ne joignez pas vos acclamations à celles des autres, vous
« passerez pour un imbécile. » Saint Jérôme n'approuvoit sans
doute ni cette réponse, ni ce petit mouvement de vanité du
saint évêque; car c'est à cette occasion même qu'il donne le pré-
cepte suivant à un jeune orateur : « Quand vous parlerez dans l'é-
« glise, ne songez pas à exciter les acclamations, mais les gémis-
« sements; que les larmes des auditeurs soient votre éloge. « Ce
précepte rappelle ce que dit un autre Père de l'Église, que, prê-
chant un jour devant une assemblée nombreuse, il fut d'abord
très applaudi, mais très mécontent de ce genre de succès, et qu'il
ne crut avoir réussi que lorsqu'il vit pleurer son auditoire.
Si Massillon a été sensible aux éloges, il n'en a peut-être jamais
reçu de plus flatteurs que celui d'une femme du peuple, qui, se
trouvant pressée par la foule à un de ses sermons, disoit avec
humeur et dans son langage : « Ce diable de Massillon, quand il
« prêche , remue tout Paris. >> Cependant il est très certain qu'à l'âge
de vingt-six ans, c'est-à-dire après ses premiers essais, Massillon
avoit écrit au général de l'Oratoire, « que son talent et son incli-
NOTES. xxxj
« nation l'éloignoient de la chaire : » c'est vraisemblablement alors
qu'il alla faire à Septfonts le séjour dont nous avons parlé; anec-
dote très vraie, et que celui qui nous l'a racontée, prédicateur cé-
lèbre et vivant, avoit apprise à l'Oratoire. Ce même prédicateur
tient aussi de la personne qui en a été témoin, la peinture tou-
chante que nous avons faite de la douleur vive qu'un des grands-
vicaires deMassillon, plusieurs années après sa mort, témoignoit
encore de l'avoir perdu.
Page xj. Sur l'usage que Massillqn aurait pu faire de ce même
exorde dans le temps des malheurs de Louis XIV.
On nous a objecté que si l'orateur avoit eu cet exorde à pro-
noncer après les désastres qui accabL-ient la vieillesse du prince,
il auroit dû prendre un autre tour, et ne pas lui dire : « Heureux
« ce roi qui n'a jamais combattu que pour vaincre, etc. » Cette
remarque est très juste : il est certain que Massillon eût été obligé
de faire quelques changements à la tournure de cet exorde. Mais
quel sublime parallèle il auroit pu faire de la gloire passée de
Louis XIV avec ses malheurs présents ! et quelle conclusion tou-
chante il en auroit pu tirer, en appliquant à l'infortuné monarque
ces paroles consolantes : « Bienheureux ceux qui pleurent ! » Le
sujet étoit si beau, qu'il semble qu'un orateur même assez mé-
diocre auroit fait couler des larmes.
Madame de Coulanges, dans une lettre à madame de Sévigné,
fait une réflexion très judicieuse sur le genre de succès que Mas-
sillon avoit à la cour. « Il réussit, dit-elle, à Versailles comme il
« a réussi à Paris ; mais on sème souvent dans une terre ingrate
« quand on sème à la cour; c'est-à-dire que les pei'sonnes qui sont
« fort touchées des sermons sont déjà converties, et les autres at-
« tendent la grâce souvent sans impatience; l'impatience seroit
« déjà une grande grâce. »
Page xvij. Sur Feutrée de Massillon à l'académie.
Massillon eut le même prédécesseur dans cette compagnie et
dans l'évêché de Clermont ; c'étoit l'abbé de Louvois, Camille Le
xxxij NOTES SUR L ÉLOGE
Tellier, qui avoit encore avec lui d'autres rapports, ayant été
privé comme lui, pendant la vie de Louis XIV, des honneurs de
l'épiscopat, nonparceque la calomnie attaquoit ses mœurs comme
celles de Massillon, mais parcequ'il déplaisoit aux jésuites, étant
neveu de l'arclievêque de Reims Le Tellier, qu'ils n'aimoient pas.
Ils peignirent à Louis XIV l'abbé de Louvois comme janséniste; et
le monarque refusa constamment de faire évêque celui que les
jésuites accusoient. 11 ne put l'être qu'à la mort du roi : le régent
le nomma à l'évêché de Clerraont ; mais l'abbé de Louvois ne put
jouir de cette grâce, étant mort peu de temps après. Le duc d'Or-
léans lui donna Massillon pour successeur, comme s'il eût voulu
braver les préventions du feu roi, en nommant évêques à la suite
les uns des autres tous ceux que ce prince avoit rejetés. Massillon
fut sacré dans la chapelle des Tuileries, en présence du jeune roi
Louis XV, par le cardinal de Fleury, alors évêque de Fréjus, à
qui pourtant il ne plaisoit ni comme orateur distingué, ni comme
oratorien; mais l'évêque de Fréjus voulut en cette occasion faire
sa cour au régent, et même au roi, son élève; car ce jeune prince
avoit fort goûté le Petit Carême , et il en parloit souvent avec plai-
sir à son précepteur, toujours peu empressé d'applaudir aux éloges
que Massillon recevoit.
Page xix. Sur les discours que MkSSiLLùTS faisait à ses curés.
Une circonstance singulière donna occasion à ces Discours sy-
nodaux. Quoique le roi Louis XV n'eût que neuf à di± ans quand
Massillon partit pour sort diocèse, le cardinal Dubois, alors tout-
puissant, et qui n'avoit pas peu contribué à lui faire donner l'é-
vêché de Clermont, avoit fait espérer à cet éloquent prélat qu'il
seroit nommé précepteur du dauphin, qui pourtant n'étoit pas
encore né , ni près de naître. On n'auroit pas pu sans doute faire
un meilleur choix, et qui eût été plus approuvé par la voix pu-
blique. Massillon, pénétré des devoirs que devoit lui imposer ce
respectable emploi , jaloux de les remplir et de répondre à l'idée
qu'on avoit de lui, tourna, dit-on, toutes ses études vers cet ob-
jet. Il îiégligea les sermons qu'il avoit prêchés avec tant de suc-
cès à Paris, ne monta plus en chaire, même dans sa cathédrale,
DE MASSILLON. xxxiij
et se contenta de faire au peuple de son diocèse , presque sans
préparation, des exhortations familières et simples, qui n'étoient
que pour les pauvres, et que toute la ville néanmoins venoit en-
tendre. Le cardinal de La Rochefoucauld, son métropolitain^
étant venu le visiter à Clermont , lui marqua sa surprise de ce qu'il
privoit son troupeau de ces discours éloquents qui lui avoientfait
tant de réputation. Massillon lui en avoua la cause, se confessa,
comme le berger de la fable , du petit grain (Camhition qu'il avoit
eu, et que le motif d'un grand bien à faire lui paroissoit excuser ;
il ajouta que, détrompé au bout de quelques années de ses espé-
rances, il avoit voulu rentrer dans la carrière oratoire, mais qu'en
perdant l'habitude de prêcher, il avoit presque entièrement perdu
la mémoire, et s'étoit mis hors d'état de rapprendre tant de ser-
mons qu'il avoit oubliés. Le cardinal l'exhorta à revoir du moins
ces sermons, à les mettre en état de paroitre ou de son vivant ou
après sa mort, et à composer en même temps, pourri instruction
de ses curés, de petits discours qui lui coûteroient peu à faire et
à retenir, ce qui ajouteroit à sa renommée sans fatiguer sa mé-
moire. Massillon suivit ce conseil: depuis cette époque, il prêcha
tous les ans à ses synodes ces discours si bien écrits et si pleins
de sentiment et d'onction, qui suffiroient pour l'immortaliser.
« Autrefois, a dit un auteur satirique , il falloit être évêque pour
«prêcher; depuis, et durant plusieurs siècles, il a fallu prêcher
«pour devenir évêque; aujourd'hui, il suffit de l'être devenu,
« pour cesser presque absolument de prêcher. » L'exemple de
Massillon, deBossuet, de Fléchier, et même de plusieurs prélats
de nos jours , prouve que cette épigramrae mérite au moins quel-
ques restrictions.
On vient de voir tout ce que le cardinal Dubois avoit fait pour
Massillon, et tout ce qu'il avoit voulu faire. Les ennemis de Mas-
sillon lui ont reproché les complaisances qu'il eut pour ce mi-
nistre, en consentant à être un des évêques assistants de son sacre,
et en signant l'attestation de vie et de mœurs dont il eut besoin
pour être promu au cardinalat. La reconnoissance lui fit faire
cette faute. Il devoit sa fortune à Dubois, qui avoit du moins eu
le mérite de récompenser ses rares talents négh'gés par Louis XIV.
La bonté naturelle de Massillon dégénéroit quelquefois en une
xxxiv NOTES SUR L'ÉLOGE
foiblesse qu'il se reprochoit lui-même, et à laquelle il cédoit mal-
gré lui. Il faut pardonner à sa foiblesse en faveur de ses motifs.
Page XIX. Sur l'esprit cojiciliateur de Massillon dans l'affaire
du jansénisme.
Le cardinal de Fleury pria Massillon de travailler à la conver-
sion de l'évêque de Senez Soanen, qui, pour son appel de la bulle
Unigenitus , avoit été déposé par une assemblée de dix à douze
évêques, qu'on a appelée le Concile d'Embrun ^ et exilé ensuite à
la Chaise-Dieu, en Auvergne. Massillon écrivit à ce prélat, et en
reçut une réponse si décidée, si ferme, si repoussante, qu'il n'osa
poursuivre sa négociation. Cette réponse est imprimée dans la
vie que les jansénistes ont écrite de l'évêque de Senez. Le prélat
s'y plaint avec amertume de ses anciens confrères de l'Oratoire qui
étoient devenus évêques, et qui l'avoient abandonné. Mais Mas-
sillon n'attachoit pas la même importance que lui aux opinions
qui avoient causé les malheurs de ce respectable vieillard. Il croyoit
qu'on pouvoit être bon chrétien et bon évéque sans déclamer con-
tre la Bulle ; que c'étoit peut-être faire trop d'honneur à cette pro-
duction, moins pontificale y disoit-il, que jésuitique, de s'en oc-
cuper sérieusement, et que le moyen le plus sûr de la faire tomber
dans l'oubli, étoit de garder à son égard un silence profond, res-
pectueux en apparence, et dédaigneux en effet. Il le disoit quelque-
fois, mais sans éclat et sans bruit, à ceux de ses confrères qu'il
voyoit les plus zélés pour cette Bulle, mais quinel'écoutoient guère,
qui l'imitoient encore moins, et qui n'en étoient pas plus sages.
Massillon, dans la lettre qu'il écrivit à l'évêque de Senez, parle,
il est vrai, avec assez de ménagement de la bulle Unigenitus, dont
on le prioit d'être le défenseur. Mais il croyoit en ce moment de-
voir tenir un autre langage plus conforme à celui des évêques
soumis à cette Bulle.
« Dépouillons-nous, lui dit-il , de toutes les complaisances in-
« séparables de la singularité; regardons comme des pièges que
«nous tend l'orgueil, le désir, caché souvent à nous-mêmes, de
« nous donner en spectacle. Il est terrible d'être seul de son côlé,
«' et d'avoir contre soi tout ce qui porte un nom d'autorité dans
DE MASSILLON. xxxv
« l'Eglise. Il faut, pour être tranquille dans cet état, penser, comme
« le pharisien, qu'on n'est pas fait comme le reste des hommes. »
Et dans une autre lettre au même prélat: «Je crains, Monsei-
« gneur, qu'il ne me soit échappé quelque terme dans ma dernière
« lettre qui ait pu vous déplaire. Dieu m'est témoin que, loin d'a-
« jouter une nouvelle douleur à vos chaînes, je souhaiterois pou-
« voir les partager avec vous pour vous en soulager, sans parta-
« ger néanmoins le motif qui vous les fait souffrir.... Je ne vou-
« drois, pour me défier de la bonté de votre cause, que les écrits
« odieux que vos apologistes répandent tous les jours dans le pu-
« blic. Je viens de lire un livre intitulé: Jésus-Christ sous lana-
« thème; l'auteur y décide nettement que, comme la synagogue
K prévariqua en condamnant Jésus-Christ, l'Eglise a prévariqué
« en condamnant le père Quesnel; que les pharisiens et les sad-
« ducéens sont encore parmi nous les maîtres de la doctrine, c'est-
« à-dire, les jésuites désignés par les premiers, qui n'ont qu'une
« écorce de religion, et les évêques marqués par les sadducéens,
« qui n'en ont point du tout. Une bonne cause seroit-elle défendue
« par de tels excès? Ne laissez pas séduire, mon très respectable
« seigneur, votre zèle et votre bonne foi par les louanges de ceux
K qid vous applaudissent. S'ils vouloient s'en tenir précisément
« au dogme, nous serions bientôt d'accord; mais ils outrent tout,
«. et c'est ce que la sagesse de l'Église ne souffrira jamais. Les jé-
« suites ont leurs opinions que l'Eglise tolère; mais croyez -vous
« que la plupart des évêques pensent et enseignent comme eux?
«Au lieu de vous unir à nous, pour nous aider à soutenir l'an-
« cienne doctrine et la saine morale, vous nous affoibhssez en
« vous séparant de nous; vous donnez de nouvelles armes au mo-
« linisme ; vous aidez ses sectateurs à persuader au monde qu'on
«< ne peut combattre leur doctrine; sans tomber dans des excès
« opposés. »
Voici ce que Massillon écrivoit encore à l'évêque de Rliodez
(Tourouvre), qui, dans une lettre écrite au roi, et signée par
quelques évêques, avoit pris la défense de celui de Senez
« Les remèdes qui aigrissent le mal sont de nouvelles plaies qu'on
« fait à l'Eglise. Ceux qui sont à la tête du jansénisme, et qui écri-
<> vent pour sa défense, sont des esprits outrés qui passent le but
c.
xxxvj NOTES SUR L'ÉLOGE
« svr toutes les matières qu'ils traitent. Il est vrai que, de l'autre
«côté, on ne s'en est pas toujours tenu aux justes bornes, et
« qu'on a défendu l'Eglise avec des armes qui affoiblissoient sa
« cause. Quel parti donc reste-t-il à prendre pour des évéques qui
« aiment la paix et la vérité? Il faut prendre le parti qui n'est point
" parti, c'est-à-dire, précisément celui de l'Eglise, qui désavoue,
« et ceux qui la défendent mal , et ceux qui l'attaquent. Je con-
i< nois, comme vous savez, le caractère des appelants , et c'est
« parceque je les connois, que, dans aucun temps, il ne m'a été
« possible de les goûter ; orgueil , amour de la singularité , mé-
« pris pour tout ce qui ne pense pas comme eux, quelque rang
« qu'on puisse tenir dans l'Église', partis extrêmes, hardiesse à dé-
« cider sur tout ce qu'il y a de mieux établi; nulle règle, nul
« amour de la paix, une intrigue et une cabale éternelle et pué-
« rile, les ignorants, les femmes, les dévotes, les mondains, tout
« leur est bon; pour peu qu'on paroisse les favoriser, ils vous as-
« socient à eux, ils grossissent leur liste de votre nom, et prennent
« line condescendance charitable pour une adhésion totale à leur
« entêtement »,
Et plus bas
«Je plaignois comme vous M. l'évêque de Senez, je respec-
« tois son âge, son caractère, ses mœurs épiscopales; mais je
i< voyois avec douleur qu'il nous avoit ôté lui-même tous les
« moyens de le défendre. Je reçois quelquefois de ses nouvelles; il
« ne cesse de me dire qu'il ne souffre que pour défendre la grâce
« efficace et la liberté de l'Église de France. J'ai beau lui répondre
« que sur ce pied-là, de cent vingt évêques que nous sommes, il y
« en auroit au moins cent d'exilés j le bon vieillard n'entend rien ;
« il ne perd pas de vue son fantôme ; ses correspondants abusent
« de sa simplicité, et le lui grossissent sans cesse avec des éloges si
« pompeux sur sa fermeté , qu'il est surpris que nous ne donnions
« pas tous dans un piège aussi usé ; il espère que Dieu aura égard
« à ses bonnes intentions; mais je crains fort qu'il n'entre dans sa
« conduite un peu de complaisance sur les applaudissements du
« parti, et sur le triste spectacle qu'il donne à l'Église. >»
Massillon s'exprime avec la même sincérité dans une autre lettre
adressée au père Mercier, cordelier de Reims, « ....Une des plus
DE MASSILLON. xxxvij
« grandes plaies que le jansénisme ait faites au christianisme, c'est
« d'avoir mis dans la bouche des femmes et des simples laïques les
« points les plus relevés et les plus incompréhensibles de nos mys-
« tères, et d'en avoir fait un sujet de contestation et de dispute.
« C'est ce qui a répandu l'irréligion; et il n'y a pas loin pour les
« laïques de la dispute au doute , et du doute à l'incrédulité »
Page xxij. Sur les chantés que Massillon obtenait de la Cour pour
les pauvres de son diocèse.
Ce n'étoit pas seulement à l'éloquence de Massillon, et à la con-
sidération qu'il s'étoit attirée par sa vertu, que le gouvernement
accordoit les secours réclamés par ce prélat en faveur des mal-
heureux ; c'étoit aussi par le désir de le ménager, et par la crainte ,
assurément bien mal fondée, de lui donner des mécontentements
qui le déterminassent à se faire janséniste. On ne vouloit pas que
ce parti put se glorifier d'un si illustre défenseur, et on appré-
hendoit que le respect de la plupart des évêques pour ce digne
confrère n'en entraînât plusieurs à suivre son exemple. Le cardi
nal de Fleury, par ce motif, ménageoit beaucoup Massillon, que
cependant il n'aimoit pas. Massillon, de son côté, ménageoit aussi
îe ministre, mais par un motif plus noble, et pour en obtenir les
secours qu'il demandoit en faveur des pauvres. Il disoit quelque-
fois, eu plaisantant sur cette politique timide et réciproque du
cardinal et de lui : « Nous nous craignons mutuellement, et nous
sommes ravis tous deux d'avoir rencontré un poltron. » Il poussa
cette poltronnerie , dont il convenoit si naïvement, jusqu'à n'oser
confier son séminaire aux oratoriens , ses anciens confrères, par-
ceque le cardinal demanda la préférence pour d'autres. Massillon
crut avoir à se repentir de cette foiblesse : « J'ai , disoit-il , ouvert la
« porte à l'ignorance, pour avoir la paix: j'aurois dû penser que,
« dans les prêtres comme dans les peuples , l'ignorance est bien
« plus à craindre que les lumières. »
Ce même cardinal de Fleury, peu empressé de faire valoir le
mérite, craignoit l'éclat que Massillon auroit eu à Paris, s'il s'y
étoit montré. Le ministre éloignoit avec soin toutes les occasions
qui auroient pu amener dans cette ville l'évêque de Clermont; et
NOTES SUR L ÉLOGE
cette nouvelle raison ne contribuoit pas peu à faire obtenir à Mas-
sillon toutes les grâces qu'il demandoit par ses lettres.
On doit regretter beaucoup que les premiers éditeurs de ses
OEuvres n'aient pas publié des lettres si intéressantes , qui forme-
roient, dit-on, un volume considérable, et qui, jusqu'à présent,
sont restées manuscrites. Ceux entre les mains de qui elles sont
tombées ne devroient pas priver le public, l'état, et l'Église, de
ce monument précieux d'éloquence et de charité.
Un prélat très respectable, qui vivoit encore au moment où
cette note fut écrite, et que son mérite seul avoil fait évêque,
ainsi que Massillon, assuroit que l'évêqvie de Clermont ne se con-
tentoitpas, dans ses lettres au cardinal, de solliciter des secours
pour les pauvres de son diocèse, mais qu'il osoit même lui faire
quelquefois des reproches. Ce prélat disoit avoir lu une lettre très
éloquente et très forte, que l' évêque écrivoit au ministre sur l'in-
justice de la guerre de i^f^i , et même un mandement qu'il avoil
préparé en conséquence, et envoyé au cardinal. Ce mandement
n'a point été imprimé dans le recueil des OEuvres de Massillon.
Il y a apparence que le ministre engagea l'évêque à le supprimer:
c'est grand dommage. Il eût été curieux de voir de quelle manière
le sage Massillon auroit concilié, dans cet écrit pastoral, son res-
pect pour l'autorité monarchique avec les sentiments que lui in-
spiroit en ce moment l'administration, et son amour pour son roi
avec son amour plus grand encore pour l'humanité et la justice,
qui lui paroissoient, disoit-il , également outragées dans cette
guerre. C'est aux politiques vertueux et philosophes à décider s'il
avoit raison. Nous ne sommes ici qu'historiens, et nous ne pre-
nons pas la liberté de juger les maîtres du monde sur leurs que-
relles et sur leurs traités.
Au défaut de ce précieux mandement, nous insérerons ici une
lettre touchante de l'évêque de Clermont au cardinal de Fleury,
pour obtenir la diminution des impôts sur la province d'Auvergne.
« Monseigneur, je supplie très humblement votre Eminence de
« ne pas trouver mauvais que je sollicite une fois son cœur paler-
« nel pour les pauvres peuples de cette province: je sens toute
« l'importunité de pareilles remontrances ; mais, Monseigneur, si
« les misères du troupeau ne viennent pas jusqu'à vous par la voix
DE MASSILLON. xxxix
« du pasteur, par où pourroient-elles jamais y arriver? Il y a long-
« temps que tous les états et toutes les compagnies de cette pro-
« vince me sollicitent de représenter à votre Eminence leur triste
a situation. Ce ne sont point des plaintes et des murnmres de leur
« part, vous méritez trop de régner sur tous les cœurs; c'est uni-
« quement leur confiance en votre amour pour les peuples qui
« emprunte ma voix. Ils vous regardent tous comme leur père et
«l'ange tutélaire de l'état, et sont trop persuadés que si, après
« avoir été informé de leurs besoins, vous ne les soulagez pas,
« c'est que le secours auroit peut-être des inconvénients plus dan-
« gereux que le besoin même, et que le bien public, qui est le
« grand objet du génie sage et universel qui nous gouverne, rend
« certains maux particuliers inévitables.
« Il est d'abord de notoriété publique, Monseigneur, que l'Au-
« vergne, province sans commerce et presque sans débouché, est
« pourtant, de toutes les provinces du royaume, la plus chargée,
« à proportion, de subsides. Le conseil ne l'ignore pas; ils sont
«poussés à plus de six millions, que le roi ne retireroit pas de
«toutes les terres d'Auvergne, s'il en étoit l'unique possesseur ;
« aussi. Monseigneur, les peuples de nos campagnes vivent dans
« une misère affreuse , sans lit , sans meubles ; la plupart même ,
« la moitié de l'année, manquent de pain d'orge ou d'avoine, qui
« fait leur unique nourriture, et qu'ils sont obligés de s'arracher
« de la bouche et de celle de leurs enfants pour payer leurs ira-
« positions.
« J'ai la douleur d'avoir cha([ue année. Monseigneur, ce triste
« spectacle devant les yeux dans mes visites. Non, Monseigneur,
« c'est un fait certain , que dans tout le reste de la France il n'y
« a pas de peuple plus pauvre et plus misérable que celui-ci; ill'est
« au point que les nègres de nos iles sont infiniment plus heureux;
« car en travaillant ils sont nourris et habillés, eux, leurs femmes,
«et leurs enfants; au lieu que nos paysans, les plus laborieux
« du royaume, ne peuvent, avec le travail le plus opiniâtre, avoir
« du pain pour eux et pour leur famille, et payer leurs subsides;
« s'il s'est trouvé dans cette province des intendants qui aient pu
« parler un autre langage, ils ont sacrifié la vérité et leur con-
« science à une misérable fortune.
m
xl NOTES SUR L'ÉLOGE
« Mais , Monseigneur, à cette indigence générale et ordinaire
« de cette province, se sont jointes, ces trois dernières années,
« des grêles et des stérilités qui ont achevé d'accabler les pauvres
« peuples. L'hiver dernier sur-tout a été si affreux, que si nous
« avons échappé à la faiaine et à une mortalité générale qui pa-
rt roissoit inévitable, nous n'en avons été redevables qu'à un excès
« et à un empressement de charité, que des personnes de tous les
« états ont fait paroître pour prévenir tous les malheurs. Toutes
« les campagnes étoient désertes, et nos villes pouvoient à peine
(I suffire à contenir la multitude innombrable de ces infortunés
« qui y venoient chercher du pain ; la bourgeoisie, la robe , et le
« clergé, tout est venu à notre secours ; vous-même, Monseigneur,
« avez déterminé la bonté du roi à nous avancer soixante mille li~
« vres. C'est uniquement à la faveur de ce secours que la moitié
« de nos terres, qui alloient toutes rester en friche par la rareté et
« la cherté excessive des grains, ont été ensemencées : le prix des
c grains a diminué de plus de moitié ; mais le pauvre peuple , qui,
« pour ensemencer ses terres, a été obligé d'emprunter du roi et
« des particuliers, et d'acheter des grains d'un prix alors exorbi-
« tant, va être obligé, par la vileté du prix où ils sont maintenant,
« d'en vendre trois fois autant qu'il en a reçu pour rembourser
" les avances qu'on lui a faites , de sorte qu'il va retomber dans le
« même gouffre de misère, si votre Eminence n'a pas la charité
« de faire accorder cette année quelque remise considérable sur
<« les impositions que le conseil va régler incessamment. Au reste,
« Monseignem-, je supplie instamment votre Eminence de ne pas
<( regarder ce que je prends la liberté de lui écrire comme un excès
« de zèle épiscopal. Outre tout ce que je vous dois déjà, je vous
« dois encore plus la vérité; ainsi, loin d'exagérer, je vous pro-
« teste. Monseigneur, que j'ai ménagé les expressions, afin de ne
« pas affliger votre cœur. Je ne doute pas que notre intendant ,
'< quoiqu'il craigne beaucoup de déplaire, n'en dise encore plus
« que moi; que votre Éminence ait la bonté de s'en faire rendre
« compte: je sens bien que, dans une première place , on ne peut
« ni tout écouter ni remédier à tout; cette maxime pouvoit être
« admise sous les ministères précédents; mais sous le vôtre, tout
« est écouté : les grandes affaires qui décident du sort de l'Europe
DE MASSILLON. xlj
« ne vous font pas perdre de vue les plus petits de'tails. Bien ne
« vous échappe de cette immensité de soins , et rien presque ne
« paroît non seulement vous accabler, mais même vous occuper.
« C'est dans cette confiance que j'ai hasardé cette lettre : avec un
« vrai père, on ose tout; et, quand on lui parle pour ses enfants,
« on peut bien l'importuner, mais on est bien sûr qu'on n'a pas le
« malheur de lui déplaire. »
Page xxiv. Sur le mélange du genre de Massillon et de celui de
Bourdaloue dans un même Sermon.
C'étoit l'ingénieux La Motte qui disoit ce que nous avons rap-
porté, « qu'un sermon excellent à tous égards seroit celui dont le
« raisonneur Bourdaloue auroit fait le premier point, et le tou-
« chant Massillon le second. » Un critique plein de goût, et qui
mérite qu'on lui réponde (tant d'autres ne méritent pas même
qu'on les lise), M. de La Harpe ne pense pas comme La Motte,
et croit qu'un sermon de ce genre seroit une étrange bigarrure.
Oui, sans doute, si dans le premier point Bourdaloue étoit rai-
sonneur avec froideur et sécheresse, comme il ne l'est que trop
souvent dans ses sermons; mais non pas s'il étoit raisonneur avec
éloquence, comme il lui arrive aussi quelquefois de l'être. Alors
les deux genres pourroient s'allier ensemble, comme a fait Cicéron
dans ses belles harangues, où il est doux et insinuant dans son
exorde, vif et pressant dans ses moyens, touchant et pathétique
dans la péroraison. C'est ainsi, et à cette seule condition, que
Bourdaloue et Massillon pourroient paroître l'un après l'autre
dans le même discours. Mais, sans doute, un discours plus par-
fait encore, comme nous l'avons dit, seroit celui oii les talents des
deux orateurs seroient fondus ensemble, et où le prédicateur
sauroit joindre la raison à la sensibilité; car, quoi qu'en disent les
ames froides, il ne faut pas faire à la raison et à la sensibilité l'in-
jure de croire qu'elles ne puissent être réunies l'une avec l'autre.
Il faut convenir que ce genre de discours, où l'on trouveroit à-
la-fois Bourdaloue et Massillon, ne seroit pas fait pour toutes les
espèces d'auditoires, et qu'au contraire un sermon où l'on ne ver-
roit que Massillon tout seul seroit également goûté à la cour et
xlij NOTES, ETC.
dans les villages. Un curé de campagne disoit de ses paroissiens :
« Ils m'écoutent toujours avec plaisir quand je leur prêche Mas-
« sillon. »
On peut observer à cette occasion que, dans tous les genres
d'écrire, les écrivains qui vont au cœur sont venus après ceux
dont la force fait le caractère ; Racine après Corneille , Massillon
après Bourdaloue, Euripide après Sophocle, Cicéron après Dé-
mosthène. Seroil-il donc plus aisé d'être énergique que d'être sen-
sible, et d'exagérer la nature que de s'y abandonner? Nous ose-
rions peut-être dire qu'il est plus difficile à un écrivain d'être simple
que d'être grand, si l'on pouvoit être grand sans être simple.
Sur le testament de Massillon.
Dans l'éloge de ce respectable prélat , nous avons parlé de ce
testament et du legs qu'il a fait aux pauvres. En voici deux autres
articles, dont l'un marque son amour pour la paix, et l'autre sa
justice à l'égard de sa famille, qu'il ne vouloit pas priver de ce
qui devoit lui revenir légitimement de sa succession.
« Je demande tous les jours à Jésus-Chiist qu'il calme les trou-
« bles qui agitent l'Eglise de France, et qu'il daigne y rétablir la
« paix que nous avons tâché de conserver dans ce grand dio-
« cèse — »
Et plus bas....
« Je déclare que je n'ai jamais rien retiré des biens de ma fa-
« mille depuis la mort de mon père ; mais si j'ai conservé quelque
« droit dans ces biens, soit pour ma légitime, soit pour mon titre
« sacerdotal, je veux que le tout soit délaissé à ceux de mes parents
« qui devroient de droit y succéder. »
PETIT CARÊME.
AVIS DE L'AUTEUR.
Ces Sermons ne sont que des entretiens particuliers
faits pour l'instruction du roi (Louis XV) avant sa ma-
jorité, et pour les personnes de la cour, qui composoient
seules l'auditoire de la chapelle du château des Tuileries,
quand ces discours y furent prononcés.
SERMON
POUR
LA FÊTE DE LA PURIFICATION DE LA SAINTE VIERGE.
DES EXEMPLES DES GRANDS.
Ecce positus est hic in ruinam et in resurrectionem multorum in
Israël,
Celui que vous voyez est établi pour la ruine et pour la
résurrection de plusieurs en Israël.
Luc. C. 2, V. 34-
Sire,
Telle est la destinée des rois et des princes de la
terre , d'être établis pour la perte comme pour le sa-
lut du reste des hommes ; et quand le ciel les donne
au monde, on peut dire que ce sont des bienfaits ou
des châtiments publics que sa miséricorde ou sa jus-
tice prépare aux peuples.
Oui, Sire, en ce jour heureux où vous fûtes donné
à la France , et où , porté dans le temple saint , le
pontife vous marqua , sur les autels , du signe sacré
de la foi, il fut vrai de dire de vous : Cet enfant au-
guste vient de naître pour la perte comme pour le sa-
lut de plusieurs.
4 SERMON POUR LA FÊTE
Jésus-Christ lui-même, prenant possession au-
jourd'hui, dans le temple, de sa nouvelle royauté,
n est pas exempt de cette loi. Il est vrai que ses exem-
ples , ses miracles , et sa doctrine , qui vont assurer
le salut à tant de brebis d'Israël, ne deviendront une
occasion de chute et de scandale pour le reste des
Juifs, que par l'incrédulité qui les rendra plus inex-
cusables; et qu'ainsi le même Évangile, qui sera le
salut et la rédemption des uns, sera la ruine et la con-
damnation des autres.
Heureux les princes et les grands , si leur sainteté
toute seule étoit, pour les hommes corrompus , une
occasion de censure et de scandale ; et si leurs exem-
ples, comme ceux de Jésus-Christ, ne devenoient
l'écueil et la condamnation du vice , qu'en le rendant
plus inexcusable, en devenant Fappui et le modèle
de la vertu !
Ainsi , mes frères , vous que la Providence a élevés
au-dessus des autres hommes; et vous sur-tout, Sire,
vous que la main de Dieu , protectrice de cette mo-
narchie , a comme retiré du milieu des ruines et des
débris de la maison royale , pour vous placer sur nos
têtes ; vous qu'il a rallumé comme une étincelle pré-
cieuse dans le sein même des ombres de la mort , oii
il venoit d'éteindre toute votre auguste race , et où
vous étiez sur le point de vous éteindre vous-même :
oui. Sire , je le répète, voilà les destinées que le ciel
vous prépare : vous êtes établi pour la perte comme
pour le salut de plusieurs : positus in ruinam et in
reaurrectionem midtorum in Israël.
DE LA PURIFICATION. . 5
Les exemples des princes et des grands roulent
sur cette alternative inévitable : ils ne sauroient ni se
perdre ni se sauver tout seuls. Vérité capitale qui va
faire le sujet de ce discours.
PREMIÈRE PARTIE.
Sire,
Comme le premier penchant des peuples est d'i-
miter les rois , le premier devoir des rois est de don-
ner de saints exemples aux peuples. Les hommes
ordinaires ne semblent naître que pour eux seuls ;
leurs vices ou leurs vertus sont obscurs comme leur
destinée : confondus dans la foule, s ils tombent ou
s'ils demeurent fermes , c'est également à Finsu du
public; leur perte ou leur salut se bornent à leur
personne : ou du moins leur exemple peut bien sé-
duire et détourner quelquefois de la vertu , mais il
ne sauroit imposer et autoriser le vice.
Les princes et les grands, au contraire, ne sem-
blent nés que pour les autres. Le même rang qui les
donne en spectacle les propose pour modèles , leurs
mœurs forment bientôt les mœurs publiques: on
suppose que ceux qui méritent nos hommages ne
sont pas indignes de notre imitation: la foule na
point d'autre loi que les exemples de ceux qui com-
mandent: leur vie se reproduit, pour ainsi dire, dans
le public ; et si leurs vices trouvent des censeurs ,
c'est d'ordinaire parmi ceux mêmes qui les imitent.
6 .SERMON POUR LA FÊTE
Aussi la même grandeur qui favorise les passions
les contraint et les gêne ; et , comme dit un ancien ,
plus Félévation semble nous donner de licence par
l'autorité, plus elle nous en ôte par les bienséances'.
Mais d'où viennent ces suites inévitables que les
exemples des grands ont toujours parmi les peuples?
le voici : du côté des peuples , c'est la vanité et l'en-
vie de plaire; du côté des grands, c'est l'étendue et
la perpétuité.
Je dis la vanité du côté des peuples. Oui, mes
frères, le monde, toujours inexplicable, a de tout
temps attaché également de la honte et au vice et à
la vertu : il donne du ridicule à Fhomme juste; il
perce de mille traits l'homme dissolu : les passions
et les œuvres saintes fournissent la même matière à
ses dérisions et à ses censures; et, par une bizarrerie
que ses caprices seuls peuvent justifier, il a trouvé le
secret de rendre en même temps et le vice mépri-
sable et la vertu ridicule. Or les exemples de disso-
lution dans les grands , en autorisant le vice , en en-
noblissent la honte et l'ignominie, et lui ôtent ce
qu'il a de méprisable aux yeux du public : leurs pas-
sions deviennent bientôt dans les autres de nouveaux
titres d'honneur, et la vanité seule peut leur former
des imitateurs.
Notre nation sur-tout, ou plus vaine ou plus fri-
vole, comme on l'en accuse, ou, pour parler plus
équitablement et lui faire plus d'honneur, plus atta-
* Ita, in maxiraa fortuna, minima licentia est. Sallust.
DE LA PURIFICATION. 7
chée à ses maîtres et plus respectueuse envêrs les
grands , se fait une gloire de copier leurs mœurs ,
comme un devoir d'aimer leur personne : on est flatté
d'une ressemblance qui , nous rapprochant de leur
conduite, semble nous rapprocher de leur rang. Tout
devient honorable d'après de grands modèles ; et
souvent l'ostentation toute seule nous jette dans des
excès auxquels l'inclination se refuse. La ville croi-
roit dégénérer en ne copiant pas les mœurs de la
cour: le citoyen obscur, en imitant la licence des
grands, croit mettre à ses passions le sceau de la
grandeur et de la noblesse; et le désordre dont le
goût lui-même se lasse bientôt, la vanité toute seule
le perpétue.
Mais , Sire , d'un autre côté tout reprend sa place
dans un état où les grands, et le prince sur-tout,
adorent le Seigneur. La piété est en honneur dès
qu'elle a de grands exemples pour elle : les justes ne
craignent plus ce ridicule que le monde jette sur la
vertu , et qui est Técueil de tant d ames foibles ; on
craint Dieu sans craindre les hommes ; la vertu n'est
plus étrangère à la cour; le désordre lui-même n'y
va plus la tête levée , il est réduit à se cacher ou à se
couvrir des apparences de la sagesse; la licence ne
paroît plus revêtue de l'autorité publique; et si le
vice n'y perd rien , le scandale du moins diminue.
En un mot, les devoirs de la religion entrent dans
Tordre public ; ils deviennent une bienséance que le
monde lui-même nous impose : le culte peut encore
être méprisé en secret par l'impie , mais il est vengé
8 SERMON POUR LA FÊTE
du moins par la majesté et la décence publique.
Le temple saint peut encore voir au pied de ses
autels des pécheurs et des incrédules; mais il n'y
voit plus de profanateurs : le zélé de votre auguste
bisaïeul avoit, par des lois sévères, puni souvent, et
toujours flétri de son indignation et de sa disgrâce ,
ce scandale dans son royaume. Il peut se trouver
encore des hommes corrompus qui refusent à Dieu
leur cœur; mais ils n'oseroient lui refuser leurs hom-
mages. En un mot , il peut être encore aisé de se
perdre; mais du moins il nest pas honteux de se
sauver.
Or, quand l'exemple des grands ne serviroit qu'à
autoriser la vertu , qu à la rendre respectable sur la
terre, qu'à lui ôter ce ridicule impie et insensé que
le monde lui donne, qu'à mettre les justes à couvert
de la tentation des dérisions et des censures , qu'à
établir qu'il n'est pas honteux à Fhomme de servir le
Dieu qui l'a fait naître et qui le conserve, que le
culte qu'on lui rend est le devoir le plus glorieux et
le plus honorable à la créature, et que le titre de
serviteur du Très-Haut est mille fois plus grand et
plus réel que tous les titres vains et pompeux qui
entourent le diadème des souverains ; quand l'exem-
ple des grands n'auroit que cet avantage, quel hon-
neur pour la religion , et quelle abondance de béné-
dictions pour un empire !
Sire , heureux le peuple qui trouve ses modèles
dans ses maîtres , qui peut imiter ceux qu'il est obligé
de respecter, qui apprend dans leurs exemples à
DE LA PURIFICATION. 9
obéir à leurs lois , et qui n est pas contraint de dé-
tourner ses regards de ceux à qui il doit des hom-
mages !
Mais quand les exemples des grands ne trouve-
roient pas dans la vanité seule des peuples une imi-
tation toujours sûre, l'intérêt et Fenvie de leur plaire
leur donneroient autant d'imitateurs de leurs ac-
tions, que leur autorité forme de prétendants à leurs
grâces.
Le jeune roi Roboam oublie les conseils d'un père
le plus sage des rois; une jeunesse inconsidérée est
bientôt appelée aux premières places , et partage ses
faveurs en imitant ses désordres.
Les grands veulent être applaudis ; et comme l'i-
mitation est de tous les applaudissements le plus
flatteur et le moins équivoque, on est sûr de leur
plaire dès qu'on s'étudie à leur ressembler : ils sont
ravis de trouver dans leurs imitateurs l'apologie de
leurs vices , et ils cherchent avec complaisaijce dans
tout ce qui les environne de quoi se rassurer contre
eux-mêmes.
Ainsi l'ambition , dont les voies sont toujours lon-
gues et pénibles , est charmée de se frayer un chemin
plus court et plus agréable : le plaisir , d'ordinaire
irréconciliable avec la fortune, en devient l'artisan
et le ministre : les passions , déjà si favorisées par
nos penchants , trouvent encore dans l'espoir de la
récompense un nouvel attrait qui les anime; tous
les motifs se réunissent contre la vertu; et s'il est si
malaisé de se défendre du vice qui plaît, qu'il est
10 SERMON POUR LA FÊTE
difficile de ne pas s'y livrer lorsque de plus il nous
honore !
Tel est , Sire , le malheur des grands que des pas-
sions injustes entraînent. Leur exemple corrompt
tous ceux que leur autorité leur soumet : ils répari-
dent leurs mœurs en distribuant leurs grâces ; tout
ce qui dépend d'eux veut vivre comme eux. Sire,
n'estimez dans les hommes que l'amour du devoir,
et vos bienfaits ne tomberont que sur le mérite : con-
damnez dans les autres ce que vous ne sauriez vous
justifier à vous-même. Les imitateurs des passions
des grands insultent à leurs vices en les imitant. Quel
malheur , quand le souverain , peu content de se li-
vrer au désordre , semble le consacrer par les grâces
dont il Thonore dans ceux qui en sont ou les imita-
teurs ou les honteux ministres ! quel opprobre pour
un empire ! quelle indécence pour la majesté du gou-
vernement! quel découragement pour une nation,
et pour les sujets habiles et vertueux à qui le vice
enlève les grâces destinées à leurs talents et à leurs
services ! quel décri et quel avilissement pour le
prince dans l'opinion des cours étrangères! et de là
quel déluge de maux dans le peuple ! les places oc-
cupées par des hommes corrompus ; les passions ,
toujours punies par le mépris, devenues la voie des
honneurs et de la gloire; l'autorité, établie pour
maintenir Tordre et la pudeur des lois , méritée par
les excès qui les violent; les mœurs corrompues dans
leur source; les astres qui dévoient marquer nos
routes , changés en des feux errants qui nous éga-
DE LA PURIFICATION. ii
rent ; les bienséances même publiques , dont le vice
est toujours jaloux, renvoyées comme des usages
surannés à Fantique gravité de nos pères ; le désordre
débarrassé de la gène même des ménagements; la
modération dans le vice devenue presque aussi ridi-
cule que la vertu. ^
Mais , Sire, si la justice et la piété dans les grands
prennent la place des passions et de la licence ,
quelle source de bénédictions pour les peuples 1 C'est
la vertu qui distribue les grâces ; c'est elle qui les re-
çoit : les honneurs vont chercher Fhomme sage qui
les mérite et qui les fuit, et fuient Fhomme vendu à
Finiquité qui court après ; les fonctions publiques ne
sont confiées qu'à ceux qui se dévouent au bien pu-
blic ; le crédit et Fintrigue ne mènent à rien ; le mé-
rite et les services n'ont besoin que d'eux-mêmes ; le
goût même du souverain ne décide pas de ses lar-
gesses ; rien ne lui paroît digne de récompense dans
ses sujets, que les talents utiles à la patrie; les fa-
veurs annoncent toujours le mérite, ou le suivent
de près ; il n'y a de mécontents dans l'état que les
hommes oiseux et inutiles ; la paresse et la médio-
crité murmurent toutes seules contre la sagesse et
Féquité des choix ; les talents se développent par les
récompenses qui les attendent ; chacun cherche à se
rendre utile au public; et toute Fhabileté de Fambi-
tion se réduit à se rendre digne des places auxquelles
on aspire. En un mot, les peuples sont soulagés, les
foibles soutenus, les vicieux laissés dans la boue,
les justes honorés , Dieu béni dans les grands qui
12 SERMON POUR LA FÉTE
tiennent ici-bas sa place ; et si Fenvie de leur plaire
peut former des hypocrites, outre que le masque
tombe tôt ou tard , et que Fhypocrisie se trahit tou-
jours par quelque endroit elle-même , c'est du moins
un hommage que le vice rend à la vertu , en s'hono-
rant même de ses apparences.
Voilà du côté des peuples les suites que la vanité
et Fenvie de plaire attachent toujours aux exemples
des grands : de leur côté , c'est Fétendue et la perpé-
tuité qui en font comme le signal ou du désordre ou
de la vertu parmi les hommes. '
secon'de partie.
Je dis Fétendue, une étendue d'autorité: que de
ministres de leurs passions n'enveloppent- ils pas
dans leur condamnation et dans leur destinée !
Si un amour outré de la gloire les enivre, tout
leur souffle la désolation et la guerre; et alors. Sire,
que de peuples sacrifiés à l'idole de leur orgueil ! que
de sang répandu qui crie vengeance contre leur tête !
que de calamités publiques dont ils sont les seuls au-
teurs! que de voix plaintives s'élèvent au ciel contre
des hommes nés pour le malheur des autres hommes!
que de crimes naissent d'un seul crime! leurs larmes
pourroient- elles jamais laver les campagnes teintes
du sang de tant d'innocents ? et leur repentir tout
seul peut-il désarmer la colère du ciel, tandis qu'il
laisse encore après lui tant de troubles et de mal-
heurs sur la terre?
DE LA PURIFICATION. i3
Sire , regardez toujours la guerre comme le plus
grand fléau dont Dieu puisse affliger un empire :
cherchez à désarmer vos ennemis plutôt qu à les
vaincre. Dieu ne vous a confié le glaive que pour la
sûreté de vos peuples , et non pour le malheur de vos
voisins. L'empire sur lequel le ciel vous a établi est
assez vaste; soyez plus jaloux d'en soulager les mi-
sères que d'en étendre les limites ; mettez plutôt
votre gloire à réparer le malheur des guerres pas-
sées, quà en entreprendre de nouvelles; rendez
votre régne immortel par la félicité de vos peuples
plus que par le nombre -de vos conquêtes ; ne mesu-
rez pas sur votre puissance la justice de vos entre-
prises ; et n oubliez jamais que , dans les guerres les
plus justes, les victoires traînent toujours après elles
autant de calamités pour un état que les plus san-
glantes défaites.
Mais si Famour du plaisir l'emporte dans les sou-
verains sur la gloire, hélas! tout sert à leurs pas-
sions , tout s'empresse pour en être les ministres ,
tout en facilite le succès , tout en réveille les désirs ,
tout prête des armes à la volupté ; des sujets indignes
la favorisent; les adulateurs lui donnent des titres
d'honneur ; des auteurs profanes la chantent et l'em-
bellissent; les arts s'épuisent poui' en diversifier les
plaisirs ; tous les talents destinés par l'Auteur de la
nature à servir à l'ordre et à la décoration de la so-
ciété ne servent plus qu'à celle du vice ; tout devient
les ministres, et par-là les complices de leurs passions
injustes. Sire, qu'on est à plaindre dans la grandeur!
i4 SERMON POUR LA FÊTE
les passions , qui s'usent par le temps , s'y perpé-
tuent par les ressources ; les dégoûts , toujours insé-
parables du désordre , y sont réveillés par la diver-
sité des plaisirs; le tumulte seul, et l'agitation qui
environne le trône , en bannit les réflexions , et ne
laisse jamais un instant le souverain avec lui-même.
Les Nathan eux-mêmes, les prophètes du Seigneur,
se taisent et s'affoiblissent en l'approchant ; tout lui
met sans cesse sous l'œil sa gloire ; tout lui parle de
sa puissance , et personne n'ose lui montrer , même
de loin , ses foiblesses.
A l'étendue de l'autorité ajoutez encore une éten-
due d'éclat ; ce n'est pas à leur nation seule que se
borne l'impression et l'effet contagieux de leurs
exemples. Les grands sont en spectacle à tout l'uni-
vers ; leurs actions passent de bouche en bouche , de
province en province , de nation en nation ; rien
n'est privé dans leur vie; tout appartient au public:
l'étranger, dans les cours les plus éloignées, a les
yeux sur eux comme le citoyen : ils vont se faire des
imitateurs jusque dans les lieux où leur puissance
leur forme des ennemis : le monde entier se sent de
leurs vertus ou de leurs vices; ils sont, si je l'ose
dire, citoyens de l'univers ; au milieu de tous les peu-
ples se passent des événements qui prennent leur
source dans leurs exemples ; ils sont chargés devant
Dieu de la justice ou des iniquités des nations, et
leurs vices ou leurs vertus ont des bornes encore
plus étendues que celles de leur empire.
La France sur - tout , qui depuis long - temps fixe
DE LA PURIFICATION. i5
tous les regards de l'Europe , est encore plus en
spectacle qu aucune autre nation ; les étrangers y
viennent en foule étudier nos mœurs , et les porter
ensuite dans les contrées les plus éloignées : nous y
voyons même les enfants des souverains s'éloigner
des plaisirs et de la magnificence de leur cour, venir
ici comme des hommes privés substituer à la langue
et aux manières de leur nation la politesse de la
nôtre, et, comme le trône a toujours leurs premiers
regards , se former sur la sagesse et la modération ,
ou sur l'orgueil et les excès du prince qui le remplit.
Sire, montrez-leur un souverain qu'ils puissent imi-
ter; que vos vertus et la sagesse de votre gouverne-
ment les frappent encore plus que votre puissance ;
qu'ils soient encore plus surpris de la justice de votre
régne que de la magnificence de votre cour : ne leur
montrez pas vos richesses, comme ce roi de Juda
aux étrangers venus de Babylone ; montrez-leur
votre amour pour vos sujets , et leur amour pour
vous, qui est le véritable trésor des souverains ; soyez
le modèle des bons rois; et en faisant l'admiration
des étrangers, vous ferez le bonheur de vos peuples.
Mais ce n'est pas seulement aux hommes de leur
siècle que les princes et les grands sont redev ables ;
leurs exemples ont un caractère de perpétuité qui
intéresse tous les siècles à venir.
Les vices ou les vertus des hommes du commun
meurent d'ordinaire avec eux ; leur mémoire périt
avec leur personne : le jour de la manifestation tout
seul révélera leurs actions aux yeux de l'univers;
i6 SERMON POUR LA FÊTE
mais, en attendant, leurs œuvres sont ensevelies, et
reposent sous l'obscurité du même tombeau que
leurs cendres.
Mais les princes et les grands , Sire , sont de tous
les siècles ; leur vie , liée avec les événements pu-
blic, passe avec eux d'âge en âge; leurs passions,
ou conservées dans des monuments publics , ou im-
mortalisées dans nos histoires , ou chantées par une
poésie lascive , iront encore préparer des pièges à la
dernière postérité : le monde est encore plein d'écrits
pernicieux qui ont transmis jusqu'à nous les dés-
ordres des cours précédentes : les dissolutions des
grands ne meurent point; leurs exemples prêcheront
encore le vice ou la vertu à nos plus reculés neveux,
et l'histoire de leurs mœurs aura la même durée que
celle de leur siècle.
Que d'engagements heureux, Sire, leur état seul
ne forme-t-il pas aux grands et aux rois pour la piété
et pour la justice ! S'ils y trouvent plus d'attraits pour
le vice, que de puissants motifs n'y trouvent-ils pas
aussi pour la vertu 1 quelle noble retenue ne doit
pas accompagner des actions qui seront écrites en
caractères ineffaçables dans le livre de la postérité !
quelle gloire mieux placée que de ne point se livrer
à des vices et à des passions dont le souvenir souil-
lera l'histoire de tous les temps et les hommes de
tous les siècles ! quelle émulation plus louable que
de laisser des exemples qui deviendront les titres les
plus précieux de la monarchie , et les monuments
publics de la justice et de la vertu! enfin, quoi de
DE LA PURIFICATION. 17
plus grand que d'être né pour le bonheur rnéme des
siècles à venir, de compter que nos exemples seuls
formeront une succession de vertu et de crainte du
Seigneur, parmi les hommes , et que de nos cendres
mêmes il en renaîtra d'âge en âge des princes qui
nous seront semblables !
Telle est, Sire, la destinée des bons rois; et tel fut
votre auguste bisaïeul, ce grand roi que nous vous
proposerons toujours pour modèle : hélas ! il le sera
de tous les rois à venir. N'oubhez jamais ces derniers
moments où cet héroïque vieillard, comme aujour-
d'hui Siméon , vous tenant entre ses bras , vous bai-
gnant de ses larmes paternelles , et offrant au Dieu
de ses pères ce reste précieux de sa race royale,
quitta la vie avec joie, puisque ses yeux voyoient
Fenfant miraculeux que Dieu réservoit encore pour
être le salut de la nation et la gloire d'Israël.
Sire, ne perdez jamais de vue ce grand spectacle ,
ce père des rois , mourant , et voyant revivre en vous
seul l'espérance de toute sa postérité éteinte ; recom-
mandant votre enfance à la tendre et respectable
dépositaire' de votre première éducation, laquelle,
en formant vos premières inclinations, et, pour ainsi
dire , vos premières paroles , fut sur le point de re-
cueillir vos derniers soupirs ; confiant le sacré dépôt
de votre personne au pieux prince^ qui vous inspire
des sentiments dignes de votre sang; à Tillustre ma-
récliaF qui a reçu comme une vertu héréditaire la
' Madame la duchesse de Ventadoar. — ^ Le clvic du Maine.
^ Le maréchal de Villeroi.
i8 SERMON POUR FÊTE
science d élever les rois, et qui , devenu un des pre-
miers sujets de Tétat, vous apprendra à devenir le
plus grand roi de votre siècle; au prélat fidèle^ qui,
après avoir gouverné sagement l'Église, lui formera
en vous son plus zélé protecteur; enfin à toute la
nation , dont vous êtes en même temps et le précieux
pupille et le père.
Puissiez-vous, Sire, n'effacer jamais de votre sou-
venir les maximes de sagesse que ce grand prince
vous laissa dans ces derniers moments comme un
héritage plus précieux que sa couronne î
ïl vous exhorta à soulager vos peuples; soyez -en
le père, et vous en serez doublement le maître.
Il vous inspira Thorreur de la guerre, et vous
exhorta de ne pas suivre là-dessus son exemple:
soyez un prince pacifique; les conquêtes les plus
glorieuses sont celles qui nous gagnent les cœurs.
Il vous avertit de craindre le Seigneur : marchez
devant lui dans Finnocence; vous ne régnerez heu-
reusement qu'autant que vous régnerez saintement^
* L'ancien évêque de Fréjus.
^ Lo|iis XV a toujours conservé écrites au chevel de son lit les-
paroles remarquables que Louis XIV lui dit, en le tenant sur son
lit entre ses bras : ces paroles ne sont point telles qu'elles sont
rapportées dans toutes les histoires. Les voici fidèlement copiées ;
« Vous allez bientôt être roi d'un grand royaume. Ce que je
« vous recommande plus fortement est de n'oublier jamais les
« obligations que vous avez à Dieu. Souvenez-vous que vous lui
« devez tout ce que vous êtes. Tachez de conserver la paix avec
« vos voisins. J'ai trop aimé la guerre; ne m'imitez pas en cela,
« non plus que dans les trop grandes dépenses que j'ai faites,
h Prenez conseil en toutes choses, et cherchez à connoitre le
DE LA PURIFICATION. 19
Sire, que les dernières paroles de ce grand roi,
de ce patriarche de votre famille royale, soient,
comme celles du patriarche Jacob mourant, les pré-
dictions de ce qui doit arriver un jour à sa race! et
puissent ses dernières instructions devenir la pro-
phétie de votre règne ! Ainsi soit-il.
« meilleur pour le suivre toujours. Soulagez vos peuples le plus
« tôt que vous le pourrez, et faites ce que j'ai eu le malheur de ne
« pouvoir faire moi-même, i»
(Voltaire, Siècle de Louis XIV y ch. xxviii.)
SERMON
POUR LE PREMIER DIMANCHE DE CARÊME.
SUR LES TENTATIONS DES GRANDS.
Jésus ductus est in desertum a spirifu, ut tentaretur a diabolo.
Jésus fut conduit par J'esprit dans le désert, pour y être
tenté par le diable.
Matth. c. 4, V. r.
S IRE,
Les signes éclatants qui avoient accompagné la
naissance et les commencements de la vie de Jésus-
Christ , ne permettoient pas au démon d'ignorer que
le Très-Haut ne le destinât à de grandes choses.
Plus il entrevoit les premières lueurs de sa gran-
deur future, plus il se hâte de lui dresser des pièges.
Sa descendance des rois de Juda , son droit à la cou-
ronne de ses ancêtres, les prophéties qui annon-
çoientque, dans les derniers temps , Dieu susciteroit
de la race de David le prince de la paix et le libéra-
teur de son peuple, tout ce qui annonce la grandeur
de Jésus-Christ arme la malice du tentateur contre
son innocence.
Les grands, Sire, sont les premiers objets de sa
PREMIER DIM. DE CARÊME. 21
fureur : plus exposés que les autres hommes à ses
séductions et à ses pièges , il commence de bonne
heure à leur en préparer; et comme leur chute lui
répond de celle de tous ceux presque qui dépendent
d'eux , il rassemble tous ses traits pour les perdre.
«Changez ces pierres en pain % » dit-il à Jésus-
Christ. Il Fattaque d'abord par le plaisir; et c'est le
premier piège qu il dresse à leur innocence.
« Puisque vous êtes le Fils de Dieu , ajoute-t-il , il
« enverra ses anges pour vous garder^. » Il continue
par l'adulation , et c'est un trait encore plus dange-
reux dont il empoisonne leur ame.
Enfin, «je vous donnerai les royaumes du monde
« et toute leur gloire^ ; » et il finit par l'ambition ; et
c'est la dernière et la plus sûre ressource qu'il em-
ploie pour triompher de leur foiblesse.
Ainsi le plaisir commence à leur corrompre le
cœur; l'adulation l'affermit dans l'égarement et lui
ferme toutes les voies de la vérité ; l'ambition con-
somme l'aveuglement , et achève de creuser le pré-
cipice. Exposons ces vérités importantes, après avoir
imploré, etc. Âve, Maria.
PREMIÈRE PARTIE.
Sire,
Le premier écueil de notre )innocence , c'est le
plaisir. Les autres passions, plus tardives, ne se dé-
' Matth. c. 4, V. 3. — ^ Ibid. v. 6. — ' Ibid. v. 8.
11 PREMIER DIMANCHE
veloppent et ne mûrissent, pour ainsi dire, qu'avec
la raison : celle-ci la prévient, et nous nous trouvons
corrompus avant presque d'avoir pu connoître ce
que nous sommes : ce penchant infortuné, qui souille
tout le cours de la vie des hommes, prend toujours
sa source dans les premières mœurs; c'est le pre-
mier trait empoisonné qui blesse l ame ; c'est lui qui
efface sa première beauté , et c'est de i que coulent
ensuite tous ses autres vices.
Mais ce premier écueil de la vie humaine devient
comme l'écueil privilégié de la vie des grands. Dans
les autres hommes, cette passion déplorable n'exerce
jamais qu'à demi son empire; les obstacles la traver-
sent, la crainte des discours publics la r tient, l'a-
mour de la fortune la partage.
Dans les princes et dans les grands, ou elle ne
trouve point d'obstacles, ou les obstacles eux-mê-
mes , facilement écartés , l'enflamment et l'irritent.
Hélas! quels obstacles a jamais trouvés là- dessus la
volonté de ceux qui tiennent en leurs mains la for-
tune publique? Les occasions préviennent presque
leurs désirs; leurs regards, si j'ose parler ainsi, trou-
vent par -tout des crimes qui les attendent; l'indé-
cence du siècle et l'avilissement des cours honorent
même d'éloges publics les attraits qui réussissent à
les séduire : on rend des hommages indignes à l'ef-
fronterie la plus honteuse ; un bonheur si honteux est
regardé avec envie , au lieu de l'être avec exécration,
et l'adulation publique couvre l'infamie du crime pu-
blic. Non, Sire, les princes, dès qu'ils se livrent au
DE CARÊME. 23
vice, ne connoissent plus d'autre frein que leur vo-
lonté , et leurs passions ne trouvent pas plus de résis-
tance que leurs ordres.
David veut jouir de son crime : Félite de son armée
est bientôt sacrifiée; et par-là périt le seul témoin
iucommodeàson incontinence. Rien ne coûte et rien
ne s'oppose aux passions des grands : ainsi la facilité
des passions en devient un nouvel attrait ; devant eux
toutes les voies du crime s'aplanissent, et tout ce qui
plaît est bientôt possible.
La crainte du public est un autre frein pour la li-
cence du commun des hommes. Quelque corrom-
pues que soient nos mœurs, le vice na pas encore
perdu parmi nous toute sa honte : il reste encore
une sorte de pudeur publique qui nous force à le ca-
cher: et le monde lui-même, qui semble s'en faire
honneur, lui attache pourtant encore une espèce de
flétrissure et d'opprobre : il favorise les passions , et
il impose pourtant des bienséances qui les gênent ; il
fait des leçons publiques du vice et de la volupté , et il
exige pourtant le secret et une sorte de ménagement
de ceux qui s'y livrent.
Mais les princes et les grands ont secoué ce joug :
ils ne font pas assez de cas des hommes pour re-
douter leurs censures ; les hommages publics qu'on
leur rend les rassurent sur le mépris secret qu'on a
pour eux; ils ne craignent pas un public qui les
craint et qui les respecte : et , à la honte du siècle ,
ils se flattent avec raison qu'on a pour leurs passions
les mêmes égards que pour leur personne. La dis-
24 PREMIER DIMANCHE
tance qu il y a d'eux au peuple le leur montre dans
un point de vue si éloigné , qu ils le regardent comme
s'il n'étoit pas : ils méprisent des traits partis de si
loin, et qui ne sauroient venir jusqu'à eux^ et pres-
que toujours devenus les seuls objets de la censure
publique , ils sont les seuls qui Tignorent.
Ainsi plus on est grand, Sire , plus on est redeva-
ble au public. L'élévation, qui blesse déjà l'orgueil
de ceux qui nous sont soumis, les rend des censeurs
plus sévères et plus éclairés de nos vices ; il semble
qu'ils veulent regagner par les censures ce qu'ils
perdent par la soumission ; ils se vengent de la ser-
vitude par la liberté des discours. Non, Sire, les
grands se croient tout permis, et on ne pardonne
rien aux grands; ils vivent comme s'ils n'avoient
point de spectateurs, et cependant ils sont tout seuls
comme le spectacle éternel du reste de la terre.
Enfin l'ambition et l'amour de la fortune dans les
autres hommes partage Famour du plaisir; les soins
qu'elle exige sont autant de moments dérobés à la
volupté; le désir de parvenir suspend du moins des
passions qui, de tout temps, en ont été l'obstacle :
on ne sauroit allier les mouvements sages et mesurés
de l'ambition avec le loisir, l'oisiveté , et presque tou-
jours le dérangement et les extravagances du vice :
en un mot, la débauche a toujouis été l'écueil iné-
vitable de l'élévation; et jusques ici les plaisirs ont
arrêté bien des espérances de fortune, et l'ont rare-
ment avancée.
Mais les princes et les grauds, qui n'ont plus rien
DE CAREME. 25
à désirer du côté de la fortune , n'y trouvent rien
aussi qui gêne leurs plaisirs : la naissance leur a tout
donné; ils n'ont plus quà jouir, pour ainsi dire,
d'eux-mêmes : leurs ancêtres ont travaillé pour eux;
le plaisir devient Tunique soin qui les occupe : ils se
reposent de leur élévation sur leurs titres; tout le
reste est pour les passions.
Aussi les enfants des hommes illustres sont d'or-
dinaire les successeurs du rang et des honneurs de
leurs pères , et ne le sont pas de leur gloire et de
leurs vertus : l'élévation dont la naissance les met en
possession, les empêche toute seule de s'en rendre
dignes : héritiers d'un grand nom, il leur paroît inu-
tile de s'en faire un à eux-mêmes; ils goûtent les
fruits d'une gloire dont ils n'ont pas goûté l'amer-
tume : le sang et les travaux de leurs ancêtres de-
viennent le titre de leur mollesse et de leur oisiveté :
la nature a tout fait pour eux , elle ne laisse plus rien
à faire au mérite; et souvent l'époque glorieuse de
l'élévation d'une race devient, un moment après,
elle-même, sous un indigne héritier, le signal de sa
décadence et de son opprobre : les exemples là-des-
sus sont de toutes les nations et de tous les siècles.
Salomon avoic porté la gloire de son nom jus-
qu'aux extrémités de la terre; l'éclat et la magnifi-
cence de son régne avoit surpassé celle de tous les
rois d'Orient : un fils insensé devient le jouet de ses
propres sujets, et voit dix tribus se choisir un nou-
veau maître. Les enfants de la gloire et de la magni-
ficence sont rarement les enfants de la sagesse et de
26 PREMIER DIMANCHE
la vertu; et il est presque plus rare de soutenir la
gloire et les honneurs auxquels on succède , que de
les acquérir soi-même.
SECONDE PARTIE.
Le plaisir est donc le premier écueii des grands ,
et c'est par-là que le tentateur commence à les sé-
duire; il continue par Fadulation. Le plaisir cor-
rompt le cœur par le vice ; Fadulation achève de le
fermer à la vertu. Les attraits qui environnent le
trône soufflent de toutes parts la volupté ; Fadulation
la justifie. Le désordre laisse toujours au fond de
Famé le ver dévorant ; mais le flatteur traite le re-
mords de foiblesse , enhardit la timidité du crime, et
lui ôte la seule ressource qui pouvoit le ramener à
la pudeur de Fordre et de la raison.
Sire, quel fléau pour les grands, que ces hommes
nés pour applaudir à leurs passions , ou pour dresser
des pièges à leur innocence ! quel malheur pour les
peuples, quand les princes et les puissants se livrent
à ces ennemis de leur gloire, parcequ'ils le sont de
la sagesse et de la vérité ! Les fléaux des guerres et
des stérilités sont des fléaux passagers , et des temps
plus heureux ramènent bientôt la paix et Fabon-
dance : les peuples en sont affligés; mais la sagesse
du gouvernement leur laisse espérer des ressources.
Le fléau de Fadulation ne permet plus d'en attendre;
cest une calamité pour Fétat, qui en promet tou-
jours de nouvelles; Foppression des peuples dégui-
DE CARÊME. 27
sée au souverain ne leur annonce que des charges
pîus onéreuses ; les gémissements les plus touchants
que forme la misère publique passent bientôt pour
des murmures; les remontrances les plus justes et
les plus respectueuses, Tadulation les travestit en
une témérité punissable ; et Timpossibilité d'obéir
n'a plus d'autre nom que la rébellion et la mauvaise
volonté qui refuse. Que le Seigneur ^ disoit autrefois
un saint roi, confonde ces langues trompeuses et ces
lèvres fausses qui cherchent à nous perdre, parce-
qu' elles ne s'étudient qu'à nous plaire !
Sire, défiez-vous de ceux qui, pour autoriser les
pi'ofusions immenses des rois , leur grossissent sans
cesse l'opulence de leurs peuples. Vous succédez à
une monarchie florissante, il est vrai, mais que les
pertes passées ont accablée : le zélé de vos sujets est
inépuisable ; mais ne mesurez pas là-dessus les droits
que vous avez sur eux: leurs forces ne répondront
de long-temps à leur zélé ; les nécessités de l'état les
ont épuisées; laissez-les respirer de leur accable-
ment : vous augmenterez vos ressources en augmen-
tant leur tendresse. Écoutez les conseils des sages et
des vieillards auxquels votre enfance est confiée, et
qui présidèrent aux conseils de votre auguste bis-
aïeul; et souvenez-vous de ce jeune roi de Juda dont
je vous ai déjà cité l'exemple, qui, pour avoir pré-
féré les avis d'une jeunesse inconsidérée à la sagesse
et à la maturité de ceux aux conseils desquels Salo-
mon son père étoit redevable de la gloire et de la
' Ps. II, V. 4.
28 PREMIER DIMANCHE
prospérité de son régne , et qui lui conseilloient d'af-
fermir les commencements du sien par le soulage-
ment de ses peuples , vit un nouveau royaume se
former des débris de celui de Juda; et pour avoir
voulu exiger de ses sujets au-delà de ce qu ils lui dé-
voient, il perdit leur amour, et leur fidélité qui lui
étoit due. Les conseils agréables sont rarement des
conseils utiles ; et ce qui flatte les souverains fait
d'ordinaire le malheur des sujets.
Oui , Sire , par l'adulation les vices des grands se
fortifient, leurs vertus mêmes se corrompent. Leurs
vices se fortifient : et quelle ressource peut-il rester
à des passions qui ne trouvent autour d'elles quxî
des éloges? Hélas ! comment pourrions -nous haïr et
corriger ceux de nos défauts que l'on loue , puisque
ceux même qu'on censure trouvent encore au-dedans
de nous , non seulement des penchants , mais des
raisons même qui les défendent? Nous nous faisons
à nous-mêmes l'apologie de nos vices : l'illusion peut-
elle se dissiper, lorsque tout ce qui nous environne
nous les donne pour des vertus ?
Leui^ vertus mêmes se corrompent; c'est l'expé-
rience de tous les siècles , disoit Assuérus : les sugges-
tions flatteuses des méchants ont toujours perverti
les inclinations louables des meilleurs princes, et
les plus anciennes histoires nous en fournissent des
exemples : et ex veterihus prohatur historiis... quomodo
malis quorumdam suggestionibus regum studia depra-
ventur\ C'étoit un roi infidèle qui fit cet aveu public
' ESTH. C. 16, V. 7.
DE CARÊME. 29
à ses sujets : les conseils spécieux et iniques d'un
flatteur alloient souiller toute la gloire de son em-
pire; la fidélité du seul Mardochée arrêta le bras prêt
à tomber sur les innocents. Un seul sujet fidèle dé-
cide souvent de la félicité d'un régne et de la gloire
du souverain ; et il ne faut aussi qu'un seul adulateur
pour flétrir toute la gloire du prince , et faire tout le
malheur d'un empire.
En effet, l'adulation enfante l'orgueil, et l'orgueil
est toujours l'écueil fatal de toutes les vertus. L adu-
lateur, en prêtant aux grands les qualités louables
qui leur manquent , leur fait perdre celles même que
la nature leur avoit données ; il change en sources de
vice des penchants qui étoient en eux des espérances
de vertu: le courage dégénère en présomption; la
majesté qu'inspire la naissance, qui sied si bien au
souverain, n'est plus qu'une vaine fierté qui l'avilit
et le dégrade ; l'amour de la gloire , qui coule en eux
avec le sang des rois leurs ancêtres , devient une va-
nité insensée, qui voudroit voir l'univers entier à
leurs pieds , qui cherche à combattre seulement pour
avoir l'honneur frivole de vaincre, et qui, loin de
dompter leurs ennemis , leur en fait de nouveaux, et
arme contre eux leurs voisins et leurs alliés : l'huma-
nité, si aimable dans l'élévation, et qui est comme
le premier sentiment qu'on verse dès l'enfance dans
l'ame des rois, se bornant à des largesses outrées et
à une familiarité sans réserve pour un petit nombre
de favoris, ne leur laisse plus qu'une dure insensi-
bilité pour les misères publiques : les devoirs mêmes
3o PREMIER DIMANCHE
de la religion, dont ils sont les premiers protecteurs,
et qui avoient fait la plus sérieuse occupation de leur
premier âge , ne leur paroissent plus bientôt que les
amusements puérils de Fenfance. Non, Sire\ les
princes naissent d'ordinaire yertueux, et avec des
inclinations dignes de leur sang: la naissance nous
les donne tels quils devroient être; Fadulation toute
seule les fait tels qu ils sont.
Gâtés par les louanges, on n'oseroit plus leur
parler le langage de la vérité : eux seuls ignorent
dans leur état ce qu eux seuls devroient connoître ;
ils envoient des ministres pour être informés de ce
qui se passe de plus secret dans les cours et dans les
royaumes les plus éloignés, et personne noseroit
leur apprendre ce qui se passe dans leur royaume
propre : les discours flatteurs assiègent leur trône ,
s'emparent de toutes les avenues , et ne laissent plus
d'accès à la vérité. Ainsi le souverain est seul étran-
ger au milieu de ses peuples ; il croit manier les res-
sorts les plus secrets de Fempire, et il en ignore les
événements les plus publics : on lui cache ses pertes,
on lui grossit ses avantages , on lui diminue les mi-
' On n'est pas d'accord sur la ponctuation de ce passage. Quel-
ques éditeurs ont cru apercevoir dans les mots non y Sire^ une con-
firmation de la proposition qui précède , et les y ont rattachés en
ponctuant ainsi les amusements puérils de l'enfance; non.
Sire. Les princes f etc. Cette leçon pourroit se justifier : il est en
effet peu conforme à la logique et à la grammaire de commencer
par une négation une phrase qui exprime une proposition affir-
mative; mais il ne faut voir dans ces deux mots qu'une formule
oratoire familière à Massiîlon. (Lf.f.)
DE CARÊME. 3i
sères publiques ; on le joue à force de le respecter :
il ne voit plus rien tel qu il est; tout lui paroît tel
qu il le souhaite.
Telles sont les tristes suites de Tadulation. Cepen-
dant, Sire , c'est là le vice le plus commun des cours ,
et Fécueildes meilleurs princes. A peine le jeune roi
Joas eut-il perdu le fidèle pontife Joïada, ce sage tu-
teur de son enfance, et le seul homme par qui la vé-
rité alloit encore jusqu'au pied de son trône, que,
séduit par les flatteries des courtisans , ditTÉcriture,
il se livra à leurs mauvais conseils et à ses propres
foiblesses : delinitus ohsequiis eorum, accjuievit eis\
C'est l'adulation qui fait d'un bon prince un prince
né pour le malheur de son peuple; c'est elle qui fait
du sceptre un joug accablant, et qui, à force de louer
les foiblesses des rois , rend lem^s vertus mêmes mé-
prisables.
Oui , Sire, quiconque flatte ses maîtres , les trahit;
la perfidie qui les trompe est aussi criminelle que
celle qui les détrône: la vérité est le premier hom-
mage qu'on leur doit; il n'y a pas loin de la mauvaise
foi du flatteur à celle du rebelle : on ne tient plus à
l'honneur et au devoir, dès qu'on ne tient plus à la
vérité, qui seule honore l'homme, et qui est la base
de tous les devoirs. La même infamie qui punit la
perfidie et la révolte devroit être destinée à l'adula-
tion : la sûreté publique doit suppléer aux lois , qui
ont omis de la compter parmi les grands crimes aux-
quels elles décernent des supplices ; car il est aussi
' II. Paral. c. 24, V. 27.
\
32 PREMIER DIMANCHE
criminel d'attenter à la bonne foi des princes qu'à
leur personne sacrée; de manquer à leur égard de
vérité, que de manquer de fidélité; puisque Fennemi
qui veut nous perdre est encore moins à craindre
que Fadiilateur qui ne cherche qu'à nous plaire.
Mais l'adulation la plus dangereuse est dans la
bouche de ceux qui, par la sainteté de leur carac-
tère, sont établis les ministres de la vérité. Allez, dit
le Seigneur à l'esprit du mensonge , entrez dans la
bouche des prophètes du roi Achab; vous réussirez,
vous le tromperez , et sa séduction est inévitable :
decipies, et prœvalebis \ Hélas! si l'aduiation a tant
de charmes lors même que les vices et les dissolu-
tions du flatteur en affoiblissent l'autorité et la ren-
dent suspecte, quelle séduction ne forme-t-elle point
lorsqu'elle est consacrée par les apparences mêmes
de la vertu ! Quel avilissement pour nous , si nous
faisons du ministère même de la vérité un ministère
d'adulation et de mensonge; si, dans ces chaires
mêmes destinées à instruire et à corriger les grands ,
nous leur donnons de fausses louanges qui achéveht
de les séduire; si le seul canal par où la vérité peut
encore aller jusqu'à eux, n'y porte qu'une lueur
trompeuse qui leur aide à se méconnoître ; si nous
empruntons le langage flatteur et rampant des cours,
en venant leur annoncer la parole généreuse et su-
blime du Seigneur; et si, loin d'être ici les maîtres
et les docteurs des rois , nous ne sommes que les vils
esclaves de la vanité et de la fortune 1 Mais quel mal-
' IIÎ. ReG. C. 22, V. 22.
DE CARÊME. 33
heur pour les grands de trouver d'indignes apolo-
gistes de leurs vices parmi ceux qui en auroient dû
être les censeurs, d'entendre autour de leur trône
les ministres et les interprètes de la religion parler
comme le courtisan , et de trouver des adulateurs où
ils auroient dû trouver des Ambroises !
O vous , Sire , que Dieu a établi pour commander
aux hommes , n'aimez dans les hommes que la vé-
rité; elle seule les rend aimables: fermez l'oreille
aux discours qui vous flattent; le flatteur hait votre
personne , il n'aime que vos faveurs : écoutez les
louanges qui nous prêtent de fausses vertus , comme
des reproches publics de nos vices véritables ; sou-
venez-vous que l'amour des peuples est l'éloge le
moins suspect du souverain : les bons et les mauvais
princes ont été également loués pendant leur vie ; il
semble même que les basses flatteries ont été encore
jdIus prodiguées à ces derniers : la haine publique se
cache d'ordinaire sous l'adulation. Sire , rendez-vous
digne d'être loué , et vous mépriserez les louanges.
TROISIÈME PARTIE.
L'adulation ferme donc le cœur à la vérité; mais
l'ambition est bientôt le triste fruit de l'aveuglement
où jette l'adulation, et achève de creuser le précipice;
c'est le dernier piège que le démon tend aujourd'hui
à Jésus-Christ : « Je vous donnerai les royaumes du
« monde et toute leur gloire. »
Oui , Sire , c'est l'adulation qui mène toujours les
3
34 PREMIER DIMANCHE
grands à la gloire insensée et mal entendue de l'am-
bition ; et ce désir insensé de gloire, où ne mène-t-il
point un cœur qui s'y livre!
Cette passion infortunée rend d'abord malheureux
l'ambitieux qu'elle possède; elle l'avilit ensuite, et le
dégrade; enfin elle le conduit à une fausse gloire par
des moyens injustes qui lui font perdre la gloire vé-
ritable : tels sont les caractères honteux de l'ambi-
tion , de ce vice dont le monde honore ses héros , et
dont ils s'honorent si fort eux-mêmes.
Ce n'est pas que je prétende autoriser dans les
grands , non plus que dans le reste des hommes ,
une vie molle et obscure , des sentiments bas et ti-
mides, et, sous prétexte de blâmer l'ambition , con-
sacrer l'oisiveté et l'indolence.
Je sais qu'il y a une noble émulation qui mène à
la gloire par le devoir; la naissance nous l'inspire,
et la religion l'autorise; c'est elle qui donne aux em-
pires des citoyens illustres, des ministres sages et
laborieux , de vaillants généraux , des auteurs célè-
bres , des princes dignes des louanges de la postérité.
La piété véritable n'est pas une profession de pusil-
lanimité et de paresse : la religion n'abat et n'amollit
point le cœur, elle l'ennoblit et l'élève; elle seule
sait former de grands hommes, on est toujours petit
quand on n'est grand que par la vanité : ainsi la mol-
lesse et l'oisiveté blessent également les règles de la
piété et les devoirs de la vie civile , et le citoyen inu-
tile n'est pas moins proscrit par TÉvangile que par
la société.
DE CAREME. 35
Maisrambition , ce désir insatiable de s'élever au-
dessus et sur les ruiues mêmes des autres, ce ver
qui pique le cœur et ne le laisse jamais tranquille,
cette passion qui est le grand ressort des intrigues
et de toutes les agitations des cours, qui forme les
révolutions des états, et qui donne tous les jours à
Funivers de nouveaux spectacles ; cette passion, qui
ose tout, et à laquelle rien ne coûte, est un vice en-
core plus pernicieux aux empires que la paresse
même.
Déjà il rend malheureux celui qui en est possédé :
l'ambitieux ne jouit de rien- ni de sa gloire, il la
trouve obscure ; ni de ses places , il veut monter plus
haut; ni de sa prospérité, il sèche et dépérit au mi-
lieu de son abondance ; ni des hommages qu'on lui
rend, ils sont empoisonnés par ceux qu'il est obligé
de rendre lui-même; ni de sa faveur, elle devient
amère dès qu'il faut la partager avec ses concurrents ;
ni de son repos, il est malheureux à mesure qu'il est
obligé d'être plus tranquille: c'est un Aman, l'objet
souvent des désirs et de l'envie publique , et qu'un
seul honneur refusé à son excessive autorité rend
insupportable à lui-même.
L'ambition le rend donc malheureux; mais, de
plus, elle l'avilit et le dégrade. Que de bassesses pour
parvenir! il faut paroître, non pas tel qu'on est, mais
tel qu'on nous souhaite. Bassesse d'adulation, on en-
cense et on adore l'idole qu'on méprise • bassesse de
lâcheté, il faut savoir essuyer des dégoûts, dévorer
des rebuts , et les recevoir presque comme des gra-
3.
36 PREMIER DIMANCHE
ces ; bassesse de dissimulation , point de sentiments
à soi, et ne penser que d'après les autres; bassesse
de dérèglement, devenir les complices et peut-être
les ministres des passions de ceux de qui nous dé-
pendons , et entrer en part de leurs désordres pour
participer plus sûrement à leurs grâces; enfin, bas-
sesse même d'hypocrisie, emprunter quelquefois les
apparences de la piété, jouer Fhomme de bien pour
parvenir, et faire servir à Fambition la religion même
qui la condamne. Ce n est point là une peinture ima-
ginée ; ce sont les mœurs des cours , et Tliistoire de la
plupart de ceux qui y vivent.
Qu'on nous dise après cela que c'est le vice des
grandes ames : c'est le caractère d'un cœur lâche et
rampant; c'est le trait le plus marqué d'une ame vile.
Le devoir tout seul peut nous amener à la gloire :
celle qu'on doit aux bassesses et aux intrigues de
l'ambition porte toujours avec elle un caractère de
honte qui nous déshonore; elle ne promet les royau-
mes du monde et toute leur gloire qu'à ceux qui se
prosternent devant l'iniquité , et qui se dégradent
honteusement eux-mêmes: si cadens adoraveris me^.
On reproche toujours vos bassesses à votre éléva-
tion; vos places rappellent sans cesse les avilisse-
ments qui les ont méritées; et les titres de vos hon-
neurs et de vos dignités deviennent eux-mêmes les
traits publics de votre ignominie. Mais, dans l'esprit
de l'ambitieux, le succès couvre la honte des moyens :
il veut parvenir, et tout ce qui le mène là est la seule
* Matth. c. 4? V. 9.
DE CARÊME. 37
gloire qu'il cherche ; il regarde ces vertus romaines ,
qui ne veulent rien devoir qu à la probité , à Fhon-
neur, et aux services, comme des vertus de roman
et de théâtre , et croit que l'élévation des sentiments
pouvoit faire autrefois les héros de la gloire, mais
que c'est la bassesse et l'avilissement qui fait aujour-
d'hui ceux de la fortune.
Aussi l'injustice de cette passion en est un dernier
trait encore plus odieux que ses inquiétudes et sa
honte. Oui, mes frères, un ambitieux ne connoît de
loi que celle qui le favorise; le crime qui l'élève est
pour lui comme une vertu qui l'ennoblit. Ami infi-
dèle , l'amitié n'est plus rien pour lui dès qu'elle in-
téresse sa fortune : mauvais citoyen , la vérité ne lui
paroît estimable qu'autant qu'elle lui est utile : le
mérite qui entre en concurrence avec lui est un en-
nemi auquel il ne pardonne point : l'intérêt public
cède toujours à son intérêt propre ; il éloigne des su-
jets capables, et se substitue à leur place; il sacrifie
à ses jalousies le salut de l'état; et il verroit avec
moins de regret les affaires publiques périr entre ses
mains , que sauvées par les soins et par les lumières
d'un autre.
Telle est l'ambition dans la plupart des hommes ;
inquiète, honteuse, injuste. Mais, Sire, si ce poison
gagne et infecte le cœur du prince; si le souverain,
oubliant qu'il est le protecteur de la tranquillité pu-
blique, préfère sa propre gloire à l'amour et au salut
de ses peuples; s'il aime mieux conquérir des pro-
vinces que régner sur les cœurs ; s'il lui paroît pius^
38 PREMIER DIMANCHE
glorieux d'être le destructeur de ses voisins que le
père de son peuple ; si le deuil et la désolation de ses
sujets est le seul chant de joie qui accompagne ses
victoires; s'il fait servir à lui seul une puissance qui
ne lui est donnée que pour rendre heureux ceux quil
gouverne; en un mot, s'il n'est roi que pour le mal-
heur des hommes , et que , comme ce roi de Bahy-
lone, il ne veuille élever la statue impie, l'idole de
sa grandeur, que sur les larmes et les déhris des
peuples et des nations : grand Dieu ! quel fléau pour
la terre 1 quel présent faites -vous aux hommes dans
votre colère en leur donnant un tel maître !
Sa gloire. Sire, sera toujours souillée de sang:
quelque insensé chantera peut-être ses victoires ;
mais les provinces , les villes , les campagnes en pleu-
reront : on lui dressera des monuments superbes
pour immortaliser ses conquêtes; mais les cendres
encore fumantes de tant de villes autrefois floris-
santes , mais la désolation de tant de campagnes dé-
pouillées de leur ancienne beauté, mais les ruines
de tant de murs sous lesquelles des citoyens paisi-
bles ont été ensevelis, mais tant de calamités qui
subsisteront après lui , seront des monuments lugu-
bres qui immortaliseront sa vanité et sa folie. Il aura
passé comme un torrent pour ravager la terre, et
non comme un fleuve majestueux pour y porter la
joie et l'abondance : son nom sera écrit dans les an-
nales de la postérité parmi les conquérants, mais il
ne le sera pas parmi les bons rois; et l'on ne rappel-
lera l'histoire de son régne que pour rappeler le
DE CARÊME. 3g
souvenir des maux qu'il a faits aux hommes. Ainsi
son orgueil % dit Tesprit de Dieu, sera monté jus-
qu'au ciel; sa tête aura touché dans les nuées: ses
succès auront égalé ses désirs ; et tout cet amas de
gloire ne sera plus à la fin qu un monceau de boue
qui ne laissera après elle que Finfection et l'opprobre .
Grand Dieu ! vous qui êtes le protecteur de Ten-
fance des rois , et sur-tout des rois pupilles , éloignez
tous ces pièges de Fenfant précieux que vous nous
avez laissé dans votre miséricorde. Il peut vous dire,
comme autrefois un roi selon votre cœur : « Mon
«père et ma mère m'ont abandonné^.» A peine
avois-je les yeux ouverts à la lumière, qu'une mort
prématurée les ferma en même temps à Adélaïde
qui m'avoit porté dans son sein, et dont les traits
aimables et majestueux sont encore peints sur mon
visage; et au prince pieux de qui je tiens la vie, et
dont les sentiments religieux seront toujours gravés
dans mon cœur : pater meus et mater mea derelique-
runt me. Mais vous, Seigneur, qui êtes le père des
rois et le Dieu de mes pères , vous m'avez pris sous
votre protection et mis à couvert sous Fombre de
vos ailes et de votre bonté paternelle : Dominus au- -
tem assumpsit me^.
Grand Dieu ! gardez donc son innocence comme
un trésor encore plus estimable que sa couronne ;
' Si ascenderit usque ad cœlum superbia ejus, et caput ejus
nubes tetigerit; quasi sterquilinium in fine perdetur. (Job, c. 20,.
V. 6, 7.)
' Ps. 26, V. 10. — ' Ibid.
4o PREMIER DIM. DE CAREME,
faites-la croître avec son âge; prenez son cœur entre
vos mains , et que le feu impur de la volupté ne pro-
fane jamais un sanctuaire que vous vous êtes réservé
depuis tant de siècles : custodi innocentiam ^ .
Voyez ces semences de droiture et de vérité que
vous avez jetées dans son ame; cet esprit de justice
et d'équité qui se développe de jour en jour, et qui
paroît être né avec lui ; cette aversion naissante pour
les artifices et les fausses louanges du flatteur; et ne
permettez pas que Fadulation corrompe jamais ces
présages heureux de notre félicité future : et vide
œquitatem^.
Qu'il régne pour notre bonheur, et il régnera pour
sa gloire. Que son unique ambition soit de rendre
ses sujets heureux; que son titre le plus chéri soit
celui de roi bienfaisant et pacifique : il ne sera grand
qu'autant qu'il sera cher à son peuple. Qu'il soit le
modèle de tous les bons rois , et que ce prince paci-
fique puisse laisser encore après lui des princes qui
lui ressemblent: quoniam sunt reliquiœ homini paci-
fico ^. Recevez ces vœux , ô mon Dieu ! et qu'ils soient
pour nous les gages de la tranquillité de la vie pré-
sente, et l'espérance de la future 1 Ainsi soit-il.
' Ps. 36, V. 37. — ' Ibid. ~ ^ Ibid.
SERMON
POUR LE SECOND DIMANCHE DE CARÊME.
SUR LE RESPECT QUE LES GRANDS
DOIVENT A LA RELIGION.
Et ecce apparuenint illis Moyses et Elias cum Jesu loquentes.
En même temps ils virent paroître Moïse et Élie, qui s'en-
tretenoient avec Jésus.
Matth. c. 17 , V. 3.
Sire,
Ce sont les deux plus grands hommes qui eussent
encore paru sur la terre qui viennent aujourd'hui
sur la montagne sainte rendre hommage à la gloire
et à la grandeur de Jésus-Christ :
Moïse , ce dieu de Pharaon , ce législateur des peu-
ples, ce vainqueur des rois, ce maître de la nature ,
et plus grand encore par le titre de serviteur fidèle
de la maison du Seigneur :
Élie , cet homme miraculeux , la terreur des prin-
ces impies, qui pouvoit faire descendre le feu du
ciel , ou s'y élever lui-même sur un char de gloire et
de lumière, et plus célèbre encore par le zèle saint
42 SECOND DIMANCHE
qui le dévoroit que par toutes les merveilles qui ac-
compagnèrent sa vie.
Cependant Fun et Fautre n'avoient été grands que
parcequ'ils avoient été les images de Jésus-Christ.
Ils viennent donc adorer celui qu'ils avoient figuré ,
et rendre à ce divin original la puissance et la gloire
qui appartiennent à lui seul, et dont ils n'avoientété
eux-mêmes que comme les précurseurs et les dépo-
sitaires.
Telle est, Sire, la destinée des princes et des
grands de la terre. Ils ne sont grands que parcequ'ils
sont les images de la gloire du Seigneur et les dépo-
sitaires de sa puissance. Ils doivent donc soutenir
les intérêts de Dieu dont ils représentent la majesté,
et respecter la religion, qui seule les rend eux-mê-
mes respectables.
Je dis la respecter : elle exige d'eux un respect de
fidélité , figuré par Moïse , qui leur en fasse observer
les maximes, et un respect de zélé , représenté dans
Élie , qui les rende protecteurs de sa doctrine et de
sa vérité.
Fidèles dans l'observance de ses maximes ; zélés
dans la défense de sa doctrine et de sa vérité. Ave y
Maria.
PREMIÈRE PARTIE.
Sire,
Être né grand , et vivre en chrétien , n'ont rien
d'incompatible, ni dans les fonctions de 1 autorité,
DE CAREME. 43
ni dans les devoirs de la religion ; ce seroit dégrader
l'Évangile , et adopter les anciens blasphèmes de ses
ennemis , de le regarder comme la religion du peuple
et une secte de gens obscurs.
Il est vrai que les Césars, et les puissants selon
le siècle, ne crurent pas d'abord en Jésus-Christ;
mais ce n'est pas que sa doctrine réprouvât leur état;
elle ne réprouvoit que leurs vices : il falloit même
montrer au monde que la puissance de Dieu n'avoit
pas besoin de celle des hommes; que le crédit et
Tautorité du siècle étoit inutile à une doctrine des-
cendue du ciel; qu'elle se suffisoit à elle-même pour
s'établir dans l'univers; que toutes les puissances
du siècle, en se déclarant contre elle, et en la persé-
cutant, dévoient l'affermir; et que si elle n'eût pas
eu d'abord les grands pour ennemis , elle eût man-
qué du principal caractère qui les rendit ensuite ses
disciples.
La loi de l'Évangile est donc la loi de tous les états ;
plus même la naissance nous élève au-dessus des
autres hommes, plus la religion nous fournit des
motifs de fidélité envers Dieu. Je dis des motifs de
reconnoissance et de justice.
Oui, mes frères, ce n'est pas le hasard qui vous a
fait naître grands et puissants. Dieu, dès le commen-
cement des siècles , vous avoit destiné cette gloire
temporelle, marqués du sceau de sa grandeur, et
séparés de la foule par l'éclat des titres et des dis-
tinctions humaines. Que lui aviez-vous fait, pour
être ainsi préférés au reste des hommes, et à tant
44 SECOND DIMANCHE
d'infortunés sur-tout qui ne se nourrissent que d'un
pain de larmes et d amertume ? Ne sont-ils pas
comme vous Fouvrage de ses mains , et rachetés du
même prix? n êtes-vous pas sortis de la même boue?
n êtes-vous pas peut-être chargés de plus de crimes?
le sang dont vous êtes issus, quoique plus illustre
aux yeux des hommes , ne coule-t-il pas de la même
source empoisonnée qui a infecté tout le genre hu-
main? Vous avez reçu de la nature un nom plus
glorieux; mais en avez-vous reçu une ame d'une
autre espèce et destinée à un autre royaume éternel
que celle dès hommes les plus vulgaires? Qu avez-
vous au-dessus d'eux devant celui qui ne connoît de
titres et de distinctions dans ses créatures que les
dons de sa grâce? Cependant Dieu , leur père comme
le vôtre , les livre au travail, à la peine, à la misère,
et à l'affliction; et il ne réserve pour vous que la
joie, le repos, l'éclat, et l'opulence; ils naissent pour
souffrir, pour porter le poids du jour et de la cha-
leur, pour fournir, de leurs peines et de leurs sueurs,
à vos plaisirs et à vos profusions ; pour traîner , si
j'oseparler ainsi, comme de vils animaux, le char de
votre grandeur et de votre indolence. Cette distance
énorme que Dieu laisse entre eux et vous a-t-elle
jamais été seulement l'objet de vos réflexions , loin
de l'être de votre reconnoissance? Vous vous êtes
trouvés , en naissant , en possession de tous ces avan-
tages; et, sans remonter au souverain dispensateur
des choses humaines, vous avez cru qu'ils vous
étoient dus, parceque vous en aviez toujours joui.
DE CARÊME. 45
Héîas ! vous exigez de vos créatures une recomiois-
sance si vive, si marquée, si soutenue, un assujet-
tissement si déclaré de ceux qui vous sont redevables
de quelques faveurs ; ils ne sauroient sans crime ou-
blier un instant ce qu'ils vous doivent; vos bienfaits
vous donnent sur eux un droit qui vous les assujettit
pour toujours. Mesurez là-dessus ce que vous devez
au Seigneur, le bienfaiteur de vos pères , et de toute
votre race. Quoi 1 vos faveurs vous font des esclaves!
et les bienfaits de Dieu ne lui feroient que des in-
grats et des rebelles !
Ainsi, mes frères, plus vous avez reçu de lui, plus
il attend de vous. Mais , hélas ! cette loi de reconnois-
sance, que tout ce qui vous environne vous annonce,
et qui devroit être, pour ainsi dire, écrite sur les
portes et sur les murs de vos palais , sur vos terres
et sur vos titres , sur Téclat de vos dignités et de vos
vêtements, n'est point même écrite dans votre cœur!
I^ieu reprendra ses propres dons, mes frères, puis-
que, loin de lui en rendre la gloire qui lui est due,
vous les tournez contre lui-même ; ils ne passeront
point à votre postérité; il transportera cette gloire
à une race plus fidèle. Vos descendants expieront
peut-être dans la peine et dans la calamité le crime
de votre ingratitude ; et les débris de votre élévation
seront comme un monument éternel où le doigt de
Dieu écrira jusqu'à la fin l'usage injuste que vous en
avez fait.
Que dis-je! il multipliera peut-être ses dons; il
vous accablera de nouveaux bienfaits ; il vous élé-
46 SECOND DIMANCHE
vera encore plus haut que vos ancêtres : mais il vous
favorisera dans sa colère; ses bienfaits seront des
châtiments ; votre prospérité consommera votre aveu-
glement et votre orgueil ; ce nouvel éclat ne sera
qu'un nouvel attrait pour vos passions ; et Faccrois-
sement de votre fortune verra croître dans le même
degré vos dissolutions , votre irréligion , et votre im-
pénitence.
C'est donc une erreur, mes frères , de regarder la
naissance et le rang comme un privilège qui diminue
et adoucit à votre égard vos devoirs envers Dieu et
les régies sévères de FÉvangile; au contraire, il exi-
gera plus de ceux à qui il aura plus donné ; ses bien-
faits deviendront la mesure de vos devoirs ; et comme
il vous a distingués des autres hommes par des lar-
gesses plus abondantes , il demande que vous vous
en distinguiez aussi par une plus grande fidélité.
Mais, outre la reconnoissance qui vous y engage,
plus tout allume les passions dans votre état, plus
vous avez besoin de vigilance pour vous défendre. Il
faut aux grands de grandes vertus : la prospérité est
comme une persécution continuelle contre la foi; et
si vous n'avez pas toute la force et le courage des
saints, vous aurez bientôt plus de vices et de foi-
blesses que le reste des hommes.
Mais d'ailleurs sur quoi prétendez- vous que Dieu
doit se relâcher en votre faveur, et exiger moins de
vous que du commun des fidèles? Avez- vous moins
de plaisirs à expier? votre innocence est-elle le titre
qui vous donne droit à son indulgence? vous êtes-
DE CARÊME. 47
vous moins livrés aux désirs de la chair, pour vous
croire plus dispensés des violences qui la mortifient
et la punissent? Votre élévation a multiplié vos cri-
mes; et elle adouciroit votre pénitence! Vos excès
vous distinguent encore plus du peuple que votre
rang \ et vous prétendriez trouver là-dessus dans la
religion des exceptions qui vous fussent favorables !
Quelle idée de la divinité avons-nous , mes frères !
quel Dieu de chair et de sang nous formons-nous?
Quoi 1 dans ce jour terrible oti Dieu seul sera grand,
où le roi et Tesclave seront confondus , où les œuvres
seules seront pesées, Dieu n'exerceroit que des ju-
gements favorables envers ces hommes que nous
appelons grands! ces hommes qu'il avoit comblés
de biens , qui avoient été les heureux de la terre , qui
s'étoient fait ici-bas une injuste félicité, et qui, ou-
bliant presque tous lauteur de leur prospérité, na-
voient vécu que pour eux-mêmes! et il s'armeroit
alors de toute sa sévérité contre le pauvre qu'il avoit
toujours affligé ! et il réserveroit toute la rigueur de
ses jugements pour des infortunés qui n'avoient
passé que des jours de deuil et des nuits laborieuses
sur la terre, et qui souvent l'avoient béni dans leur
affliction , et invoqué dans leur délaissement et leur
amertume! Vous êtes juste. Seigneur, et vos juge-
ments seront équitables.
Mais, Sire, quand ces motifs de justice et de re-
connoissance n'engageroientpas les grands à la fidé-
lité qu'ils doivent par tant de titres à Dieu, que de
motifs n'en trouvent- ils pas encore en eux-mêmes !
48 SECOND DIMANCHE
N'est-ce pas en effet la sagesse et la crainte de Dieu
toute seule qui peut rendre les princes et les grands
plus aimables aux peuples? C'est par elle, disoit au-
trefois un jeune roi, que je deviendrai illustre parmi
les nations; que les vieillards respecteront ma jeu-
nesse; que les princes qui sont autour de mon trône
baisseront par respect les yeux devant moi; que les
rois voisins, quelque redoutables quils soient, me
craindront ; que je serai aimé dans la paix, et redouté
dans la guerre : per hanc timehunt me reges horrendi :
in multitudine videhor bonus et in bello fortis\ C'est
par elle que mon régne sera agréable à votre peuple,
/ ô mon Dieu ! que je le gouvernerai justement, et que
je serai digne du trône de mes pères : per hanc dis-
ponam populum tuum juste , et ero dignus sedium patris
mei^.
Non, Sire, ce ne sera ni la force de vos armées,
ni l'étendue de votre empire , ni la magnificence de
votre cour, qui vous rendront cher à vos peuples : ce
seront les vertus qui font les bons rois , la justice ,
l'humanité , la crainte de Dieu. Vous êtes un grand
roi par votre naissance, mais vous ne pouvez être
un roi cher à vos peuples que par vos vertus. Les
passions qui nous éloignent de Dieu nous rendent
toujours injustes et odieux aux hommes : les peupjes
souffrent toujours des vices du souverain. Tout ce
qui outre l'autorité l'affoiblit et la dégrade; les prin-
ces dominés par les passions sont toujours des maî-
tres incommodes et bizarres : le gouvernement n'a
' Sap. c. 8, V. i3, i5. — ^ Ibid. c. 9, v. 12.
DE CARÊME. 49
plus de régie quand le maître lui-iuéme n'en a point.
Ce n'est plus la sagesse et Tintérêt public qui prési-
dent aux conseils , c'est l'intérêt des passions : le ca-
price et le goût forment les décisions que devoit dic-
ter l'amour de l'ordre; et le plaisir devient le grand
ressort de toute la prudence de l'empire. Oui, Sire,
la sagesse et la piété du souverain toute seule peut
faire le bonheur de ses sujets; et le roi qui craint
Dieu est toujours cher à son peuple.
Mais si la crainte de Dieu rend dans les princes et
les grands l'autorité aimable , c'est elle encore , Sire,
qui la rend glorieuse. Tous les biens et tous les suc-
cès , disoit encore un sage roi , me sont venus avec
elle , et c'est par elle que l'honneur et la gloire m'ont
toujours accompagné: et innumerahilis honestas pet'
manum illius\ Dieu ne prend pas sous sa protection
ceux qui ne vivent pas sous ses ordres.
Je sais que l'impie prospère quelquefois ; qu'il pa-
roît élevé comme le cèdre du Liban, et qu'il semble
insulter le ciel par une gloire orgueilleuse qu il ne
croit tenir que de lui-même. Mais attendez; son élé-
vation va lui creuser elle-même son précipice : la main
du Seigneur l'arrachera bientôt de dessus la terre. La
fin de l'impie est presque toujours sans honneur;
tôt ou tard il faut enfin que cet édifice d'orgueil et
d'injustice s'écroule. La honte et les malheurs vont
succéder ici-bas à la gloire de ses succès : on le verra
Dcut-être traîner une vieillesse triste et déshonorée; il
finira par l'ignominie. Dieu aura son tour, et la gloire
^ Sap. c. 7 , V. II.
I
5o SECOND DIMANCHE
de rhomme injuste ne descendra pas avec lui dans le
tombeau.
Repassez sur les siècles qui nous ont précédés,
comme disoit autrefois un prince juif à ses enfants :
cogitate generationes singulas^\ et vous verrez que le
Seigneur a toujours soufflé sur les races orgueilleu-
ses, et en a fait sécher la racine; que la prospérité
des impies n'a jamais passé à leurs descendants ; que
les trônes eux-mêmes, et les successions royales,
ont manqué sous des princes fainéants et efféminés ;
et que l'histoire des crimes et des excès des grands
est en même temps Thistoire de leurs malheurs et de
leur décadence.
Mais enfin , Sire , en quoi les princes et les grands
sont moins excusables lorsqu'ils abandonnent Dieu ,
c'est que d'ordinaire ils naissent avec des inclinations
plus nobles et plus heureuses pour la vertu , que le
peuple.
J'étois encore enfant, disoit le roi Salomon, mais
je me trouvois déjà les lumières d'un âge avancé, et
je sentois que je devois à ma naissance une ame
bonne et des sentiments plus élevés que ceux des au-
tres hommes: puer autem eram ingeniosus , et sortitus
sum animam bonam^.
Le sang, l'éducation, l'histoire des ancêtres, jette,
dans le cœur des grands et des princes , des semen-
ces et comme tme tradition naturelle de vertu. Le
peuple, livré en naissant à un naturel brut et in-
culte, ne trouve en lui, pour les devoirs sublimes de
^ Mac. c. 2 , V. 6 1 . — ' Sap. c. 8 , v. i g.
DE CABÉME. 5i
la foi, que la pesanteur et la bassesse d'une nature
laissée à elle-même : les bienséances inséparables du
rang, et qui sont comme la première école de la
vertu , ne gênent pas ses passions : l'éducation for-
tifie le vice de la naissance; les objets vils qui l'envi-
ronnent lui abattent le cœur et les sentiments ; il ne
sent rien au-dessus de ce qu'il est; né dans les sens et
dans la boue, il s'élève difficilement au-dessus de lui-
même. Il y a dans les maximes de l'Évangile une élé-
vation où les coeurs vils et rampants ne sauroient at-
teindre: la religion, qui fait les grandes ames, nepa-
roît faite que pour elles; et il faut être grand , ou le
devenir pour être chrétien.
Je n'ignore pas que la grâce supplée à la nature;
que la chair et le sang ne donnent aucun droit au
royaume de Dieu ; que les premiers héros de la foi
sortirent d'entre le peuple; que les vases de boue,
entre les mains de Fouvrier souverain, deviennent
bientôt des vases de gloire et de magnificence; et
que tout chrétien est né grand, parcequ'il est né
pour le ciel.
Mais une haute naissance nous prépare, pour ainsi
dire , aux sentiments nobles et héroïques qu'exige la
foi: un sang plus pur s'élève plus aisément; il en
doit moins coûter de vaincre les passions à ceux qui
sont nés pour remporter des victoires : le mensonge
et la duplicité entrent plus difficilement dans un
cœur à qui la vérité ne sauroit nuire , et qui n'a rien
à craindre ni à espérer des hommes. L'espéi'ance
d'une fortune éclatante ne peut corrompre la pro-
4.
52 SECOND DIMANCHE
bité de ceux qui ne voient plus de fortune au-dessus
de la leur, et qui tiennent en leurs mains la fortune
et la destinée publique. Le respect humain n'inti-
mide et n'arrête pas la vertu des grands, eux que
tout le monde fait gloire d'imiter , et dont les mœurs
deviennent toujours la loi de la multitude. La bas-
sesse de la débauche et de la dissolution trouve
moins d'accès dans une ame que la naissance destine
à de grandes choses: la régie et les devoirs sont
moins étrangers à ceux qui sont établis pour main-
tenir l'ordre et la régie parmi les peuples. S'ils sont
entourés de plus de pièges , ils trouvent en eux plus
de freins et plus de ressources : la nature toute seule
a environné leur ame d'une garde d'honneur et de
gloire : enfin , les premiers penchants dans les grands
sont pour la vertu ; et ils dégénèrent dè§ qu'ils les
tournent au vice. Ils doivent donc à la religion un
respect de fidélité qui leur en fasse observer les maxi-
mes ; mais ils lui doivent encore un respect de zélé
qui les rende défenseurs de sa doctrine et de sa vé-
rité.
SECONDE PARTIE.
La religion est la fin de tous les desseins de Dieu
sur la terre: tout ce qu'il a fait ici-bas, il ne Fa fait
que pour elle; tout doit servir à l'agrandissement de
ce royaume de Jésus-Christ. Les vertus et les vices ,
les grands et le peuple , les bons et les mauvais suc-
cès , l'abondance ouïes calamités publiques , l'éléva-
tion ou la décadence des empires , tout enfin dans
DE CARÊME. 53
l'ordre des conseils éternels doit coopérer à la for-
mation et à Faccroissement de cette sainte Jérusa-
lem. Les tyrans Font purifiée par les persécutions;
les fidèles la perpétuent par la charité; les incré-
dules et les libertins l'éprouvent et l'affermissent par
les scandales; les justes sont les témoins de sa foi ;
les pasteurs , les dépositaires de sa doctrine; les prin-
ces et les puissants , les protecteurs de sa vérité.
Ce n'est pas assez pour eux d'obéir à ses lois ; c'est
le devoir de tout fidèle : la majesté de son culte, la
sainteté de ses maximes, le dépôt de sa vérité , doi-
vent trouver une sûre protection dans leur autorité
et dans leur zèle.
Je dis la majesté de son cuite. Piien, Sire, n'ho-
nore plus la religion que de voir les grands et les
princes confondus au pied des autels avec le reste
des fidèles, dans les devoirs communs et extérieurs
de la foi : c'est à eux à opposer leurs hommages pu-
blics et respectueux dans le temple saint aux irré-
vérences et aux profanations publiques , et à venir
montrer à la multitude combien il est indécent à des
sujets de paroître sans pudeur et sans contrainte au
pied du sanctuaire , devant lequel les princes et les
rois eux-mêmes s'anéantissent : ils doivent cet exem-
ple aux peuples, et ce respect à la majesté du culte
saint. Hélas! ils regardent comme une bienséance de
leur rang d'autoriser par leur présence les plaisirs
publics, et ils croiroient souvent se dégrader en pa-
1 oissant à la tête des cantiques de joie et des solen-
nités saintes de la religion! Ils se font un intérêt
54 SECOND DIMANCHE
d'état de donner du crédit par leur exemple aux
amusements du théâtre et aux vains spectacles du
siècle : TÉglise est -elle donc moins intéressée que
leurs exemples en donnent aux spectacles sacrés et
religieux de la foi ?
Les plaisirs publics n ont pas besoin de protection.
Hélas ! la corruption des hommes leur répond assez
de la perpétuité de leur crédit et de leur durée ; et
s'ils sont nécessaires aux états , l'autorité n'a que
faire de s'en mêler : de tous les besoins publics, c'est
celui qui court moins de risque.
Mais les devoirs de la religion, qui ne trouvent
rien pour eux dans nos cœurs , il faut que de grands
exemples les soutiennent : le culte achève de s'avi-
lir, dès que les princes et les grands le négligent.
Dieu ne paroît plus si grand, si j'ose parler ainsi,
dès qu'on ne compte que le peuple parmi ses adora-
teurs : sa parole n'est plus écoutée , ou perd tous les
jours son autorité, dès qu'elle n'est plus destinée
qu'à être le pain des pauvres et des petits. Les de-
voirs publics de la piété sont abandonnés ; tout
tombe et languit, si la religion du prince et des
grands ne le soutient et ne le ranime. C'est ici où l'in-
térêt du culte se trouve mêlé avec celui de l'état ; où
il importe au souverain de maintenir, et les dehors
augustes de la religion , et l'unité de sa doctrine, qui
soutiennent eux-mêmes le trône, et d'accoutumer
ses sujets à rendre à Dieu et à l'Église le respect et
la soumission qui leur sont dus, de peur qu'ils ne
les lui refusent ensuite à lui-même. Les troubles de
DE CARÊME. 55
rÉglise ne sont jamais loin de ceux de Tétat; on ne
respecte guère le joiig des puissances quand on est
parvenu à secouer le joug de la foi: et l'hérésie a
beau se laver de cet opprobre, elle a par-tout allumé
le feu de la sédition ; elle est née dans la révolte ; en
ébranlant les fondements de la foi, elle a ébranlé les
trônes et les empires; et par-tout, en formant des
sectateurs , elle a formé des rebelles : elle a beau
dire que les persécutions des princes lui mirent en
main les armes d'une juste défense, TÉglise n'opposa
jamais aux persécutions que la patience et la fer-
meté ; sa foi fut le seul glaive avec lequel elle vain-
quit les tyrans. Ce ne fut pas en répandant le sang
de ses ennemis qu'elle multiplia ses disciples ; le
sang de ses martyrs tout seul fut la semence de ses
fidèles. Ses premiers docteurs ne furent pas envoyés
dans l'univers comme des lions pour porter par-tout
le meurtre et le carnage, mais comme des agneaux
pour être eux-mêmes égorgés : ils prouvèrent, non
en combattant , mais en mourant pour la foi , la vé-
rité de leur mission : on devoit les traîner devant
les rois pour y être jugés comme des criminels, et
non pour y paroître les armes à la main, et les for-
cer de leur être favorables : ils respectoient le scep-
tre dans les mains même profanes et idolâtres , et
ils auroient cru déshonorer et détruire l'œuvre de
Dieu, en recourant, pour l'établir, à des ressources
humaines.
Les princes affermissent donc leur autorité en af-
fermissant l'autorité de la religion. Aussi c'est à eux
56 SECOND DIMANCHE
que le culte doit sa première magnificence. Ce fut
sous les plus grands rois de la race de David que le
temple du Seigneur vit revivre sa gloire et sa ma-
jesté. Les Césars, sous FÉvangile, tirèrent FÉglise
de l'obscurité où les persécutions Favoient laissée.
Les Charlemagne , les saint Louis , relevèrent Téclat
de leur règne en relevant celui du culte ; et les mo-
numents puJilics de leur piété , que les temps n ont
pu détruire, et que nous respectons encore parmi
nous, font plus d'honneur à leur mémoire que les
statues et les inscriptions qui , en immortalisant les
victoires et les conquêtes, n immortalisent d'ordi-
naire que la vanité des princes et le malheur des
sujets.
Mais les mêmes motifs qui obligent les grands
à soutenir la majesté et la décence extérieure du
culte , les rendent en même temps protecteurs de la
sainteté de ses maximes : il faut qu'ils apprennent
au peuple à respecter la piété , en respectant eux-
mêmes ceux qui la pratiquent; c'est une protection
publique qu'ils doivent à la vertu.
Oui, Sire, les gens de bien sont la seule source du
bonheur et de la prospérité des empires : c'est pour
eux seuls que Dieu accorde aux peuples l'abondance
et la tranquillité. S il se fût trouvé dix justes dans
Sodôme, le feu du ciel ne seroit jamais tombé sur
cette ville criminelle. L'état périroit, le trône seroit
renversé, nos viiles abymées et réduites en cendres,
et nous aurions le même sort que Sodôme et Go-
morrhe, si Dieu ne voyoit encore au milieu de nous
DE CARÊME. 67
des serviteurs fidèles, s il ne nouslaissoit encore une
semence sainte, si Finnocence peut-être de l'enfant
auguste et précieux , la seule semence qui nous reste
du sang de nos rois, n arrêtoitles foudres que la dis-
solution publique de nos mœurs auroit dû déjà at-
tirer sur nos têtes : nisi Dominus reliquisset nohis
semen j sicut Sodonia facti essemus , et sicut Gomorrha
similes fuissemus\ Les princes, Sire, sont donc in-
téressés à protéger la vertu, puisque les empires, et
les monarchies . et le monde entier ne subsistera que
tant qu'il y aura de la vertu sur la terre.
Mais ce n est pas , Sire , par un simple respect que
les princes doivent honorer les gens de bien : c'est
par la confiance ; ils ne trouveront d'amis fidèles que
ceux qui sont fidèles à Dieu : c'est par les emplois
publics ; l'autorité n'est sûre et bien placée qu'entre
les mains de ceux qui le craignent : c'est par des
préférences ; les grands talents sont quelquefois les
plus dangereux, si la crainte de Dieu ne sait les ren-
' dre utiles : c'est par l'accès auprès de leur personne;
la familiarité n'a rien à craindre de ceux qui respec-
teroient même nos rebuts et nos mauvais traite-
ments : c'est enfin par les grâces ; nos bienfaits ne
sauroient faire des ingrats de ceux que le devoir tout
seul et la conscience nous attachent.
Quel bonheur, Sire , pour un siècle , pour un em-
pire , pour les peuples , lorsque Dieu leur donne dans
sa miséricorde des princes favorables à la piété ! Par
eux croissent et s'animent les talents utiles à l'Église :
» Rom. c. 9, V. 29.
58 SECOND DIMANCHE
par eux se forment et sont protégés des ouvriers
fidèles destinés à répandre la science du salut , à ar-
racher les scandales du royaume de Jésus-Christ , et
à ranimer la foi par des ouvrages pleins de Tesprit
qui les a dictés : par eux s'élèvent au milieu de nous
des maisons saintes, des établissements pieux où
Finnocence est préservée , où le vice sauvé du nau-
frage trouve un port heureux : par eux enfin nos
neveux trouveront encore ces ressources publiques
de salut, monuments heureux qui perpétuent la
piété dans les empires, qui assurent aux princes la
reconnoissance des âges à venir, qui mettent la pos-
térité dans leurs intérêts , et qui les rendent les héros
de tous les siècles.
Non , Sire , la gloire des monuments que l'orgueil
ou l'adulation ont élevés , sera ou ensevelie dans
l'oubli par le temps , ou effacée par les censures et
les jugements plus équitables de la postérité : les
races futures disputeront à la plupart des souve-
rains les titres et les honneurs que leur siècle leur
aura déférés ; mais la gloire des secours publics ac-
cordés à la piété, et qui subsisteront après eux, ne
leur sera pas disputée ; et quelque grand qu'ait été
le roi que nous pleurons encore , de tous les monu-
ments élevés si justement pour immortaliser la gloire
de son régne, les deux édifices pieux et augustes où
la valeur d'un côté , et la noblesse du sexe de l'autre ,
trouveront jusqu'à la fin des ressources sûres et pu-
bliques , sont les titres qui lui répondent le plus des
éloges et des actions de grâces de la postérité.
DE CARÊME. 69
Tel est le zélé de protection que les princes et les
grands doivent à la sainteté des maximes de la reli-
gion : mais ils le doivent encore au dépôt sacré de sa
doctrine et de sa vérité; et notre siècle sur-tout, où
l'irréligion fait tant de progrès , doit encore plus ré-
veiller là-dessus leur attention et leur zèle.
J'avoue que les impies ont été de tous les siècles ;
que chaque âge et chaque nation a vu des esprits
noirs et superbes dire non seulement dans leur cœm:
et en secret, mais oser blasphémer tout haut qu'il
n'y a point de Dieu ; et que , dès le temps même
de Salomon , où le souvenir des merveilles du Sei-
gneur en Egypte et dans le désert étoit encore si ré-
cent, ils proposoient déjà, contre tout culte rendu au
Très-Haut, ces doutes impies qui sont devenus le
langage vulgaire de l'incrédulité.
Mais s'il a paru autrefois des impies , le monde
lui-même les a regardés avec horreur; et ces enne-
mis de Dieu n'ont paru sur la terre que pour être
comme le rebut et l'anathème de tous les hommes.
Aujourd'hui, hélas ! l'impiété est presque devenue
un air de distinction et de gloire , c'est un titre qui
honore; et souvent on se le donne à soi - même par
une affreuse ostentation, tandis que la conscience
n'ose encore secouer le joug, et nous le refuse. Au-
jourd'hui c'est un mérite qui donne accès auprès des
grands; qui relève, pour ainsi dire, la bassesse du
nom et de la naissance; qui donne à des hommes
obscurs, auprès des princes du peuple, un privilège
de familiarité dont nos mœurs mêmes, toutes cor-
6o SECOND DIMANCHE
rompues qu'elles sont , rougissent; et Fimpiété, qui
devroit avilir Féclat même de la naissance et de la
gloire, décore et ennoblit l'obscurité et la roture. Ce
sont les grands qui ont donné du crédit à Timpie;
c'est à eux à le dégrader et à le confondre.
Quelle honte pour la religion , mes frères ! Les
plus grands hommes du paganisme ne parloient
qu'avec respect des superstitions de l'idolâtrie , dont
ils connoissoient la puérilité et l'extravagance : ils
pensoient avec les sages , et ils n'osoient parler que
comme le peuple; ils n'auroient osé, avec toute leur
réputation et leurs lumières , insulter tout haut un
culte si insensé , mais que la majesté des lois de Fem-
pire et l'ancienneté rendoient respectable ; et Socrate
lui-même , l'honneur de la Grèce , ce premier philo-
sophe du monde, si estimé de tous les siècles , et qui
devoit être si cher au sien , perd la vie par un arrêt
public d'Athènes pour avoir parlé avec moins de cir-
conspection de ces dieux bizarres auxquels ses ci-
toyens dévoient moins de respect et d'honneur qu'à
lui-même.
Et parmi nous le Dieu du ciel et de la terre est in-
sulté hautement, sans que le zèle public se réveille!
et , sous Fempire même de la foi , des hommes vils
et ignorants font des dérisions publiques d'une doc-
trine descendue du ciel! et on applaudit à Fimpiété 1
et , dans un royaume où le titre de chrétien honore
nos rois, l'incrédulité impunie devient même un
titre d'honneur pour des sujets! Les vaines idoles
auroient donc eu le ministère public pour vengeur
DE CARÊME. 6i
contre les savants et les sages ; et le seul Dieu véri-
table ne Tauroit pas contre les libertins et les in-
sensés !
Vengez l'honneur de la religion , vous , mes frères,
dont les illustres ancêtres en ont été les premiers dé-
positaires , et dont vous devez être par conséquent
les premiers défenseurs . éloignez l'impie d'auprès
de vous; n'ayez jamais pour amis les ennemis de
Dieu : il y a tant de dignité pour les grands à ne pas
souffrir qu'on insulte et qu'on avilisse devant eux la
foi de leurs pères ! ce doit être , pour vous, manquer
de respect à votre rang , que d'en manquer en votre
présence à la religion que vous professez ; c'est un
langage indécent qui blesse les égards et les at-
tentions qui vous sont dues : on vous méprise , en
méprisant devant vous le Dieu que vous adorez.
N'écoutez donc qu'avec une indignation qui ferme
la bouche à l'incrédule, les discours de l'incrédulité:
comme c'est la vanité seule qui fait les impies , ils
seront rares dès qu'ils seront méprisés.
Ayez vous-mêmes un noble et religieux respect
pour les vérités de la religion. La véritable élévation
de l'esprit, c'est de pouvoir sentir toute la majesté
et toute la sublimité de la foi. Les grandes lumières
nous conduisent elles-mêmes à la soumission; l'in-
crédulité est le vice des esprits foibles et bornés :
c'est tout ignorer que de vouloir tout connoître. Les
contradictions et les abymes de l'impiété sont encore
plus incompréhensibles que les mystères de la foi;
et il y a encore moins de ressource pour la raison
62 SECOND DIMANCHE
à secouer tout joug, qu'à obéir et à se soumettre.
Que votre respect et votre zélé pour la religion de
vos pères cultive et fasse croître celui du jeune prince
auprès duquel vos noms et vos dignités vous atta-
chent, et dont Téducation est, pour ainsi dire, con-
fiée à tous ceux qui ont Fhonneur de l'approcher de
plus près ; qu'il retrouve en vous les premiers té-
moins de la foi, que ses ancêtres placèrent sur le
trône ; que le zélé pour la défense de FÉglise , qui
coule en lui avec le sang , soit encore réveillé et
animé par vos exemples ; que les erreurs et les pro-
fanes nouveautés soient les premiers ennemis qu'il
se propose de combattre; et qu'il soit encore plus
jaloux qu'on ne touche point aux anciennes bornes
de la foi, qu'à celles de la monarchie.
Que la tranquillité de son régne , ô mon Dieu ! de-
vienne celle de l'Église ; que les troubles qui l'agitent
soient calmés avant qu'il puisse les connoître ; que
la concorde et l'union rétablies parmi nous prévien-
nent la sévérité de ses lois, et ne laissent plus rien
à faire à son zélé ; que son régne soit le régne de la
paix et de la vérité; que le lion et l'agneau vivent en-
semble paisiblement sous son empire ; et que cet en-
fant miraculeux, comme dit Isaïe, les mène encore
et les voie réunis dans les mêmes pâturages : et puer
parvulus minahit eos \ Que le camp des infidèles et
des Philistins ne se réjouisse plus de nos dissensions ;
et que s'ils entendent encore des clameurs autour de
'|ISAIE, C. I I , V. 6.
DE CARÊME. 63
l'arche , ce ne soient plus celles qui annoncent ses
périls et des malheurs nouveaux, mais ses triom-
phes et sa gloire. Ainsi soit-il.
s
POUR LE TROISIÈiVfE DIMANCHE DE CARÊME.
SUR LE MALHEUR DES GRANDS
QUI ABANDONNENT DIEU.
Cum immundus spiritus exierit de homine ^ ambulat per loca
inaquosa, quœrens requiem, et non invenit.
Lorsque l'esprit immonde est sorti d'un homme , il s'en va par
des lieux arides, cherchant du repos, et il n'en trouve point.
Luc , c. II, V. 24.
8IRE,
Cet esprit inquiet et immonde , qui sort et rentre
dans Fhomme d'où il est sorti, qui change sans cesse
de lieu , qui essaie toutes les situations , et ne peut
se plaire et se fixer dans aucune, qui court toujours
pour découvrir des sentiers agréables et délicieux,
et qui ne marche jamais que par des lieux tristes et
arides, qui cherche le repos et ne le trouve pas, c'est
Fimage de l'humeur et du caractère des grands de
la terre, toujours plus inquiets, plus agités et plus
malheureux que le simple peuple , dès que , livrés à
leurs passions et à eux-mêmes , ils ont abandonné
Dieu.
TROISIÈME DIM. DE CARÊME. 65
C'est la figure naturelle de cet état d'élévation et
de prospérité si envié du monde, et si peu digne
d'envie selon Dieu. Le bonheur, Sire, n est pas atta-
ché à l'éclat du rang et des titres ; il n'est attaché
qu'à l'innocence de la vie. Ce n'est pas ce qui nous
élève au-dessus des autres hommes qui nous rend
heureux , c'est ce qui nous réconcilie avec Dieu. Vous
portez la plus belle couronne de l'univers ; mais si
la piété ne vous aide à la soutenir, elle va devenir le
fardeau même qui vous accablera. En un mot, point
de bonheur où il n'y a point de repos, et point de
repos où Dieu n'est point.
Ainsi l'élévation toute seule ne fait pas le bon-
heur des grands , si elle n'est accompagnée de la
vertu et de la crainte du Seigneur. Au contraire,
plus on est grand , plus on vit malheureux , si l'on
ne vit point avec Dieu.
Vérité importante qui va faire le sujet de ce dis-
cours. Implorons, etc. Ave, Maria.
Sire,
Si l'homme n'étoit fait que pour la terre, plus il
y occuperoit de place, et plus il seroit heureux.
Mais l'homme est né pour le ciel : il porte écrits
dans son cœur les titres augustes et ineffaçables de
son origine ; il peut les avilir , mais il ne peut les ef-
facer. L'univers entier seroit sa possession et son
partage, qu'il sentiroit toujours qu'il se dégrade, et
ne se satisfait pas en s'y fixant : tous les objets qui
5
66 TROISIÈME DIMANCHE
rattachent ici-bas Farrachent , pour ainsi dire , du
sein de Dieu, son origine et son repos éternel, et
laissent une plaie de remords et d'inquiétude dans
son ame, qu ils ne sauroientplus fermer eux-mêmes :
il sent toujours la douleur secrète de la rupture et
de la séparation; et tout ce qui altère son union avec
Dieu le rend irréconciliable avec lui-même.
Cependant nous nous promettons toujours ici-bas
une injuste félicité. Nous courons tous dans cette
terre aride, comme Tesprit de notre Évangile, après
un bonheur et un repos que nous ne saurions trou-
ver. A peine détrompés, par la possession d'un ob-
jet, du bonheur qui sembloit nous y attendre, un
nouveau désir nous jette dans la même illusion; et
passant sans cesse de l'espérance du bonheur au dé-
goût, et du dégoût à l'espérance, tout ce qui nous
fait sentir notre méprise devient lui-même l'attrait
qui la perpétue.
Il semble d'abord que cette erreur ne devroit être
à craindre que pour le peuple. La bassesse de sa for-
tune laissant toujours un espace immense au-dessus
de lui, il seroit moins étonnant qu'il se figurât une
félicité imaginaire dans les situations élevées où il
ne peut atteindre, et qu'il crût, car tel est l'homme ,
que tout ce qu'il ne peut avoir, c'est cela même qui
est le bonheur qu'il cherche.
Mais l'éclat du rang, des titres et de la naissance,
dissipe bientôt cette vaine illusion. On a beau mon-
ter et être porté sur les ailes de la fortune au-dessus
de tous les autres, la félicité se trouve toujours pla-
DE CARÊME. 67
cée plus baut que nous-mêmes : plus on s'élève,
plus elle semble s'éloigner de nous. Les chagrins et
les noirs soucis montent, et vont s'asseoir même
avec le souverain sur le trône. Le diadème, qui orne
le front auguste des rois , n'est souvent armé que de
pointes et d'épines qui le décbirent ; et les grands ,
loin d'être les plus heureux , ne sont que les tristes
témoins qu'on ne peut l'être sans la vertu sur la
terre.
Il est vrai même que l'élévation nous rend plus
malheureux , si elle ne nous rend pas plus fidèles à
Dieu. Les passions y sont plus violentes, l'ennui plus
à charge, la bizarrerie plus inévitable, c'est-à-dire le
vide de tout ce qui n'est pas Dieu plus sensible et
plus affreux.
PREMIÈRE RÉFLEXION.
Les passions plus violentes. Oui , Sire , les passions
font tous nos malheurs ; et tout ce qui les flatte et
les irrite augmente nos peines. Un grand voluptueux
est plus malheureux et plus à plaindre que le der-
nier et le plus vil d'entre le peuple : tout lui aide à
assouvir son injuste passion , et tout ce qui l'assou-
vit la réveille; ses désirs croissent avec ses crimes.
Plus il se livre à ses penchants, plus il en devient le
jouet et l'esclave : sa prospérité rallume sans cesse
le feu honteux qui le dévore , et le fait renaître de
ses propres cendres : les sens , devenus ses maîtres ,
deviennent ses tyrans : il se rassasie de plaisirs , et
5.
68 TROISIÈME DIMANCHE
sa satiété fait elle-même son supplice ; et les plaisirs
enfantent eux-mêmes , dit l'esprit de Dieu , le ver qui
le ronge et qui le dévore : et dulcedo illius vermes ^
Ainsi ses inquiétudes naissent de son abondance ;
ses désirs, toujours satisfaits, ne lui laissant plus
rien à désirer, le laissent tristement avec lui-même :
l'excès de ses plaisirs en augmente de jour en jour
le vide ; et plus il en goûte , plus ils deviennent tristes
et amers .
Son rang même , ses bienséances , ses devoirs ,
tout empoisonne sa passion criminelle. Son rang;
plus il est élevé, plus il en coûte pour la dérober
aux regards et à la censure publique : ses bienséan-
ces; plus il en est jaloux, plus les alarmes qu'une
indiscrétion ne trahisse ses précautions et ses me-
sures sont cruelles : ses devoirs; parcequ'il les faut
toujours prendre sur ses plaisirs.
Non , Sire , le trône où vous êtes assis a autour de
lui encore plus de remparts qui le défendent contre
la volupté, que d'attraits qui l'y engagent. Si tout
dresse des pièges à la jeunesse des rois , tout leur
tend les mains aussi pour leur aider à les éviter. Don-
nez-vous à vos peuples à qui vous vous devez ; le poi-
son de la volupté ne trouvera guère de moment pour
infecter votre cœur ; elle n'habite , et ne se plaît qu'a-
vec l'oisiveté et l'indolence : que les soins de la royauté
en deviennent pour vous les plus chers plaisirs. Ce
n'est pas régner de ne vivre que pour soi-même;
les rois ne sont que les conducteurs des peuples : ils
' Job , c. 24, V. 20.
DE CARÊME. 69
ont, à la vérité , ce nom et ce droit par la naissance ;
mais ils ne le méritent que par les soins et l'applica-
tion. Aussi les régnes oisifs forment un vide obscur
dans nos annales : elles n'ont pas daigné même comp-
ter les années de la vie des rois fainéants ; il semble
que n'ayant pas régné eux-mêmes , ils n'ont pas vécu.
C'est un chaos qu'on a de la peine à éclaircir encore
aujourd'hui ; loin de décorer nos histoires , ils ne font
que les obscurcir et les embarrasser ; et ils sont plus
connus par les grands hommes qui ont vécu sous
leur régne, que par eux-mêmes.
Je ne parle pas ici de toutes les autres passions ,
qui , plus violentes dans l'élévation , font sur le cœur
des grands des plaies plus douloureuses et plus pro-
fondes. L'ambition y est plus démesurée. Hélas! le
citoyen obscur vit content dans la médiocrité de sa
destinée : héritier de la fortune de ses pères , il se
borne à leur nom et à leur état ; il regarde sans en-
vie ce qu'il ne pourroit souhaiter sans extravagance;
tous ses désirs sont renfermés dans ce qu il possède ;
et s'il forme quelquefois des projets d'élévation,^ ce
sont de ces chimères agréables qui amusent le loisir
d'un esprit oiseux, mais non pas des inquiétudes qui
le dévorent.
Au grand, rien ne suffit, parcequ'il peut préten-
dre à tout : ses désirs croissent avec sa fortune; tout
ce qui est plus élevé que lui le fait paroître petit à
ses yeux; il est moins flatté de laisser tant d'hommes
derrière lui , que rongé d'en avoir encore qui le pré-
cédent; il ne croit rien avoir, s'il n'a tout ; son ame
70 TROISIÈME DIMANCHE
est toujours aride et altérée; et il ne jouit de rien, si
ce n'est de ses malheurs et de ses inquiétudes.
Ce n'est pas tout : de l'ambition naissent les jalou-
sies dévorantes ; et cette passion si basse et si lâche
est pourtant le vice et le malheur des grands. Jaloux
de la réputation d'autrui , la gloire qui ne leur ap-
partient pas est pour eux comme une tache qui les
flétrit et qui les déshonore. Jaloux des grâces qui
tombent à côté d'eux, il semble qu'on leur arrache
celles qui se répandent sur les autres. Jaloux de la
faveur , on est digne de leur haine et de leur mépris ,
dès qu'on l'est de l'amitié et de la confiance du maî-
tre. Jaloux même des succès glorieux à l'état, la joie
publique est souvent pour eux un chagrin secret et
domestique : les victoires remportées par leurs ri-
vaux sur les ennemis leur sont plus amères qu'à nos
ennemis mêmes ; leur maison, comme celle d'Aman,
est une maison de deuil et de tristesse , tandis que
Mardochée triomphe et reçoit au milieu de la ca-
pitale les acclamations publiques ; et peu contents
d'être insensibles à la gloire des événements , ils cher-
chent à se consoler en s'efforçant de les obscurcir
par la malignité des réflexions et des censures : en-
fin, cette injuste passion tourne tout en amertume;
et on trouve le secret de n'être jamais heureux, soit
par ses propres maux , soit par les biens qui arrivent
aux autres.
Enfin , parcourez toutes les passions ; c'est sur le
cœur des grands qui vivent dans l'oubli de Dieu
qu'elles exercent un empire plus triste et plus ty-
I
DE CARÊME. 71
rannique. Leurs disgrâces sont plus accablantes : plus
l'orgueil est excessif, plus Thumiliation est amère.
Leurs haines plus violentes : comme une fausse gloire
les rend plus vains, le mépris aussi les trouve plus
furieux et plus inexorables. Leurs craintes plus ex-
cessives : exempts de maux réels , ils s'en forment
même de chimériques , et la feuille que le vent agite
est comme la montagne qui va s'écrouler sur eux.
Leurs infirmités plus affligeantes : plus on tient à la
vie, plus tout ce qui la menace nous alarme. Accou-
tumés à tout ce que les sens offrent de plus doux et
de plus riant , la plus légère douleur déconcerte toute
leur félicité , et leur est insoutenable : ils ne savent
user sagement ni de la maladie ni de la santé, ni des
biens ni des maux inséparables de la condition hu-
maine. Les plaisirs abrègent leurs jours ; et les cha-
grins, qui suivent toujours les plaisirs, précipitent
le reste de leurs années. La santé, déjà ruinée par
l'intempérance, succombe sous la multiplicité des
remèdes. L'excès des attentions achève ce que n'a-
voitpu faire l'excès des plaisirs; et s'ils se sont dé-
fendu les excès , la mollesse et l'oisiveté toute seule
devient pour eux une espèce de maladie et de lan-
gueur qui épuise toutes les précautions de l'art, et
que les précautions usent et épuisent elles-mêmes.
Enfin, leurs assujettissements plus tristes : élevés à
vivre d'humeur et de caprice, tout ce qui les gêne et
les contraint les accable. Loin de la cour, ils croient
vivre dans un triste exil ; sous les veux du maître ,
ils se plaignent sans cesse de l assujettissement des
72 TROISIÈME DIMANCHE
devoirs , et de la contrainte des bienséances : ils ne
peuvent porter ni la tranquillité d'une condition pri-
vée, ni la dignité d'une vie publique.
Le repos leur est aussi insupportable que l'agita-
tion , ou plutôt ils sont par- tout à charge à eux-mêmes .
Tout est un joug pesant à quiconque veut vivre sans
joug et sans régie.
Non , mes frères , un grand dans le crime est plus
malheureux qu'un autre pécheur : la prospérité l'en-
durcit, pour ainsi dire, au plaisir, et ne lui laisse de
sensibilité que pour la peine. Vous l'avez voulu , ô
mon Dieu! que l'élévation, qu'on regarde comme
une ressource pour les grands qui vivent dans l ou-
bli de vos commandements , soit elle-même leur en-
nui et leur supplice.
SECONDE RÉFLEXION.
Je dis leur ennui : et c'est une seconde réflexion
que me fournit le malheur des grands qui ont aban-
donné Dieu. Non seulement les passions sont plus
violentes dans cet état si heureux aux yeux du monde,
mais l'ennui y devient plus insupportable.
Oui, mes frères, l'ennui, qui paroît devoir être le
partage du peuple , ne s'est pourtant , ce semble ,
réfugié que chez les grands; c'est comme leur ombre
qui les suit par-tout. Les plaisirs, presque tous épui-
sés pour eux, ne leur offrent plus qu'une triste uni-
formité qui endort ou qui lasse : ils ont beau les di-
versifier, ils diversifient leur ennui. En vain ils se
DE CARÊME.
font honneur de paroître à la tête de toutes les ré-
jouissances publiques; c'est une vivacité d'ostenta-
tion ; le cœur n'y prend presque plus de part : le
long usage des plaisirs les leur a rendus inutiles : ce
sont des ressources usées , qui se nuisent chaque
jour à elles-mêmes. Semblables à un malade à qui
une longue langueur a rendu tous les mets insipides,
ils essaient de tout, et rien ne les pique et ne les
réveille : et un dégoût affreux , dit Job , succède à
Finstant à une vaine espérance de plaisir dont leur
ame s'étoit d'abord flattée : et spes illorum ahoininatio
animœ \
Toute leur vie n'est qu'une précaution pénible
contre Fennui , et toute leur vie n'est qu'un ennui
pénible elle-même : ils Favancentmême en se hâtant
de multiplier les plaisirs. Tout est déjà usé pour eux
à l'entrée même de la vie ; et leurs premières années
éprouvent déjà les dégoûts et l'insipidité que la las-
situde et le long usage de tout semble attaclier à la
vieillesse.
Il faut au juste moins de plaisirs , et ses jours sont
plus heureux et plus tranquilles. Tout est délasse-
ment pour un cœur innocent. Les plaisirs doux et
permis qu'offre la nature, fades et ennuyeux pour
Fliomme dissolu , conservent tout leur agrément pour
l'homme de bien : il n'y a même que les plaisirs in-
nocents qui laissent une joie pure dans lame; tout
ce qui la souille l'attriste et la noircit. Les saintes
familiarités et les jeux chastes et pudiques d'Isaac
' JoiJ, c. I r , V. 20.
74 TROISIÈME DIMANCHE
et de Rebecca , dans la cour du roi de Gerare , suffi-
soient à ces ames pures et fidèles. C'étoit un plaisir
assez vif pour David de chanter sur la lyre les
louanges du Seigneur, ou de danser avec le reste de
son peuple autour de Farche sainte. Les festins d'hos-
pitalité faisoient les fêtes les plus agréables des pre-
miers patriarches , et la brebis la plus grasse suffi-
soit pour les délices de ces tables innocentes.
Il faut moins de joie au-dehors à celui qui la porte
déjà dans le cœur; elle se répand de là sur les objets
les plus indifférents : mais si vous ne portez pas au-
dedans la source de la joie véritable, c'est-à-dire la
paix de la conscience et Finnocence du cœur, en
vain vous la cherchez au-dehors. Rassemblez tous
les amusements autour de vous, il s'y répandra tou-
jours du fond de votre ame une amertume qui les
empoisonnera. Raffinez sur tous les plaisirs, subti-
lisez-les, mettez-les dans le creuset; de toutes ces
transformations il n en sortira et résultera jamais
que l'ennui.
Grand Dieu , ce qui nous éloigne de vous est cela
même qui devroit nous rappeler à vous : plus la
prospérité multiplie nos plaisirs , plus elle nous en
détrompe; et les grands sont moins excusables et
plus malheureux de ne pas s'attacher à tous , ô mon
Dieu, parcequ'ils sentent mieux et plus souvent le
vide de tout ce qui n'est pas vous.
DE CARÊME.
TROISIÈME RÉFLEXION.
Et non seulement ils sont plus malheureux par
Tennui qui les poursuit par-tout, mais encore par
la bizarrerie et le fonds d'humeur et de caprice qui
en sont inséparables. Lorsqu'il sera rassasié, dit Job,
son esprit paroîtra triste et agité; l'inégalité de son
humeur imitera l'inconstance des flots de la mer,
et les pensées les plus noires et les plus sombres
viendront fondre dans son ame : quum satiatus fuerit
arctabitur , œstuahit, et oninis dolor irruet super eum^.
Telle est, Sire, la destinée des princes et des
grands qui vivent dans l'oubli de Dieu , et qui n'usent
de leur prospérité que pour la félicité de leurs sens.
Ennuyés bientôt de tout , tout leur est à charge , et
ils sont à charge à eux-mêmes: leurs projets se dé-
truisent les uns les autres ; et il n'en résulte jamais
qu'une incertitude universelle que le caprice forme,
et que lui seul peut fixer : leurs ordres ne sont ja-
mais, un moment après, les interprètes sûrs de leur
volonté : on déplaît en obéissant : il faut les devi-
ner, et cependant ils sont une énigme inexplicable
à eux-mêmes. Toutes leurs démarches, dit l'Esprit
saint, sont vagues, incertaines, incompréhensibles:
vagi sunt gressus ejus, et investigabiles^. On a beau
s'attacher à les suivre , on les perd de vue à chaque
instant; ils changent de sentier; on s'égare avec eux ,
et on les manque encore: ils se lassent des hom-
' Job, c. 20, V. 22. — " Prov. c. 5, v. 6.
76 TROISIÈME DIMANCHE
mages qu'on leur rend, et ils sont piqués de ceux
qu'on leur refuse. Les serviteurs les plus fidèles les
importunent par leur sincérité, et ne réussissent pas
mieux à plaire par leur complaisance. Maîtres bi-
zarres et incommodes, tout ce qui les environne
porte le poids de leur caprice et de leur humeur , et
ils ne peuvent le porter eux-mêmes : ils ne semblent
nés que pour leur malheur, et pour le malheur de
ceux qui les servent.
Voyez Saùl au milieu de ses prospérités et de sa
gloire. Quel homme auroit dû passer des jours plus
agréables et plus heureux? D'une fortune obscure et
privée , il s'étoit vu élever snr le trône : son régne
avoit commencé par des victoires : un fils , digne de
lui succéder, sembloit assurer la couronne à sa race :
toutes les tribus soumises fournissoient à sa magni-
ficence et à ses plaisirs , et lui obéissoient comme un
seul homme. Que lui manquoit-il pour être heureux,
si Ton pouvoit l'être sans Dieu?
Il perd la crainte du Seigneur, et avec elle il perd
son repos et tout le bonheur de sa vie. Livré à un
esprit mauvais et aux vapeurs noires et bizarres qui
l'agitent, on ne le connoît plus, et il ne se connoît
plus lui-même. La harpe d'un berger, loin d'amuser
sa tristesse , redouble sa fureur. Ses louanges et ses
victoires, chantées par les filles de Juda, sont pour
lui comme des censures et des opprobres. Il se dé-
robe aux hommages publics , et il ne peut se dérober
à lui-même. David lui déplaît en paroissant au pied
de son trône, et, s'en éloignant, il est encore plus
DE CARÊME. 77
sûr de déplaire. Touché de sa fidélité, il fait son
éloge, et se reconnoît moins juste et moins innocent
que lui; et le lendemain il lui dresse des embûches
pour s'en assurer et lui faire perdre la vie. La ten-
dresse de son propre fils Fennuie et lui devient sus-
pecte. Tous les courtisans cherchent, étudient ce
qui pourroit adoucir son humeur sombre et bizarre:
soins inutiles! lui-même ne le sait pas. Il a négligé
Samuel pendant la vie de ce prophète, et il s'avise
de le rappeler du tombeau et de le consulter après
sa mort. Il ne croit plus en Dieu, et il est assez cré-
dule pour aller interroger les démons. Il est impie,
et il est superstitieux : destin, pour le dire ici en
passant, assez ordinaire aux incrédules. Ils traitent
d'imposteurs les Samuel, les prophètes autrefois en-
voyés de Dieu; ils regardent comme une force d'es-
prit de mépriser ces interprètes respectables des
conseils éternels , et de se moquer des prédictions
que les événements ont toutes justifiées; ils refusent
au Très-Haut la connoissance de l'avenir, et le pou-
voir d'en favoriser ses serviteurs fidèles; et ils ont la
foiblesse populaire d'aller consulter une pythonisse.
Oui, mes frères, le malheureux état des grands
dans le crime est une preuve éclatante qu'un Dieu
préside aux choses humaines. Si les hommes enne-
mis de Dieu pouvoient être heureux , ils le seroient
du moins sur le trône. Mais quiconque, dit un roi
lui-même, quiconque, fût-il maître de l'univers,
s'éloigne de la règle et de la sagesse, il s'éloigne du
seul bonheur où l'homme puisse aspirer sur la terre :
78 TROISIÈME DIMANCHE
sapientiam enim et disciplinam qui abjicit , infelix esV.
Plus même vous êtes élevés, plus vous êtes mal-
heureux. Comme rien ne vous contraint , rien aussi
ne vous fixe : moins vous dépendez des autres , plus
vous êtes livrés à vous-mêmes : vos caprices naissent
de votre indépendance; vous retournez sur vous
votre autorité. Vos passions ayant essayé de tout,
et tout usé , il ne vous reste plus qu'à vous dévorer
vous-mêmes : vos bizarreries deviennent l'unique
ressource de votre ennui et de votre satiété. Ne pou-
vant plus varier les plaisirs déjà tous épuisés, vous
ne sauriez plus trouver de variété que dans les in-
égalités éternelles de votre humeur; et vous vous en
prenez sans cesse à vous du vide que tout ce qui vous
environne laisse au-dedans de vous-mêmes.
Et ce n'est pas ici une de ces vaines images que le
discours embellit , et où l'on supplée par les orne-
ments à la ressemblance. Approchez des grands;
jetez les yeux vous-mêmes sur une de ces personnes
qui ont vieilli dans les passions , et que le long usage
des plaisirs a rendues également inhabiles et au vice
et à la vertu. Quel nuage éternel sur l'humeur! quel
fonds de chagrin et de caprice! Rien ne plaît, parce-
qu'on ne sauroit plus soi-même se plaire : on se
venge sur tout ce qui nous environne des chagrins
secrets qui nous déchirent; il semble qu'on fait un
crime au reste des hommes de l'impuissance où l'on
est d'être encore aussi criminel qu'eux : on leur re-
proche en secret tout ce qu'on ne peut plus se per-
' Sav. c. 3, V. 1 1.
DE CAREME. 79
mettre à soi-même, et Ton met Fhumeur à la place
des plaisirs.
Non , mes frères , tournez-vous de tous les côtés :
les grands séparés de Dieu ne sont plus que les
tristes jouets de leurs passions, de leurs caprices,
des événements, et de toutes les choses humaines.
Eux seuls sentent le malheur d'une ame livrée à elle-
même , en qui toutes les ressources des sens et des
plaisirs ne laissent qu'un vide affreux, et à qui le
monde entier, avec tout cet amas de gloire et de fu-
mée qui Tenvironne, devient inutile si Dieu n'est
point avec elle : ils sont comme les témoins illustres
de l'insuffisance des créatures et de la nécessité d'un
Dieu et d'une religion sur la terre. Eux seuls prou-
vent au reste des hommes qu'il ne faut attendre de
bonheur ici-bas que dans la vertu et dans l'innocence ;
que tout ce qui augmente nos passions multiplie nos
peines; que les heureux du monde n'en sont, pour
ainsi dire , que les premiers martyrs , et que Dieu
seul peut suffire à un cœur qui n'est fait que pour
lui seul.
Dieu de mes pères, disoit autrefois un jeune roi,
et qui de l'enfance comme vous , Sire , étoit monté
sur le trône ; Dieu de mes pères , vous m'avez établi
prince sur votre peuple, et juge des enfants d'Is-
raël. Au sortir presque du berceau, vous m'avez
placé sur le trône; et en un âge oii l'on ignore en-
core l'art de se conduire soi-même, vous m'avez
choisi pour être le conducteur d'un grand peuple:
Deus patrum meorum, tu elegisti me regem populo
8o TROISIÈME DIMANCHE
tuo\ Vous m'avez environné de gloire, de prospé-
rité, et d'abondance; mais la magnificence de vos
dons sera elle-même la source de mes malheurs et
de mes peines, si vous n'y ajoutez Tamour de vos
commandements et la sagesse. Envoyez-la-moi du
haut des cieux, où elle assiste sans cesse à vos côtés;
c'est elle qui préside aux bons conseils , et qui don-
nera à ma jeunesse toute la prudence des vieillards
et toute la majesté des rois mes ancêtres; elle seule
m'adoucira les soucis de l'autorité et le poids de ma
couronne: utniecum sit et mecum laboret^: elle seule
me fera passer des jours heureux , et me soutiendra
dans les ennuis et les pensées inquiètes que la royauté
traîne après elle; et erit allocutio cogitationis et tœdii
meP, Je ne trouverai de repos au milieu même de
la magnificence de mes palais, et parmi les hom-
mages qu'on m'y rendra , qu'avec elle : intrans in do-
mmn mea?n, concjuiescam cum illa^. Les plaisirs finis-
sent par l'amertume ; le trône lui-même, grand Dieu ,
si vous n'y êtes assis avec le souverain , est le siège
des noirs soucis : mais votre crainte et la sagesse ne
laisse point de regrets après elle: on ne s'ennuie
point de la posséder, et la joie même et la paix ne
se trouvent jamais qu'avec elle : nec enim habet ama-
ritudineni conversatio illius , nec tœdium , sed lœtitiam
et gaudium
Heureux donc le prince , ô mon Dieu , qui ne croit
commencer à régner que lorsqu'il commence à vous
' Sap. c. 9, V. 7, — * Ibid. c. 9 , V. 10. — ^ Ibid. c. 8, v. g.
^ Ibid. c. 8, V. 16. — ' Ibid. c. 8, v. 9.
DE CARÊME. 8r
craindre, qui ne se propose d'aller à la gloire que
par la vertu, et qui regarde comme un malheur de
commander aux autres s'il ne vous est pas soumis
lui-même !
Donnez donc, grand Dieu, votre sagesse et votre
jugement au roi, et votre justice à cet enfant de tant
de rois ^ Vous, quiètes le secours du pupille, ren-
dez-lui, par l'abondance de vos bénédictions , ce que
vous lui avez ôté en le privant des exemples d'un
père pieux, et des leçons d'un auguste bisaïeul : ré-
parez ses pertes par l'accroissement de vos grâces et
de vos bienfaits. Vous seul, grand Dieu, tenez-lui
lieu de tout ce qui lui manque : regardez avec des
yeux paternels cet enfant auguste que vous avez,
pour ainsi dire, laissé seul sur la terre , et dont vous
êtes par conséquent le premier tuteur et le père :
que son enfance, qui le rend si cher à la nation, ré-
veille les entrailles de votre miséricorde et de votre
tendresse : environnez sa jeunesse des secours sin-
guliers de votre protection. La foiblesse de son âge,
et les grâces qui brillent déjà dans ses premières an-
nées, nous arrachent tous les jours des larmes de
crainte et de tendresse. Rassurez nos fraveurs en
éloignant de lui tous les périls qui pourroient mena-
cer sa vie ; et récompensez notre tendresse en le ren-
dant lui-même tendre et humain pour ses peuples.
Rendez-le heureux en lui conservant votre crainte,
qui seule fait le bonheur des peuples et des rois. As-
surez la félicité de son régne par la bonté de son
' Ps. 71 , V. I .
G
82 TROISIÈME DIM. DE CARÊME.
cœur et par Tinnocence de sa vie : que votre loi sainte
soit écrite au fond de son ame et autour de son dia-
dème pour lui en adoucir le poids ; qu il ne sente les
soucis de la royauté que par sa sensibilité aux mi-
sères publiques ; et que sa piété , plus encore que sa
puissance et ses victoires , fasse tout son bonheur et
le nôtre ! Ainsi soit-il.
'V^^rV 'V/^y^ XrVy^ 'X.rv. '^✓m^ -vyv/v "Vr^./^
SERMON
POUR LE QUATRIÈME DIMANCHE DE CARÊME.
SUR L'HUMANITÉ DES GRANDS
ENVERS LE PEUPLE.
Cum sublevasset oculos Jésus y et vidisset quia multitudo maxima
venit ad eum
Jésus ayant levé les yeux, et voyant une grande foule de
peuple qui venoit à lui
Jean, c. 6, v. 5.
SlRE,
Ce n'est pas la toute-puissance de Jésus-Christ et
la merveille des pains multipliés par sa seule parole,
qui doit aujourd'hui nous toucher et nous surpren-
dre. Celui par qui tout étoit fait pouvoit tout sans
doute sur des créatures qui sont son ouvrage ; et ce
qui frappe le plus les sens dans ce prodige , n'est pas
ce que je choisis aujourd'hui pour nous consoler et
nous instruire.
C'est son humanité envers les peuples. Il voit une
multitude errante et affamée au pied de la monta-
gne, et ses entrailles se troublent, et sa pitié se ré-
veille, et il ne peut refuser aux besoins de ces in-
6.
84 QUATRIÈME DIMANCHE
fortunés non seulement son secours , mais encore sa
compassion et sa tendresse : vidit turbam multam , et
misertus est eis ' .
Par-tout il laisse échapper des traits d'humanité
pour les peuples. A la vue des malheurs qui mena-
cent Jérusalem, il soulage sa douleur par sa pitié et
par ses larmes.
Quand deux disciples veulent faire descendre le
feu du ciel sur une ville de Samarie , son humanité
s'intéresse pour ce peuple contre leur zélé , et il leur
reproche d'ignorer encore l'esprit de douceur et de
charité dont ils vont être les ministres.
Si les apôtres éloignent rudement une foule d'en-
fants qui s'empressent autour de lui , sa bonté s'of-
fense qu'on veuille l'empêcher d'être accessible; et
plus un respect mal entendu éloigjiede lui lesfoibles
et les petits , plus sa clémence et son affabilité s'en
rapproche.
Grande leçon d'humanité envers les peuples , que
Jésus-Christ donne aujourd'hui aux princes et aux
grands. Ils ne sont grands que pour les autres hom-
mes; et ils ne jouissent proprement de leur gran-
deur qu'autant qu'ils la rendent utile aux autres
hommes.
C'est-à-dire, l'humanité envers les peuples est le
premier devoir des grands; et l'humanité envers les
peuples est l'usage le plus délicieux de la grandeur.
* Matth. c. i4» V- l4'
DE CAREME.
85
PREMIÈRE PARTIE.
SlUE,
Toute puissance vient de Dieu, et tout ce qui vient
de Dieu n'est établi que pour Futilité des hommes.
Les grands seroient inutiles sur la terre s'il ne s'y
trouvoitdes pauvres et des malheureux; ils ne doi-
vent leur élévation qu'aux besoins publics; et loin
que les peuples soient faits pour eux , ils ne sont
eux-mêmes tout ce qu'ils sont que pour les peuples.
Quelle affreuse providence , si toute la multitude
des hommes n'étoit placée sur la terre que pour ser-
vir aux plaisirs d'un petit nombre d'heureux qui l'ha-
bitent , et qui souvent ne connoissent pas le Dieu
qui les comble de bienfaits !
Si Dieu en élève quelques uns , c'est donc pour
être l'appui et la ressource des autres. Il se décharge
sur eux du soin des foibles et des petits; c'est par-là
qu'ils entrent dans l'ordre des conseils de la sagesse
éternelle. Tout ce qu'il y a de réel dans leur gran-
deur, c'est l'usage qu'ils en doivent faire pour ceux
qui souffrent; c'est le seul trait de distinction que
Dieu ait mis en nous : ils ne sont que les ministres
de sa bonté et de sa providence ; et ils perdent le
droit et le titre qui les fait grands, dès qu'ils ne veu-
lent l'être que pour eux-mêmes.
L'humanité envers les peuples est donc le premier
devoir des grands ; et l'humanité renferme l'affabir
lité, la protection, et les largesses.
il
86 QUATRIÈME DIMANCHE
Je dis l'affabilité. Oui, Sire, on peut dire que la
fierté, qui d'ordinaire est le vice des grands , ne de-
vroit être que comme la triste ressource de la roture
et de l'obscurité. Il paroitroit bien plus pardonnable
à ceux qui naissent, pour ainsi dire, dans la boue,
de s'enfler, de se hausser, et de tâcher de se mettre,
par Fenfiure secrète de Forgueil , de niveau avec
ceux au-dessous desquels ils se trouvent si fort par
la naissance. Rien ne révolte plus les hommes d'une
naissance obscure et vulgaire, que la distance énorme
que le hasard a mise entre eux et les grands : ils peu-
vent toujours se flatter de cette vaine persuasion,
que la nature a été injuste de les faire naître dans
Fobscurité, tandis quelle a réservé Téclat du sang
et des titres pour tant d'autres dont le nom fait tout
le mérite : plus ils se trouvent bas , moins ils se croient
à leur place. Aussi l'insolence et la hauteur devien-
nent souvent le partage de la plus vile populace; et
plus d'une fois les anciens régnes de la monarchie
Font vue se soulever, vouloir secouer le joug des no-
bles et des grands, et conjurer leur extinction et
leur ruine entière.
Les grands, au contraire, placés si haut par la
nature , ne sauroient plus trouver de gloire qu'en
s' abaissant : ils n'ont plus de distinction à se donner
du côté du rang et de la naissance; ils ne peuvent
s'en donner que par Faffabilité; et s'il est encore un
orgueil qui puisse leur être permis, c'est celui de se
rendre humains et accessibles.
Il est vrai même que Faffabilité est comme le ca-
DE CARÊME. 87
ractère inséparable et la plus sûre marque de la gran-
deur. Les descendants de ces races illustres et an-
ciennes, auxquels personne ne dispute la supériorité
du nom et Fantiquité de Forigine, ne portent point
sur leur front Forgueil de leur naissance : ils vous la
laisseroient ignorer, si elle pouvoit être ignorée. Les
monuments publics en parlent assez , sans qu'ils en
parlent eux-mêmes : on ne sent leur élévation que
par une noble simplicité : ils se rendent encore plus
respectables , en ne souffrant qu avec peine le res-
pect qui leur est dû ; et parmi tant de titres qui les
distinguent, la politesse et Faffabilité est la seule dis-
tinction qu'ils affectent. Ceux, au contraire, qui se
parent d'une antiquité douteuse , et à qui Fon dispute
tout bas Féclat et les prééminences de leurs ancê-
tres, craignent toujours qu'on n'ignore la grandeur
de leur race. Font sans cesse dans la bouche, croient
en assurer la vérité par une affectation d'orgueil et
de hauteur, mettent la fierté à la place des titres ; et,
en exigeant au-delà de ce qui leur est dû , ils font
qu'on leur conteste même ce qu'on devroit leur
rendre.
En effet, on est moins touché de son élévation
quand on est né pour être grand : quiconque est
ébloui de ce degré éminent où la naissance et la for-
tune Font placé, c'est-à-dire qu'il n'étoit pas fait pour
monter si haut. Les plus hautes places sont toujours
au-dessous des grandes ames ; rien ne les enfle et ne
les éblouit , parceque rien n'est plus haut qu'elles.
La fierté prend donc sa source dans la médiocrité ,
88 QUATRIÈME DIMANCHE
,ou n'est pius quune ruse qui la cache; c'est une
preuve certaine qu'on perdroit en se montrant de
trop près : on couvre de la fierté des défauts et des
foiblesses que la fierté trahit et manifeste elle-même :
on fait de l'orgueil le supplément, si j'ose parler
ainsi , du mérite ; et on ne sait pas que le mérite n'a
rien qui lui ressemble moins que l'orgueil.
Aussi les plus grands hommes, Sire, et les plus
grands rois, ont toujours été les plus affables. Une
simple femme thécuite venoit exposer simplement
à David ses chagrins ; et si l'éclat du trône étoit tem-
péré par l'affabilité du souverain, l'affabilité du sou-
verain relevoit l'éclat et la majesté du trône.
Nos rois , Sire , ne perdent rien à se rendre acces-
sibles : l'amour des peuples leur répond du respect
qui leur est dû. Le trône n'est élevé que pour être
l'asile de ceux qui viennent implorer votre justice
ou votre clémence: plus vous en rendez l'accès facile
à vos sujets , plus vous en augmentez l'éclat et la ma-
jesté. Et n'est-il pas juste que la nation de l'univers
qui aime le plus ses maîtres , ait aussi plus de droit
de les approcher? Montrez, Sire, à vos peuples tout
ce que le ciel a mis en vous de dons et de talents ai-
mables ; laissez-leur voir de près le bonheur qu'ils
attendent de votre régne. Les charmes et la majesté
de votre personne, la bonté et la droiture de votre
cœur assureront toujours plus les hommages qui
sont dus à votre rang, que votre autorité et votre
puissance.
Ces princes invisibles et efféminés , ces Assuérus
DE CARÊME. 89
devant lesquels c étoit un crime digne de mort pour
Esther même d'oser paroître sans ordre , et dont la
seule présence glaçoit le sang dans les veines des
suppliants , n'étoient plus , vus de près , que de foi-
bles idoles, sans ame, sans vie, sans courage, sans
vertu, livrés dans le fond de leurs palais à de vils es-
claves, séparés de tout commerce comme s'ils na-
voient pas été dignes de se montrer aux hommes ,
ou que des hommes faits comme eux n eussent pas
été dignes de les voir : l'obscurité et la solitude en
faisoient toute la majesté.
Il v a dans Taffabilité une sorte de confiance en
soi-même qui sied bien aux grands, qui fait qu'on
ne craint point de s'avilir en s'abaissant , et qui est
comme une espèce de valeur et de courage pacifique ;
c'est être foible et timide que d'être inaccessible et fier.
D'ailleurs , Sire , en quoi les princes et les grands
qui n'offrent jamais aux peuples qu'un front sévère
et dédaigneux sont plus inexcusables , c'est qu'il leur
en coûte si peu de se concilier les cœurs : il ne faut
pour cela ni effort ni étude; une seule parole, un
sourire gracieux, un seul regard suffit. Le peuple
leur compte tout ; leur rang donne du prix à tout.
La seule sérénité du visage du roi, dit l'Écriture, est
la vie et la félicité des peuples, et son air doux et
humain est pour les cœurs de ses sujets ce que la
rosée du soir est pour les terres sèches et arides : iii
hilaritate vultus régis ^ vita : et clementia ejus quasi
imber serotinus \
* Prov. c. 16, V. i5.
go QUATRIÈME DIMANCHE
Et peut-on laisser aliéner des cœurs qu on peut
gagner à si bas prix? n'est-ce pas s'avilir soi-même
que de dépriser à ce point toute Thumanité? et mé-
rite-t-on le nom de grand, quand on ne sait pas
même sentir ce que valent les hommes?
La nature n'a-t-elle pas déjà imposé une assez
grande peine aux peuples et aux malheureux , de les
avoir fait naître dans la dépendance et comme dans
l'esclavage? n'est-ce pas assez que la bassesse ou le
malheur de leur condition leur fasse un devoir, et
comme une loi , de ramper et de rendre des hom-
mages? faut-il encore leur aggraver le joug par le
mépris et par une fierté qui en est si digne elle-
même? Ne suffit-il pas que leur dépendance soit une
peine? faut-il encore les en faire rougir comme d'un
crime? et si quelqu'un devoit être honteux de son
état, seroit-ce le pauvre qui le souffre, ou le grand
qui en abuse?
Il est vrai que souvent c'est Fhumeur toute seule,
plutôt que l'orgueil, qui efface du front des grands
cette sérénité qui les rend accessibles et affables :
c'est une inégalité de caprice plus que de fierté. Oc-
cupés de leurs plaisirs, et lassés des hommages, ils
ne les reçoivent plus qu'avec dégoût : il semble que
l'affabilité leur devienne un devoir importun, et qui
leur est à charge. A force d'être honorés, ils sont
fatigués des honneurs qu'on leur rend, et ils se dé-
robent souvent aux hommages publics pour se déro-
ber à la fatigue d'y paroître sensibles. Mais qu'il faut
être né dur pour se faire même une peine de paroître
DE CARÊME. 91
humain! N'est-ce pas une barbarie, non seulement
de n'être pas touchés , mais de recevoir même avec
ennui les marques d'amour et de respect que nous
donnent ceux C[ui nous sont soumis? n'est-ce pas
déclarer tout haut qu'on ne mérite pas l'affection
des peuples, quand on en rebute les plus tendres
témoignages? Peut-on alléguer là-dessus les mo-
ments d'humeur et de chagrin que les soins de la
grandeur et de l'autorité trament après soi? L'hu-
meur est-elle donc le privilège des grands , pour être
l'excuse de leurs vices?
Hélas! s'il pouvoit être quelquefois permis d'être
sombre, bizarre, chagrin, à charge aux autres et à
soi-même, ce devroit être à ces infortunés que la
faim, la misère, les calamités, les nécessités domes-
tiques, et tous les plus noirs soucis, environnent:
ils seroient bien plus dignes d'excuse, si portant déjà
le deuil, l'amertume, le désespoir souvent dans le
cœur, ils en laissoient échapper quelques traits au-
dehors. Mais que les grands , que les heureux du
monde, à qui tout rit, et que les joies et les plaisirs
accompagnent par-tout, prétendent tirer de leur fé-
licité même un privilège qui excuse leurs chagrins
bizarres et leurs caprices ; qu'il leur soit plus permis
d'être fâcheux, inquiets, inabordables, parcequils
sont plus heureux; qu'ils regardent comme un droit
acquis à la prospérité d'accabler encore du poids de
leur humeur des malheureux qui gémissent déjà
sous le joug de leur autorité et de leur puissance ;
grand Dieu ! seroit-ce donc là le privilège des grands,
92 QUATRIÈME DIMANCHE
ou la punition du mauvais usage qu'ils font de la
grandeur? Car il est vrai que les caprices et les noirs
chagrins semblent être le partage des grands ; et Fin-
nocence de la joie et de la sérénité n'est que pour le
peuple.
Mais l'affabilité, qui prend sa source dans l'huma-
nité, n'est pas une de ces vertus superficielles qui
ne résident que sur le visage; c'est un sentiment
qui naît de la tendresse et de la bonté du cœur. L'af-
fabilité ne seroit plus qu'une insulte et une dérision
pour les malheureux , si , en leur montrant un vi-
sage doux et ouvert, elle leur fermoit nos entrailles,
et ne nous rendoit plus accessibles à leurs plain-
tes que pour nous rendre plus insensibles à leurs
peines.
Les malheureux et les opprimés n'ont droit de les
approcher que pour trouver auprès d'eux la protec-
tion qui leur manque. Oui, mes frères, les lois qui
ont pourvu à la défense des foibles ne suffisent pas
pour les mettre à couvert de l'injustice et de Top-
pression : la misère ose rarement réclamer les lois
établies pour protéger , et le crédit souvent leur imr
pose silence.
C'est donc aux grands à remettre le peuple sous
la protection des lois : la veuve, l'orphelin, tous ceux
qu'on foule et qu'on opprime, ont un droit acquis
à leur crédit et à leur puissance ; elle ne leur est
donnée que pour eux ; c'est à eux à porter au pied
du trône les plaintes et les gémissements de l'op-
primé : ils sont comme le canal de communication ,
DE CARÊME. 98
et le lien des peuples avec le souverain , puisque le
souverain n'est lui-même que le père et le pasteur
des peuples. Ainsi ce sont les peuples tout seuls qui
donnent aux grands le droit qu'ils ont d'approcher
du trône, et c'est pour les peuples tout seuls que le
trône lui-même est élevé. En un mot, et les grands
et le prince ne sont , pour ainsi dire , que les hommes
du peuple.
Mais si, loin d'être les protecteurs de sa foiblesse,
les grands et les ministres des rois en sont eux-mêmes
les oppresseurs; s'ils ne sont plus que comme ces
tuteurs barbares qui dépouillent eux-mêmes leurs
pupilles ; grand Dieu ! les clameurs du pauvre et de
l'opprimé monteront devant vous; vous maudirez
ces races cruelles ; vous lancerez vos foudres sur les
géants: vous renverserez tout cet édifice d'orgueil,
d'injustice, et de prospérité, qui s'étoit élevé sur les
débris de tant de malheureux ; et leur prospérité sera
ensevelie sous ses ruines.
Aussi la prospérité des grands et des ministres des
souverains , qui ont été les oppresseurs des peuples ,
n'a jamais porté que la honte , l'ignominie , et la ma-
lédiction à leurs descendants. On a vu sortir de cette
tige d'iniquité des rejetons honteux , qui ont été l'op-
probre de leur nom et de leur siècle. Le Seigneur a
soufflé sur l'amas de leurs richesses injustes , et Ta
dissipé comme de la poussière; et s'il laisse encore
traîner sur la terre des restes infortunés de leur
race , c'est pour les faire servir de monument éternel
à ses vengeances , et perpétuer la peine d'un crime
94 QUATRIÈME DIMANCHE
qui perpétue presque toujours avec lui Faffliction et
la misère publique dans les empires.
La protection des foibles est donc le seul usage
légitime du crédit et de Tautorité ; mais les secours
et les largesses quils doivent trouver dans notre
abondance forment le dernier caractère de Thuma-
nité.
Oui, mes frères, si c'est Dieu seul qui vous a fait
naître ce que vous êtes, quel a pu être son dessein
en répandant avec tant de profusion sur vous les
biens de la terre? A-t-il voulu vous faciliter le luxe,
les passions, et les plaisirs qu'il condamne? sont-ce
des présents qu'il vous ait faits dans sa colère? Si
cela est, si c'est pour vous seuls qu'il vous a fait
naître dans la prospérité et dans l'opulence, jouis-
sez-en, à la bonne heure; faites-vous, si vous le
pouvez, une injuste félicité sur la terre: vivez comme
si tout étoit fait pour vous; multipliez vos plaisirs.
Hâtez-vous de jouir, le temps est court. N'attendez
plus rien au-delà que la mort et le jugement; vous
avez reçu ici-bas votre récompense.
Mais si , dans les desseins de Dieu , vos biens doi-
vent être les ressources et les facilités de votre salut,
il ne laisse donc des pauvres et des malheureux sur
la terre que pour vous; vous leur tenez donc ici-bas
la place de Dieu même; vous êtes, pour ainsi dire ,
leur providence visible: ils ont droit de vous récla-
mer, et de vous exposer leurs besoins; vos biens
sont leurs biens, et vos largesses le seul patrimoine
que Dieu leur ait assigné sur la terre ►
DE CAREME.
95
SECONDE PARTIE.
Et qu'y a-t-il dans votre état de plus digne d'envie
que le pouvoir de faire des heureux? Si riiumanité
envers les peuples est le premier devoir des grands,
n est-elle pas aussi l'usage le plus délicieux de la
grandeur?
Quand toute la religion ne seroit pas elle-même
un motif universel de charité envers nos frères , et
que notre humanité à leur égard ne seroit payée que
par le plaisir de faire des heureux et de soulager
ceux qui souffrent, en faudroit-il davantage pour
un bon cœur? Quiconque n'est pas sensible à un
plaisir si vrai, si touchant, si digne du cœur, il n'est
pas né grand, il ne mérite pas même d'être homme.
Qu'on est digne de mépris , dit saint Ambroise , quand
on peut faire des heureux , et qu'on ne le veut pas !
Infelix cujus in potestate est tantorum animas a mainte
defendere, et non est voluntas ' .
Il semble même que c'est une malédiction atta-
chée à la grandeur. Les personnes nées dans une
fortune obscure et privée, n'envient dans les grands
que le pouvoir de faire des grâces et de contribuer à
la félicité d' autrui : on sent qu'à leur place on seroit
trop heureux de répandre la joie et l'alégresse dans
les cœurs en y répandant des bienfaits , et de s'as-
surer pour toujours leur amour et leur reconnois-
' S. Ambr. in Yita Nab. i3.
96 QUATRIÈME DIMANCHE
sance. Si, dans une condition médiocre, on forme
quelquefois de ces désirs chimériques de parvenir à
de grandes places, le piemier usage qu'on se pro-
pose de cette nouvelle élévation , c'est d'être bienfai-
sant, et d'en faire part à tous ceux qui nous envi-
ronnent : c'est la première leçon de la nature , et le
premier sentiment que les hommes du commun
trouvent en eux. Ce n'est que dans les grands seuls
qu'il est éteint : il semble que la grandeur leur donne
un autre cœur, plus dur et plus insensible que celui
du reste des hommes ; que plus on est à portée de
soulager des malheureux, moins on est touché de
leurs misères ; que plus on est le maître de s'attirer
l'amour et la bienveillance des hommes , moins on
en fait cas ; et qu'il suffit de pouvoir tout, pour n'être
touché de rien.
Mais quel usage plus doux et plus flatteur, mes
frères, pourriez-vous faire de votre élévation et de
votre opulence? Vous attirer des hommages? mais
l'orgueil lui-même s'en lasse. Commander aux hom-
mes et leur donner des lois? mais ce sont là les soins
de l'autorité, ce n'en est pas le plaisir. Voir autour
de vous multiplier à l'infini vos serviteurs et vos
esclaves? mais ce sont des témoins qui vous embar-
rassent et vous gênent , plutôt qu'une pompe qui vous
décore. Habiter des palais somptueux? mais vous
vous édifiez, dit Job, des solitudes où les soucis et
les noirs chagrins viennent bientôt habiter avec vous.
Y rassembler tous les plaisirs? ils peuvent remplir
ces vastes édifices, mais ils laisseront toujours votre
DE CARÊME. 97
cœur vide. Trouver tous les jours dans votre opu-
lence de nouvelles ressources à vos caprices? la va-
riété des ressources tarit bientôt; tout est bientôt
épuisé ; il faut revenir sur ses pas , et recommencer
sans cesse ce que l'ennui rend insipide, et ce que
Toisiveté a rendu nécessaire. Employez tant quil
vous plaira vos biens et votre autorité à tous les usa-
ges que Forgueil et les plaisirs peuvent inventer :
vous serez rassasiés, mais vous ne serez pas satis-
faits; ils vous montreront la joie, mais ils ne la lais-
seront pas dans votre cœur.
Employez-les à faire des heureux , à rendre la vie
plus douce et plus supportable à des infortunés que
Texcès de la misère a peut-être réduits mille fois à
souhaiter, comme Job, que le jour qui les vit naître
eût été lui-même la nuit éternelle de leur tombeau :
vous sentirez alors le plaisir d'être nés grands, vous
goûterez la véritable douceur de votre état ; c'est le
seul privilège qui le rend digne d'envie. Toute cette
vaine montre qui vous environne est pour les autres :
ce plaisir est pour vous seuls. Tout le reste a ses
amertumes ; ce plaisir seul les adoucit toutes. La joie
de faire du bien est tout autrement douce et tou-
chante que la joie de le recevoir. Revenez-y encore,
c'est un plaisir qui ne s'use point ; plus on le goûte,
plus on se rend digne de le goûter : on s'accoutume
à sa prospérité propre, et on y devient insensible ;
mais on sent toujours la joie d'être Fauteur de la pros-
périté d'autrui : chaque bienfait porte avec lui ce tri-
but doux et secret dans notre ame : le long usage qui
98 QUATRIÈME DIMANCHE
endurcit le cœur à tous les plaisirs , le rend ici tous
les jours plus sensible.
Et qua la majesté du trône elle-même, Sire, de
plus délicieux que le pouvoir de faire des grâces?
Que seroit la puissance des rois, s'ils se condam-
noient à en jouir tout seuls? une triste solitude,
rhorreûr des sujets et le supplice du souverain. C'est
Tusage de l'autorité qui en fait le plus doux plaisii-;
et le plus doux usage de l'autorité c'est la clémence
et la libéralité qui la rendent aimable.
Nouvelle raison. Outre le plaisir de faire du bien,
qui nous paie comptant de notre bienfait, montrez
de la douceur et de Fhumanité dans Fusage de votre
puissance, dit Fesprit de Dieu, et c'est la gloire la
plus sûre et la plus durable oii les grands puissent
atteindre : in mansuetudine opéra tua perfice , et super
hominum gloinani diliyeris^ .
Non, Sire, ce n'est pas le rang, les titres, la puis-
sance, qui rendent les souverains aimables ; ce n'est
pas même les talents glorieux que le monde admire ,
la valeur, la supériorité du génie. Fart de manier les
esprits et de gouverner les peuples ; ces grands ta-
lents ne les rendent aimables à leurs sujets qu'au-
tant qu'ils les rendent humains et bienfaisants. Vous
ne serez grand qu'autant que vous leur serez cher :
l'amour des peuples a toujours été la gloire la plus
réelle et la moins équivoque des souverains , et les
peuples n'aiment guère dans les souverains que les
vertus qui rendent leur régne heureux.
' EccL. c. 3, V. 19.
I
DE CARÊME. 99
Et , en efFet, est-il pour les princes une gloire plus
pure et plus touchante que celle de régner sur les
cœurs? La gloire des conquêtes est toujours souillée
de sang; c'est le carnage et la mort qui nous y con-
duit ; et il faut faire des malheureux pour se Fassu-
rer. L'appareil qui Fenvironne est funeste et lugubre;
et souvent le conquérant lui-même, s il est humain ,
est forcé de verser des larmes sur ses propres vic-
toires.
Mais la gloire, Sire, détre cher à son peuple et
de le rendre heureux, n'est environnée que de la joie
et de l'abondance : il ne faut point élever de statues
et de colonnes superbes pour Fimmortaliser ; elle s'é-
lève dans le cœur de chaque sujet un monument plus
durable que 1 airain et le bronze , parceque l'amour
dont il est Fouvrage est plus fort que la mort. Le titre
de conquérant n'est écrit que sur le marbre; le titre
de père du peuple est gravé dans les cœurs.
Et quelle félicité pour le souverain de regarder
son royaume comme sa famille, ses sujets comme
ses enfants ; de compter que leurs cœurs sont encore
plus à lui que leurs biens et leurs personnes, et de
voir, pour ainsi dire, ratifier chaque jour le pre-
mier choix de la nation qui éleva ses ancêtres sur
le trône! La gloire des conquêtes et des triomphes
a-t-elle rien qui égale ce plaisir? Mais de plus, Sire ,
si la gloire des conquérants vous touche , commen-
cez par gagner les cœurs de vos sujets; cette con-
quête vous répond de celle de F univers. Un roi cher
à une nation valeureuse comme la vôtre n'a plus rien
loo QUATRIÈME DIMANCHE
à craindre que Fexcès de ses prospérités et de ses
victoires.
Écoutez cette multitude que Jésus-Christ rassasie
aujourd'hui dans le désert ; ils veulent Fétablir roi
sur eux: ut râpèrent euni , et facerent eum regem\ Ils
lui dressent déjà un trône dans leur cœur, ne pou-
vant le faire remonter encore sur celui de David et
des rois de Juda ses ancêtres : ils ne reconnoissent
son dro»ltà la royauté que par son humanité. Ah! si
les hommes se donnoient des maîtres , ce ne seroit
ni les plus nobles ni les plus vaillants qu'ils choisi-
roient; ce seroit les plus tendres, les plus humains,
des maîtres qui fussent en même temps leurs pères.
Heureuse la nation, grand Dieu, à qui vous des-
tinez dans votre miséricorde un souverain de ce ca-
ractère ! D'heureux présages semblent nous le pro-
mettre : la clémence et la majesté , peintes sur le
front de cet auguste enfant, nous annoncent déjà la
félicité de nos peuples ; ses inclinations douces et
bienfaisantes rassurent et font croître tous les jours
nos espérances. Cultivez donc, ô mon Dieu! ces pre-
miers gages de notre bonheur : rendez-le aussi tendre
pour ses peuples que le prince pieux auquel il doit
la naissance, et que vous n'avez fait que montrer à
la terre. Il ne vouloit régner, vous le savez , que pour
nous rendre heureux; nos misères étoient ses mi-
sères , nos afflictions étoient les siennes , et son cœur
ne faisoit qu'un cœur avec le notre. Que la clémence
et la miséricorde croissent donc avec l'âge dans cet
' JOAN. C. 6, V. l5.
DE CARÊME. loi
enfant précieux , et coulent en lui avec le sang d'un
père si humain et si miséricordieux ! que la douceur
et la majesté de son front soit toujours une image de
celle de son ame ! que son peuple lui soit aussi cher
qu'il est lui-même cher à son peuple ! qu'il prenne
dans la tendresse de la nation pour lui la régie et la
mesure de l'amour qu'il doit avoir pour elle 1 par-là
il sera aussi grand que son bisaïeul, plus glorieux
que tous ses ancêtres , et son humanité sera la source
de notre félicité sur la terre et de son bonheur dans
le ciel. Ainsi soit-il.
SERMON
POUR LE JOUR DE L'INCARNATION.
SUR LES CARACTÈRES
DE LA GRANDEUR DE JÉSUS-CHRIST.
Hic eritmagnus.
Il sera grand.
Luc , c. I, V. 32
Sire,
Quand les hommes augurent d'un jeune prince
qu il sera grand , cette idée ne réveille en eux que
des victoires et des prospérités temporelles; ils né-
tablissent sa grandeur future que sur des malheurs
publics; et les mêmes signes qui annoncent Féclat de
sa gloire sont comme des présages sinistres qui ne
promettent que des calamités au reste de la terre.
Mais ce n'est pas à ces marques vaines et lugubres
de grandeur que Fange annonce aujourd'hui à Marie
que Jésus-Christ sera grand : le langage du ciel et de
la vérité ne ressemble pas à l'erreur et à la vanité
des adulations humaines, et Dieu ne parle point
comme l'homme.
Jésus-Christ sera grand, parcequ'il sera le Saint
SERM. POUR LE JOUR DE L'INCARN. io3
et le Fils de Dieu, Sanctum, vocabitur Filius Dei
parcequ'il sauvera son peuple, ipse enim salvumfa-
ciet popidwn suurn'^-^ paiceque son régne ne finira
plus , et regm ejus non erit finis 3. Tels sont les carac-
tères de sa grandeur ; une grandeur de sainteté , une
grandeur de miséricorde, une grandeur de perpé-
tuité et de durée.
Et voilà les caractères de la véritable grandeur.
Ce n est pas, Sire, dans Félévation de la naissance,
dans Féclat des titres et des victoires, dans l'étendue
de la puissance et de Fautorité, que les princes et
les grands doivent la chercher : ils ne seront grands
comme Jésus-Christ, qu'autant qu ils seront saints,
qu'ils seront utiles aux peuples, et que leur vie et
leur régne deviendra un modèle qui se perpétuera
dans tous les siècles , c'est-à-dire qu'ils auront comme
Jésus-Christ une grandeur de sainteté , une grandeur
de miséricorde, une grandeur de perpétuité et de
durée.
PREMIÈRE PARTIE.
Sire,
L'origine éternelle de Jésus-Christ, son titre de
Fils de Dieu, qui est le titre essentiel de sa sainteté,
l'est aussi de sa grandeur et de son éminence. Il n'est
pas appelé grand parcequ'il compte des rois et des
patriarches parmi ses ancêtres, et que le sang le
' Luc. c. I, V. 35. — ^ Matt. c. i, v. 21. — ' Luc. c. 2 , v. 33.
io4 SERMON POUR LE JOUR
plus auguste de Tunivers coule dans ses veines ; il
est grand parcequ'il est le Saint et le Fils du Très-
Haut : toute sa grandeur a sa source dans le sein de
Dieu, d'où il est sorti; et le grand mystère de ses
voies éternelles, qui se manifeste aujourd'hui, va
puiser tout son éclat dans sa naissance divine.
Nous n'avons de grand que ce qui nous vient de
Dieu. Oui, mes frères, que les grands se vantent
d'avoir comme Jésus-Christ des princes et des rois
parmi leurs ancêtres : s'ils n'ont point d'autre gloire
que celle de leurs aïeux , si toute leur grandeur est
dans leur nom, si leurs titres sont leurs uniques
vertus , s'il faut rappeler les siècles passés pour les
trouver dignes de nos hommages, leur naissance les
avilit et les déshonore, même selon le monde. On
oppose sans cesse leur nom à leur personne : le sou-
venir de leurs aïeux devient leur opprobre : les his-
toires où sont écrites les grandes actions de leurs
pères ne sont plus que des témoins qui déposent
contre eux. On cherche ces glorieux ancêtres dans
leurs indignes successeurs, on redemande à leurs
noms les vertus qui ont autrefois honoré la patrie;
et cet amas de gloire dont ils ont hérité n'est plus
qu'un poids de honte qui les flétrit et qui les accable.
Cependant la plupart portent sur leur front l'or-
gueil de leur origine. Ils comptent les degrés de leur
grandeur par des siècles qui ne sont plus , par des
dignités qu'ils ne possèdent plus, par des actions
qu'ils n'ont point faites, par des aïeux dont il ne
reste qu'une vile poussière , par des monuments que
DE L INCARNATION. io5
les temps ont effacés, et se croient au-dessus des
autres hommes, parcequil leur reste plus de débris
domestiques de la rapidité des temps, et qu'ils peu-
vent produire plus de titres que les autres hommes
de la vanité des choses humaines.
Sans doute une haute naissance est une préroga-
tive illustre à laquelle le consentement des nations
a attaché de tout temps des distinctions d'honneur
et d'hommage ; mais ce n'est qu'un titre , ce n'est pas
une vertu : c'est un engagement à la gloire; ce n'est
pas elle qui la donne: c'est une leçon domestique et
un motif honorable de grandeur; mais ce n'est pas
ce qui nous fait grands : c'est une succession d'hon-
neur et de mérite; mais elle manque, et s'éteint en
nous dès que nous héritons du nom sans hériter des
vertus qui l'ont rendu illustre. Nous commençons,
pour ainsi dire, une nouvelle race; nous devenons
des hommes nouveaux; la noblesse n'est plus que
pour notre nom, et la roture pour notre personne.
Mais si, devant le monde même, la naissance sans
la vertu n'est plus qu'un vain titre qui nous reproche
sans cesse notre oisiveté et notre bassesse, qu'est-
elle devant Dieu, qui ne voit de grand et de réel en
nous que les dons de sa grâce et de son esprit qu'il y
a mis lui-même?
C'est donc notre naissance selon la foi qui fait le
plus glorieux de tous nos titres. Nous ne sommes
grands que parceque nous sommes , comme Jésus-
Christ, enfants de Dieu, et que nous soutenons la
noblesse et l'excellence d'une si haute origine. C'est
io6 SERMON POUR LE JOUR
elle qui élève le chrétien au-dessus des rois et des
princes de la terre ; c'est par elle que nous entrons
aujourd'hui dans tous les droits de Jésus-Christ, que
tout est à nous, que tout l'univers n'est que pour
nous , que les patriarches et tous les élus des siècles
passés sont nos ancêtres , que nous devenons héri-
tiers d'un royaume éternel, que nous jugerons les
anges et les hommes, et que nous verrons un jour
à nos pieds toutes les nations et les puissances du
siècle.
Telle est , Sire , la prérogative des enfants de Dieu ;
aussi nos rois ont mis le titre de chrétien à la tête de
tous les titres qui entourent et ennoblissent leur cou-
ronne; et le plus saint de vos prédécesseurs n'alloit
pas chercher la source et l'origine de sa grandeur
dans le nombre des villes et des provinces soumises
à son empire, mais dans le lieu seul où il avoit été
mis par le baptême au nombre des enfants de Dieu.
Mais, Sire, ce n'est pas assez, dit saint Jean, d'en
porter le nom , il faut l'être en effet : ut filii Dei no-
minemuret sinius ' . Si les enfants des rois , dégénérant
de leur auguste naissance , n'avoient que des inclina-
tions basses et vulgaires \ s'ils se proposoient la for-
tune d'un vil artisan comme l'objet le plus digne de
leur cœur, et seul capable de remplir leurs grandes
destinées ; si , perdant de vue le trône où ils doivent
un jour être élevés, ils ne connoissoient rien de plus
grand que de ramper dans la boue , et d'être confon-
' S. JoAN. ep. I , c. 3, V. I.
DE L INCARNATION. 107
dus par leurs sentiments et leurs occupations avec la
plus vile populace, quel opprobre pour leur nom et
pour la nation qui attendroit de tels maîtres !
Tels, et encore plus coupables, Sire, sont les en-
fants de Dieu quand ils se dégradent jusqu'à vivre
comme les enfants du siècle. La grâce de votre bap-
tême vous a élevé encore plus haut que la gloire de
votre naissance, quoiqu'elle soit la plus auguste de
l'univers. Par celle-ci vous n'êtes qu'un roi tempo-
rel; l'autre vous rend héritier d'un royaume éternel.
La première ne vous fait que l'enfant des rois ; par
l'autre vous êtes devenu Tenfant de Dieu. Tous les
jours nous voyons croître et se développer dans votre
majesté des sentiments et des inclinations dignes de
la naissance que vous avez eue des rois vos ancêtres ;
mais ce ne seroit rien, si vous n'en montriez encore
qui répondissent à la grandeur de la naissance que
vous tenez de Dieu , lequel vous a mis par le baptême
au nombre de ses enfants.
Or, par tout ce qu'exige une naissance royale,
jugez, Sire, de ce que doit exiger une naissance
toute divine. Si les enfants des rois doivent être au-
dessus des autres hommes ; si la moindre bassesse
les déshonore; si le plus léger défaut de courage est
une tache qui flétrit tout l'éclat de leur naissance; si
on leur fait un crime d'une simple inégalité d hu-
meur ; s'il faut qu'ils soient plus vaillants , plus sages ,
plus circonspects, plus doux, plus affables, plus
humains, plus grands que le reste des hommes ; si le
monde exige tant des enfants de la terre ; qu'est-ce
io8 SERMON POUR LE JOUR
que Dieu ne doit pas demander des enfants du ciel !
quelle innocence, quelle pureté de désirs, quelle élé-
vation de sentiments, quelle supériorité au-dessus
des sens et des passions , quel mépris pour tout ce
qui n'est pas éternel ! qu il faut être grand pour sou-
tenir Féminence d'une si haute origine ! Premier ca-
ractère de la grandeur de Jésus-Christ, une grandeur
de sainteté: hic erit magnus, et Jîlius Altissimi voca-
bitur.
SECONDE PARTIE.
Mais, en second lieu, il sera grand, parcequ'ii
sauvera son peuple, ipse enim salvum faciet populum
suum; second caractère de sa grandeur, une gran-
deur de miséricorde.
Il ne descend sur la terre que pour combler les
hommes de ses bienfaits. Nous étions sous la servi-
tude et sous la malédiction ; et il vient rompre nos
chaînes et nous mettre en liberté. Nous étions enne-
mis de Dieu et étrangers à ses promesses ; et il vient
nous réconcilier avec lui , et nous rendre concitoyens
des saints et enfants d'une nouvelle alliance. Nous
vivions sans loi, sans joug, sans Dieu dans ce monde;
et il vient être notre loi, notre vérité, notre justice,
et répandre l'abondance de ses dons et de ses grâces
sur tout l'univers. En un mot, il vient renouveler
toute la nature, sanctifier ce qui étoit souillé, for-
tifier ce qui étoit foible , sauver ce qui étoit perdu ,
réunir ce qui étoit divisé. Quelle grandeur ! car il n'y
DE L'INCARNATION. loy
a rien de si grand que de pouvoir être utile à tous les
hommes.
Et telle est la grandeur où les princes et les sou-
verains , et tout ce qui porte le nom de grand sur la
terre , doit aspirer ; ils ne peuvent être grands qu'en
se rendant utiles aux peuples , et leur portant , comme
Jésus-Christ, la hberté, la paix, etFabondance.
Je dis la liberté, non celle qui favorise les pas-
sions et la licence ; c'est un nouveau joug et une
servitude honteuse que ce funeste libertinage ; et la
régie des mœurs est le premier principe de la félicité
et de raffermissement des empires. Ce n'est pas celle
encore, ou qui s'élève contre l'autorité légitime, ou
qui veut partager avec le souverain celle qui réside
en lui seul, et, sous prétexte de la modérer, l'a-
néantir et l'éteindre. Il n'y a de bonheur pour les
peuples que dans l'ordre et dans la soumission. Pour
peu qu'ils s'écartent du point fixe de l'obéissance , le
gouvernement n'a plus de régie; chacun veut être à
lui-même sa loi ; la confusion, les troubles, les dis-
sensions, les attentats, l'impunité, naissent bientôt
de l'indépendance; et les souverains ne sauroient
rendre leurs sujets heureux qu'en les tenant soumis
à l'autorité , et leur rendant en même temps l'assu-
jettissement doux et aimable.
La liberté , Sire , que les princes doivent à leurs
peuples, c'est la liberté des lois. Vous êtes le maître
de la vie et de la fortune de vos sujets; mais vous
ne pouvez en disposer que selon les lois. Vous ne
connoissez que Dieu seul au-dessus de vous , il est
iio SERMON POUR LE JOUR
vrai; mais ies lois doivent avoir plus d'autorité que
vous-même. Vous ne commandez pas à des esclaves,
vous commandez à une nation libre et belliqueuse,
aussi jalouse de sa liberté que de sa fidélité, et dont
la soumission est d'autant plus sûre, qu elle est fon-
dée sur l'amour qu'elle a pour ses maîtres. Ses rois
peuvent tout sur elle, parceque sa tendresse et sa
fidélité ne mettent point de bornes à son obéissance;
mais il faut que ses rois en mettent eux-mêmes à leur
autorité, et que plus son amour ne connoît point
d'autre loi qu'une soumission aveugle, plus ses rois
n exigent de sa soumission que ce que les lois leur
permettent d'en exiger : autrement ils ne sont plus
les pères et les protecteurs de leurs peuples, ils en
sont les ennemis et les oppresseurs; ils ne régnent
pas sur leurs sujets, ils les subjuguent.
La puissance de votre auguste bisaïeul sur la na-
tion a passé celle de tous les rois vos -ancêtres : un
régne long et glorieux Fa voit affermie; sa haute sa-
gesse la soutenoit, et l'amour de ses sujets n'y met-
toit presque plus de bornes. Cependant il a su plus
d'une fois la faire céder aux lois , les prendre pour
arbitres entre lui et ses sujets, et soumettre noble-
ment ses intérêts à leurs décisions.
Ce n'est donc pas le souverain , c'est la loi , Sire ,
qui doit régner sur les peuples. Vous n'en êtes que
le ministre et le premier dépositaire. C'est elle qui
doit régler l'usage de l'autorité; et c'est par elle que
l'autorité n'est plus un joug pour les sujets , mais une
régie qui les conduit, un secours qui les protège,
DE L'INCARNATION. m
une vigilance paternelle qui ne s'assure leur soumis-
sion que parcequ'elle s'assure leur tendresse. Les
hommes croient être libres quand ils ne sont gou-
vernés que par les lois : leur soumission fait alors
tout leur bonheur, parcequ elle fait toute leur tran-
quillité et toute leur confiance : les passions , les vo-
lontés injustes, les désirs excessifs et ambitieux que
les princes mêlent à Tusage de l'autorité, loin de l'é-
tendre , l'affoiblissent : ils deviennent moins puissants
dès qu'ils veulent l'être plus que les lois ; ils perdent
en croyant gagner. Tout ce qui rend l'autorité in-
juste et odieuse l'énervé et la diminue : la source de
leur puissance est dans le cœur de leurs sujets; et
quelque absolus qu'ils paroissent, on peut dire qu'ils
perdent leur véritable pouvoir dès qu ils perdent l'a-
mour de ceux qui les servent.
J'ai dit encore la paix et l'abondance, qui sont tou-
jours les fruits heureux de la liberté dont nous ve-
nons de parler : et voilà les biens que Jésus-Christ
vient apporter sur la terre; il n'est grand que par-
cequ'il est le bienfaiteur de tous les hommes.
Oui, Sire, il faut être utile aux hommes pour être
grand dans l'opinion des hommes. C'est la reconnois-
sance qui les porta autrefois à se faire des dieux
même de leurs bienfaiteurs : ils adorèrent la terre
qui les nourrissoit, le soleil qui les éclairoit, des
princes bienfaisants, un Jupiter roi de Crète, un
Osirisroi d'Égypte, qui avoient donné des lois sages
à leurs sujets , qui avoient été les pères de leurs peu-
ples , et les avoient rendus heureux pendant leur rê-
112 SERMON POUR LE JOUR
gne : l'amour et le respect qu inspire la reconnois-
sance fut si vif, qu'il dégénéra même en culte.
Il faut mettre les hommes dans les intérêts de
notre gloire , si nous voulons qu'elle soit immortelle ;
et nous ne pouvons les y mettre que par nos bien-
faits. Les grands talents et les titres qui nous élèvent
au-dessus d'eux, et qui ne font rien à leur bonheur,
les éblouissent sans les toucher, et deviennent plutôt
l'objet de l'envie que de l'affection et de l'estime pu-
blique. Les louanges que nous donnons aux autres
se rapportent toujours par quelque endroit à nous-
mêmes ; c'est l'intérêt ou la vanité qui en sont les
sources secrètes ; car tous les hommes sont vains et
n'agissent presque que pour eux, et d'ordinaire ils
n'aiment pas à donner en pure perte des louanges
qui les humilient, et qui sont comme des aveux pu-
blics de la supériorité qu'on a sur eux; mais la re-
connoissance l'emporte sur la vanité , et l'orgueil
souffre sans peine que nos bienfaiteurs soient en
même temps nos supérieurs et nos maîtres.
Non , Sire , un prince qui n'a eu que des vertus mi-
litaires n'est pas assuré d'être grand dans la posté-
rité. Il n'a travaillé que pour lui ; il n'a rien fait pour
ses peuples ; et ce sont les peuples qui assurent tou-
jours la gloire et la grandeur du souverain. Il pourra
passer pour un grand conquérant; mais on ne le re-
gardera jamais comme un grand roi : il aura gagné
des batailles; mais il n'aura pas gagné le cœur de ses
sujets : il aura conquis des provinces étrangères;
mais il aura épuisé les siennes : en un mot, il aura
DE L'INCARNATION. ii3
conduit habilement des armées, mais il aura mal
gouverné ses sujets.
Mais , Sire , un prince qui n a cherché sa gloire
que dans le bonheur de ses sujets, qui a préféré la
paix et la tranquillité , qui seule peut les rendre heu-
reux, à des victoires qui n eussent été que pour lui
seul , et qui n'auroient abouti qu'à flatter sa vanité ;
un prince qui ne s'est regardé que comme Fhomme
de ses peuples , qui a cru que ses trésors les plus pré-
cieux étoient les cœurs de ses sujets ; un prince qui,
par la sagesse de ses lois et de ses exemples , a banni
les désordres de son état, corrigé les abus, conservé
la bienséance des mœurs publiques, maintenu cha-
cun à sa place , réprimé le luxe et la licence , tou-
jours plus funestes aux empires que les guerres et
les calamités les plus tristes; rendu au culte et à la
religion de ses pères Fautorité, Féclat, la majesté,
l'uniformité qui en perpétuent le respect parmi les
peuples; maintenu le sacré dépôt de la foi contre
toutes les entreprises des esprits indociles et inquiets;
qui a regardé ses sujets comme ses enfants , son
royaume comme sa famille ; et qui n a usé de sa puis-
sance que pour la félicité de ceux qui la lui avoient
confiée : un prince de ce caractère sera toujours
grand , parcequ il Fest dans le cœur des peuples. Les
pères raconteront à leurs enfants le bonheur qu'ils
eurent de vivre sous un si bon maître ; ceux-ci le re-
diront à leurs neveux ; et dans chaque famille ce sou-
venir, conservé d'âge en âge, deviendra comme un
monument domestique élevé dans l'enceinte des murs
8
ii4 SERMON POUR LE JOUR
paternels , qui perpétuera la mémoire d'un si bon roi
dans tous les siècles ' .
Non, Sire, ce ne sont pas les statues et les inscrip-
tions qui immortalisent les princes ; elles deviennent
tôt ou tard le triste jouet des temps et de la vicissi-
tude des choses humaines. En vain Rome et la Grèce
avoient autrefois muitipHéàTinfini les images deleurs
rois et de leurs Césars, et épuisé toute la science de
Tart pour les rendre plus précieuses aux siècles sui-
vants; de tous ces monuments superbes, à peine un
seul est venu jusqu'à nous. Ce qui n'est écrit que sur
le marbre et sur l'airain est bientôt effacé; ce qui est
écrit dans les cœurs demeure toujours.
TROISIÈME PARTIE.
Aussi le dernier caractère de la grandeur de Jé-
sus-Christ, c'est la durée et la perpétuité de son rè-
gne : et regni ejus non erit finis. Il étoit hier, il est
aujourd'hui , et il sera dans tous les siècles : ses bien-
faits perpétueront sa royauté et sa puissance. Les
hommes de tous les temps le reconnoîtront, l'adore-
ront comme leur chef, leur libérateur, leur pontife
toujours vivant, et qui s'offre toujours pour nous à
^ Voltaire, dans la Henriade , a imité ce passage de Massillon.
Le vieillard expirant
De ce prince à son fils fait l'éloge en pleurant.
Le fils, éternisant des images si chères ,
Raconte à ses neveux le bonheur de leurs pères;
Et ce nom , dont la terre aime à s'entretenir ,
Est porté par l'amour aux siècles à venir.
I
DE L INCARNATION. ii5
son père: il sera même le prince de Téternité, il ré-
gnera sm^ tous les élus dans le ciel, et TÉglise triom-
phante ne sera pas moins son royaume et son héri-
tage que celle qui combat sur la terre. C'est ici une
grandeur de perpétuité et de durée.
En effet, la gloire qui doit finir avec nous est tou-
jours fausse. Elle étoit donnée à nos titres plus qu à
nos vertus; c'étoit un faux éclat qui environnoit nos
places, mais qui ne sortoit pas de nous-mêmes. Nous
étions sans cesse entourés d'admirateurs , et vides
au-dedans des qualités qu'on admire. Cette gloire
étoit le fruit de Terreur et de Fadulation, et il nest
pas étonnant de la voir finir avec elles. Telle est la
gloire de la plupart des princes et des grands. On
honore leurs cendres encore fumantes d'un reste d'é-
loge; on ajoute encore cette vaine décoration à celle
de leur pompe funèbre. Mais tout s'éclipse et s'éva-
nouit le lendemain: on a honte des louanges qu'on
leur a données; c'est un langage suranné et insipide
qu'on n'oseroit plus parler : on en voit presque rou-
gir les monuments publics où elles sont encore écri-
tes, et où elles ne semblent subsister que pour rap-
peler publiquement un souvenir qui les désavoue.
Ainsi les adulations ne survivent jamais à leurs hé-
ros; et les éloges mercenaires, loin d'immortaliser la
gloire des princes, n'immortalisent que la bassesse,
l'intérêt et la lâcheté de ceux qui ont été capables de
les donner.
Pour connoître la grandeur véritable des souve-
rains et des grands , il faut la chercher dans les sié-
8.
ii6 SERMON POUR LE JOUR
des qui sont venus après eux. Plus même ils s'éloi-
gnent de nous, plus leur gloire croît et s'affermit
lorsqu'elle a pris sa source dans l'amour des peuples.
On dispute encore aujourd'hui à un de vos plus vail-
lants prédécesseurs les éloges magnifiques que son
siècle lui donna à l'envi ; et malgré la gloire de Ma-
rignan, on doute si la valeur doit le faire compter
parmi les grands rois qui ont occupé votre trône : et
avec moins de ces talents brillants qui font les héros,
et plus de ces vertus pacifiques qui font les bons
rois, son prédécesseur sera toujours grand dans nos
histoires, parcequ'il sera toujours cher à la nation
dont il fut le père. On ne compte pour rien les éloges
donnés aux souverains pendant leur régne , s'ils ne
sont répétés sous les régnes suivants. C'est là que la
postérité, toujours équitable, ou les dégrade d'une
gloire dont ils n'étoient redevables qu'à leur puis-
sance et à leur rang, ou leur conserve un rang qu'ils
dûrent à leur vertu bien plus qu'à leur puissance.
Il faut, Sire, que la vie d'un grand roi puisse être
proposée comme une régie à ses successeurs , et que
son régne devienne le modèle de tous les règnes à
venir: c'est par-là qu'il sera, si je l'ose dire, éternel
comme le r^gne de Jésus-Christ : et regni ejus non erit
finis.
Le règne de David fut toujours le modèle des
bons rois de Juda , et sa durée égala celle du trône
de Jérusalem. Ce ne furent pas ses victoires, toutes
seules, qui le rendirent le modèle des rois ses suc-
cesseurs : Saiil en avoit remporté, comme lui, sur
DE L INCARNATION. 117
les Philistins et sur les Amalécites. Ce fut sa piété
envers Dieu, son amour pour son peuple, son zélé
pour la loi et pour la religion de ses pères, sa sou-
mission à Dieu dans les disgrâces, sa modération
dans la victoire et dans la prospérité, son respect
pour les prophètes qui venoient de la part de Dieu
l'avertir de ses devoirs , et lui ouvrir les yeux sur ses
foiblesses, les larmes publiques de pénitence et de
piété dont il baigna son trône pour expier le scan-
dale de sa chute , les richesses immenses qu'il amassa
pour élever un temple au Dieu de ses pères , sa con-
fiance dans le grand-prêtre et dans les ministres du
culte saint, le soin qu'il prit d'inspirer à son fils Sa-
lomon les maximes de la vertu et de la sagesse, et
enfin le bon ordre et la justice des lois qu'il établit
dans tout Israël.
Voilà, Sire, la grandeur que votre Majesté doit
se proposer. Régnez de manière que votre régne
puisse être éternel ; que non seulement il vous assure
la royauté immortelle des enfants de Dieu, mais en-
core que dans tous les âges qui suivront, on vous
propose aux princes vos successeurs comme le mo-
dèle des bons rois.
Ce ne sera pas seulement en remportant des vic-
toires que vous deviendrez un grand roi ; ce sera votre
amour pour vos peuples , votre fidélité envers Dieu,
votre zélé pour la religion de vos pères , votre atten-
tion à rendre vos sujets heureux , qui feront de votre
régne le plus bel endroit de nos histoires, et le mo-
dèle de tous les règnes à venir.
ii8 SERMON POUR LE JOUR
Aimez vos peuples, Sire; et que ces mêmes pa-
roles si souvent portées à vos oreilles trouvent tou-
jours un accès favorable dans votre cœur. Soyez
tendre, humain, affable, touché de leurs misères,
compatissant à leurs besoins ; et vous serez un grand
roi , et la durée de votre régne égalera celle de la
monarchie. Dieu vous a établi sur une nation qui
aime ses princes, et qui par cela seul mérite d'en
être aimée. Dans un royaume où les peuples nais-
sent, pour ainsi dire, bons sujets, il faut que les
souverains en naissant naissent de bons maîtres.
Yous voyez déjà tous les cœurs voler après vous :
Sire, Tamour ne peut se payer que par Tamour; et
vous ne seriez pas digne de la tendresse de vos su-
jets, si vous leur refusiez la vôtre.
Il n'y a point d'autre gloire pour les rois : leur
grandeur est toute dans Tamour de leurs peuples;
ce sont eux qui perpétuent de siècle en siècle la mé-
moire des bons princes. Et quelle gloire en effet pour
un roi de régner encore après sa mort sur les cœurs
de ses sujets! d'être sùr que, dans tous les temps à
venir, les peuples, ou regretteront de n'avoir pas
vécu sous son régne , ou se féliciteront d'avoir un roi
qui lui ressemble! Quelle gloire, Sire, de faire dire
de soi dans toute la suite des siècles, comme la reine
de Saba le disoit de Salomon : Heureux ceux qui le
virent, et qui vécurent sous la douceur de ses lois et
de son empire! Heureux l'âge qui montre à la terre
un si bon maître ! Heureuses les villes et les campa-
gnes qui virent revivre sous son régne l'abondance,
DE L'INCARNATION. 119
la paix, la joie, la justice, rinnocence des âges les
plus fortunés! Heureuse la nation que le ciel favori-
sera un jour d'un prince qui lui soit semblable!
Grand Dieu ! c'est vous seul qui donnez les bons
rois aux peuples ; et c'est le plus grand don que vous
puissiez faire à la terre. Vous tenez encore entre vos
mains l'enfant auguste que vous destinez à la mo-
narchie. Son âge, son innocence, le laissent encore
l'ouvrage commencé de vos miséricordes. Il n'est pas
encore sorti de dessous la main qui le forme et qui
l'achève. Grand Dieu! il est encore temps, formez-le
pour le bonheur des peuples à qui vous Favez ré-
servé ; et que cette prière , si souvent ici renouvelée ,
ne lasse pas votre bonté, puisqu'elle intéresse si fort
le salut et la ielicité d'une nation que vous avez tou-
jours protégée!
C'est sous les bons rois que votre culte s'affermit ,
que la foi triomphe des erreurs, que l'affreuse in-
crédulité est bannie ou obligée de se cacher, que les
nouvelles doctrines sont proscrites , que les esprits
rebelles ne trouvent de protection et de sûreté que
dans l'obéissance et dans l'unité ; que vos ministres ,
paisibles dans l'exercice de leurs fonctions, et veil-
lant sans cesse à la conservation du dépôt, voient
l'autorité de l'empire donner les mains à celle du sa-
cerdoce ; et que tous les cœurs , déjà réunis au pied
du trône , portent la même union et la même con-
corde aux pieds des autels. Ajoutez donc en lui de
jour en jour, ô mon Dieu! de ces traits heureux qui
promettent de bons rois à leurs peuples; que l'ou-
1 20 SERM. POUR LE JOUR DE L'INCARN.
vrage de vos miséricordes croisse et se développe tous
les jours en lui avec ses années. Nous ne vous deman-
dons pas qu'il devienne le vainqueur de FEurope ;
nous vous demandons qu'il soit le père de son peu-
ple. C'est la puissance de votre bras qui nous l'a con-
servé, en frappant autour de son berceau tout le
reste de sa famille royale ; que ce soit elle qui nous
le forme et qui nous le prépare. Il est, comme Moïse ,
l'enfant sauvé des funérailles de toute sa race ; qu'il
soit comme lui le sauveur et le libérateur de son
peuple; et que ce premier prodige , qui l'a retiré du
sein de la mort, soit pour nous le présage assuré de
ceux que vous nous faites espérer sous son empire!
Ainsi soit-il.
SERMON
POUR LE DIMANCHE DE LA PASSION.
SUR LA FAUSSETÉ
DE LA GLOIRE HUMAINE.
Si ego glorifico meipsum, gloria mea nihil est.
Si je me glorifie moi-même , ma gloire n'est rien.
Jean , c. 8 , v. 54-
Sire,
Si la gloire du monde , sans la crainte de Dieu ,
étoit quelque chose de réel, quel homme jusque-là
avoit paru sur la terre qui eût plus de lieu de se glo-
rifier lui-même que Jésus-Christ?
Outre la gloire de descendre d'une race royale ,
et de compter les David et les Salomon parmi ses
ancêtres, avec quel éclat navoit-il pas paru dans le
monde?
Suivez-le dans tout le cours de sa vie , toute la na-
ture lui obéit; les eaux s'affermissent sous ses pieds;
les morts entendent sa voix ; les démons , frappés
de sa puissance, vont se cacher loin de lui; les cieux
s'ouvrent sur sa tête, et annoncent eux-mêmes aux
hommes sa gloire et sa magnificence : la boue entre
122 POUR LE DIMANCHE
ses mains rend la lumière aux aveugles ; tous les
lieux par où il passe ne sont marqués que par ses
prodiges : il lit dans les cœurs ; il voit Favenir comme
le présent; il entraîne après lui les villes et les peu-
ples : personne avant lui n'avoit parlé comme il
parle; et charmées de son éloquence céleste, les fem-
mes de Juda appellent heureuses les entrailles qui
Font porté.
Quel homme s'étoit jamais montré sur la terre
environné de tant de gloire? et cependant il nous
apprend que s'il se l'attribue à lui-même, et que sa
gloire ne soit qu'une gloire humaine, sa gloire n'est
plus rien: si ego glorifico ?neipsum, gloria mea nihîl
L est.
La probité mondaine, les grands talents, les suc-
cès éclatants, ne sont donc plus rien, dès qu'ils ne
sont que les vertus de l'homme; et il n'y a point de
gloire véritable sans la crainte de Dieu. C'est ce qui
va faire le sujet de ce discours.
PREMIÈRE PARTIE.
Sire,
Il y a long-temps que les hommes, toujours vains,
font leur idole de la gloire : ils la perdent la plupart
en la cherchant, et croient l'avoir trouvée quand on
donne à leur vanité les louanges qui ne sont dues
qu'à la vertu.
Il n'est point de prince ni de grand, malgré la
DE LA PASSION. i23
bassesse et le dérèglement de ses mœurs et de ses
penchants, à qui de vaines adulations ne promettent
la gloire et l'immortalité, et qui ne compte sur les
suffrages de la postérité, où son nom même ne pas-
sera peut-être pas , et où du moins il ne sera connu
que par ses vices. Il est vrai que le monde , qui avoit
élevé ces idoles de boue , les renverse lui-même le
lendemain, et quil se venge à loisir, dans les âges
suivants, par la liberté de ses censures, de la con-
trainte et de Finjustice de ses éloges.
Il n'attend pas même si tard : les applaudisse-
ments publics qu'on donne à la plupart des grands
pendant leur vie, sont presque toujours à l'instant
démentis par les jugements et les discours secrets.
Leurs louanges ne font que réveiller l'idée de leurs
défauts; et à peine sorties de la bouche même de
celui qui les publie, elles vont, s'il m'est permis de
parler ainsi , expirer dans son cœur qui les dés-
avoue.
Mais si la gloire humaine est presque toujours dé-
gradée devant le tribunal même du monde, auroit-
elle quelque chose de plus réel aux yeux de Dieu,
devant qui il n'y a de véritables grands que ceux qui
le craignent? Qui autem timent te, magni erunt apud
te per omnia ' .
Et pour mettre cette vérité dans un point de vue
qui nous la montre tout entière, remarquez, je vous
prie, mes frères, que les hommes ont de tout temps
' Judith, c. i6, v. 19.
124 POUR LE DIMANCHE
établi la gloire dans Fhonneur et la probité, dans
Féminence et la distinction des talents , et enfin dans
les succès éclatants.
Or, sans la crainte de Dieu , toute probité humaine
est ou fausse , ou du moins elle n est pas sûre : les
plus grands talents deviennent dangereux, ou à celui
qui s'en glorifie , ou à ceux auprès desquels il en fait
usage : et enfin les succès les plus éclatants , ou pren-
nent leur source dans le crime, ou ne sont souvent
que des crimes éclatants eux-mêmes : si ego glorifico
meipsum , gloria mea nihil est.
Je dis premièrement que la probité humaine, sans
la crainte de Dieu , est presque toujours fausse , ou
du moins qu'elle n'est jamais sûre.
Je sais que le monde se vante d'un fantôme d'hon-
neur et de probité indépendant de la religion : il
croit qu'on peut être fidèle aux hommes sans être
fidèle à Dieu ; être orné de toutes les vertus que de-
mande la société sans avoir celles qu'exige l'Évan-
gile; et, en un mot, être honnête homme sans être
chrétien.
On pourroit laisser au monde cette foible conso-
lation , ne pas lui disputer une gloire aussi vaine et
aussi frivole que lui-même , et , puisqu'il renonce
aux vertus des saints , lui passer du moins celles des
hommes. C'est l'attaquer par son endroit sensible et
dans son dernier retranchement , de vouloir lui ôter
le seul nom de bien qui lui reste et qui le console
de la perte de tous les autres , et de le déposséder
d'un honneur et d'une probité qu'il croit n'apparte-
DE LA PASSION. laS
nir qu'à lui seul , et qu'il dispute même souvent aux
justes.
Ne le troublons donc pas dans une possession si
paisible, et en même temps si injuste. Convenons
qu'au milieu de la dépravation et de la décadence
des mœurs publiques , le monde a encore sauvé du
débris des restes d'honneur et de droiture ; que mal-
gré les vices et les passions qui les dominent , pa-
roissent encore sous ses étendards des hommes fidèles
à l'amitié, zélés pour la patrie, rigides amateurs de
la vérité , esclaves religieux de leur parole , vengeurs
de l'injustice , protecteurs de la foiblesse ; en un mot,
partisans du plaisir, et néanmoins sectateurs de la
vertu.
Voilà les justes du monde , ces héros d'honneur et
de probité qu'il fait tant valoir, qu'il propose même
tous les jours avec une espèce d'insulte et d'ostenta-
tion aux véritables justes de l'Évangile. Il les dégrade
pour élever son idole : il se vante que l'honneur et la
véritable probité ne résident que chez lui. Il nous
laisse l'obscurité, les petitesses, les travers, et tout
le faux de la vertu, et s'en arroge à lui-même l'hé-
roïsme et la gloire. Mais qu'il seroit aisé de venger
l'honneur de Dieu contre le culte vain et pompeux
que le monde rend à son idole ! Il n'y auroit qu'à
souffler sur cet édifice d'orgueil et de vanité , à peine
en retrouveriez-vous les foibles vestiges.
Ces hommes vertueux , dont le monde se fait tant
d'honneur, n'ont au fond souvent pour eux que l'er-
reur publique. Amis fidèles, je le veux; mais c'est le
126 POUR LE DIMANCHE
goût, la vanité ou Tintérêt qui les lie, et dans leurs
amis ils n aiment queux-mêmes. Bons citoyens, il
est vrai; mais la gloire et les honneurs qui nous re-
viennent en servant la patrie, sont Tunique lien et le
seul devoir qui les attachent. Amateurs de la vérité,
je l'avoue; mais ce n'est pas elle qu'ils cherchent,
c'est le crédit et la confiance qu'elle leur acquiert
parmi les hommes. Observateurs de leurs paroles;
mais c'est un orgueil qui trouveroit de la lâcheté et
de l'inconstance à se dédire , ce n'est pas une vertu
qui se fait une religion de ses promesses. Vengeurs
de l'injustice; mais en la punissant dans les autres,
ils ne veulent que publier qu'ils n'en sont pas capa-
bles eux-mêmes. Protecteurs de la foiblesse; mais
ils veulent avoir des panégyristes de leur générosité,
et les éloges des opprimés sont ce que leur offrent
de plus touchant leur oppression et leur misère. En
un mot , dit l'Écriture , on les appelle miséricor-
dieux : ils ont toutes les vertus pour le public; mais
n'étant pas fidèles à Dieu , ils n'en ont pas une seule
pour eux-mêmes: multi homines miséricordes vocan-
tur ; virum autem fidelem guis inveniet^ ?
Mais quand la probité du monde ne seroit pas pres-
que toujours fausse, il faudroit convenir du moins
qu'elle n'est jamais sûre. La religion toute seule as-
sure la vertu, parceque les motifs qu'elle nous four-
nit sont par-tout les mêmes. La honte et l'opprobre
en seroient le prix devant les hommes , qu'elle n'en
paroîtroit que plus belle et plus glorieuse à Thomme
' Prov. , c. 20, V. 6.
DE LA PASSION. 137
de bien. Sa vie même seroit en péril, qu'il ne vou-
droit pas la racheter aux dépens de sa vertu. Le se-
cret et Timpunité ne sont pas pour lui des attraits
pour le vice , puisque Dieu est le seul témoin qu'il
craint ; et le reproche de sa conscience , la seule
peine qui l'afflige. La gloire même et les acclamations
publiques le solliciteroient à une entreprise ambi-
tieuse et injuste , qu'il préfèreroit le devoir et la régie
qui la condamnent, aux applaudissements de l'uni-
vers qui Tapprouve. Enfin, changez tant qu'il vous
plaira les situations d'un véritable juste : le monde
peut varier à son égard , les suffrages publics qui Té-
lé vent aujourd'hui peuvent demain le dégrader et
l'abattre ; sa fortune peut changer, mais sa vertu ne
changera point avec sa fortune.
Il ne s'agit pas ici de nous alléguer des exemples
où la piété la plus estimée s'est démentie plus d'une
fois. Outre que le monde est plein de faux justes, et
que tous ceux qui en portent le nom aux yeux des
hommes n'en ont pas le mérite devant Dieu , c'a été
de tout temps l'injustice du monde d'attribuer à la
vertu les foiblesses de l'homme. Le juste peut tom-
ber: mais la vertu seule peut le défendre ou le rele-
ver de ses chutes: elle seule marche sûrement, par-
ceque les principes sur lesquels elle s'appuie sont
toujours les mêmes. Les occasions ne l'autorisent
pas contre le devoir, parceque les occasions ne chan-
gent jamais rien aux règles. La lumière et les regards
publics sont pour elle comme la solitude et les té-
nèbres. En un mot, elle ne compte les hommes pour
128 POUR LE DIMANCHE
rien, parceque Dieu seul, qui la voit, doit être son
Trouvez , si vous le pouvez , la même sûreté dans
les vertus humaines. Nées le plus souvent dans Yçr-
gueil et dans l'amour de la gloire, elles y trouvent
un moment après leur tombeau. Formées par les re-
gards publics, elles vont s'éteindre le lendemain
comme ces feux passagers , dans le secret et dans les
ténèbres. Appuyées sur les circonstances, sur les
occasions , sur les jugements des hommes, elles tom-
bent sans cesse avec ces appuis fragiles. Les tristes
fruits de l'amour-propre , elles sont toujours sous
l'inconstance de son empire. Enfin, le foible ouvrage
de l'homme , elles ne sont, comme lui, à l'épreuve
de rien.
Qu'il s'offre à ce vertueux du siècle une occasion
sûre de décréditer un ennemi ou de supplanter un
concurrent; pourvu qu'il conserve la réputation et
la gloire de la modération , il sera peu touché d'en
avoir le mérite. Que sa vengeance n'intéresse point
son honneur, elle ne sera plus indigne de sa vertu.
Placez-le dans une situation où il puisse accorder sa
passion avec l'estime publique , il ne s'embarrassera
pas de l'accorder avec son devoir. En un mot, qu'il
passe toujours pour un homme de bien, c'est la
même chose pour lui que de l'être.
Tout Israël paroît applaudir d'abord à la révolte
d'Absalon : Achitophel , cet homme si sage et si ver-
tueux dans l'estime publique, et dont les conseils
étoient regardés comme les conseils de Dieu , pré-
DE LA PASSION. 129
fère pourtant le parti du crime , où il trouve les suf-
frages publics et Tespérance de son élévation, à ce-
lui de la justice, qui ne lui offre plus que le devoir.
Non , mes frères , rien n'est sûr dans les vertus hu-
maines, si la vertu de Dieu ne les soutient et ne les
fixe. Soyez bienfaisant, juste, généreux, sincère:
vous pouvez être utile au public; mais vous devenez
inutile à vous-même : vous faites des œuvres louables
aux yeux des hommes; mais en ferez-vous jamais
une véritable vertu? Tout est faux et vide dans un
cœur que Dieu ne remplit point (c'est un roi lui-
même qui parle); et connoître votre justice et votre
vertu, ô mon Dieu, c'est la seule racine qui porte
des fruits d'immortalité , et la source de la véritable
gloire: vani autem sunt omnes homines in quibus non
subest scientia Dei ' .
C'est donc en vain qu'on met la véritable gloii*e
dans l'honneur et la probité mondaine; on n'est
grand que par le cœur, et le cœur vide de Dieu n'a
plus que le faux et les bassesses de l'homme.
SECONDE PARTIE.
Mais peut-être que les vertus civiles toutes seules
sont trop obscures , et que la distinction et la supé-
riorité des grands talents nous donnera plus de droit
à la gloire.
Hélas! Sire, que sont les grands talents, que de
grands vices , si , les ayant reçus de Dieu , nous ne
* Sap. , c. i3, V. I ,
9
i3o POUR LE DIMANCHE
les employons que pour nous-mêmes? Que devien-
nent-ils entre nos mains? souvent Tinslrument des
malheurs publics; toujours la source de notre con-
damnation et de notre perte.
Qu'est-ce qu'un souverain né avec une valeur
bouillante, et dont les éclairs brillent déjà de toutes
parts dès ses plus jeunes ans, si la crainte de Dieu
ne le conduit et ne le modère? un astre nouveau et
mal faisant qui n'annonce que des calamités à la ten-e.
Plus il croîtra dans cette science funeste, plus les
misères publiques croîtront avec lui; ses entreprises
les plus téméraires n'offriront (ju'une foible digue à
l'impétuosité de sa course ; il croira effacer par l'éclat
de ses victoires leur témérité ou leur injustice; l'es-
pérance du succès sera le seul titre qui justifiera l'é-
quité de ses armes; tout ce qui lui paroîtra glorieux
deviendra légitime ; il regardera les moments d'un re-
pos sage et majestueux comme une oisiveté honteuse
et des moments qu'on dérobe à sa gloire ; ses voisins
deviendront ses ennemis dès qu'ils pourront deve-
nir sa conquête; ses peuples eux-mêmes fourniront,
de leurs larmes et de leur sang, la triste matière de
ses triomphes; il épuisera et renversera ses propres
états pour en conquérir de nouveaux; il armera con-
tre lui les peuples et les nations; il troublera la paix
de l'univers; il se rendra célèbre en faisant des mil-
lions de malheureux. Quel fléau pour le genre hu-
main! Et s'il y a un peuple sur la terre capable de
lui donner des éloges , il n'y a qu'à lui souhaiter un
tel maître.
DE LA PASSION. i3i
Repassez sur tous les grands talents qui rendent
les hommes illustres ; s'ils sont donnés aux impies ,
c'est toujours pour le malheur de leur nation et de
leur siècle. Les vastes connoissances empoisonnées
par Forgueil ont enfanté ces chefs et ces docteurs cé-
lèbres de mensonge qui , dans tous les âges , ont levé
Tétendard du schisme et de Terreur, et formé, dans
le sein même du christianisme, les sectes qui le dé-
chirent.
Ces beaux esprits si vantés , et qui par des talents
heureux ont rapproché leur siècle du goût et de la
politesse des anciens , dès que leur cœur s'est cor-
rompu, ils nont laissé au monde que des ouvrages
lascifs et pernicieux, où le poison, préparé par des
mains habiles, infecte tous les jours les mœurs pu-
bliques, et où les siècles qui nous suivront viendront
encore puiser la licence et la corruption du nôtre.
Tournez-vous d'un autre côté. Comment ont paru
sur la terre ces génies supérieurs, mais ambitieux
et inquiets, nés pour faire mouvoir les ressorts des
états et des empires , et ébranler Funivers entier? Les
peuples et les rois sont devenus le jouet de leur am-
bition et de leurs intrigues : les dissensions civiles et
les malheurs domestiques ont été les théâtres lugu-
bres où ont brillé leurs grands talents.
Un seul homme obscur, avec ces avantages émi
nents de la nature, mais sans conscience et sans pro-
bité, a pu s'élever, les siècles passés, sur les débris
de sa patrie; changer la face entière d'une nation voi-
sine et belliqueuse, si jalouse de ses lois et de sa li-
9-
i32 POUR LE DIMANCHE
berté; se faire rendre des hommages que ses con-
citoyens disputent même à leurs rois ; renverser le
trône , et donner à T univers \e spectacle d'un souve-
rain dont la couronne ne peut mettre la tête sacrée à
couvert de Tarrêt inoui qui le condamna à la perdre.
Esprits vastes, mais inquiets et turbulents, capa-
bles de tout soutenir, hors le repos ; qui tournent sans
cesse autour du pivot même qui les fixe et qui les at-
tache , et qui , semblables à Samson , sans être animés
de son esprit, aiment encore mieux ébranler l'édifice
et être écrasés sous ses ruines , que de ne pas s'agiter
et faire usage de leurs talents et de leur force. Mal-
heur au siècle qui produit de ces hommes rares et
merveilleux ! et chaque nation a eu là-dessus ses le-
çons et ses exemples domestiques.
Mais enfin, si ce n est pas un malheur pour leur
siècle , c'^st du moins un malheur pour eux-mêmes.
Semblables à un navire sans gouvernail que des vents
favorables poussent à pleines voiles, plus notre
course est rapide, plus le naufrage est inévitable.
Rien n'est si dangereux pour soi que les grands
talents dont la foi ne règle pas l'usage ; les vaines
louanges qu attirent ces quahtés brillantes corrom-
pent le cœur; et plus on étoit né avec de grandes
qualités , plus la corruption est profonde et désespé-
rée. Dieu abandonne l'orgueil à lui-même; ces hom-
mes si vantés expient souvent, dans la honte d'une
chute éclatante, l'injustice des applaudissements pu-
blics ; leurs vices déshonorent leurs talents. Ces vastes
génies, nés pour soutenir l'état, ne sont plus, dit
DE LA PASSION. i33
Job, que de foibles roseaux qui ne peuvent se soute-
nir eux-mêmes. On a vu plus d'une fois les pierres
mêmes les plus brillantes du sanctuaire s'avilir et se
traîner indignement dans la boue ; et les plus grands
talents sont souvent livrés aux plus grandes foibles-
ses: qui ducit sacerdotes inglorios^ et optimates sup^
plantât \
TROISIÈME PARTIE.
Les succès éclatants et les grands événements qui
les suivent, ne méritent pas plus de louanges dans
les ennemis de Dieu, et ne leur donnent pas plus de
droit à la gloire que leurs talents.
Je sais que le monde y attache de la gloire , et que
d'ordinaire chez lui ce ne sont pas les vertus , mais
les succès, qui font les grands hommes. Les pro-
vinces conquises , les batailles gagnées , les négocia-
tions difficiles terminées, le trône chancelant affer-
mi ; voilà ce que publient les titres et les inscriptions ,
et à quoi le monde consacre des éloges et des monu-
ments publics pour en immortaliser la mémoire.
Je ne veux pas qu'on abatte ces marques de la re-
connoissance publique : tout ce q«i est utile aux
hommes est digne en un sens de la reconnoissance
des hommes. Comme l'émulation donne les sujets
illustres aux empires , il faut que les récompenses
excitent l'émulation , et que les succès voient tou-.
jours marcher après eux les récompenses.
' Job, c. 12 , V. 19.
i34 POUR LE DIMANCHE
Le gouvernement politique ne sonde pas les cœurs ;
il ne pèse que les actions : il est même en ce ^enre
des erreurs nécessaires à Tordre public. Tout ce qui
l'embellit doit être glorieux, et les mœurs, ou les
motifs qui ne déshonorent que la personne, ne doi-
vent pas ternir des succès qui ont honoré la patrie.
Mais s'il est permis au monde d'exalter la gloire
de ses héros , il n'est pas défendu à la vérité de ne
pas parler comme le monde : hélas ! il en est si peu
qu'il ne dégrade lui-même! Ceux que la distance des
temps et des lieux éloigne de ses regards , sont les
seuls à couvert de ses traits; ceux qui vivent sous
ses yeux n'échappent guère à sa censure , et il cesse
de les admirer dès qu'il a le loisir de les connoître:
et en cela ne l'accusons point de malignité et d'injus-
tice; il faut l'en croire, puisqu'il parle contre lui-
même.
Et, eu effet, je ne vous dis pas : Percez jusque
dans les motifs des actions les plus éclatantes et des
plus grands événements. Tout en est brillant au-de-
hors , vous voyez le héros; entrez plus avant, cher-
chez l'homme lui-même; c'est là que vous ne trou-
verez plus, dit le Sage, que de la cendre et de la
boue : cinis est enim cor ejus , et terra supervacua spes
illius ' .
L'ambition , la jalousie , la témérité , le hasard , la
crainte souvent, et le désespoir, ont donné les plus
grands spectacles et les événements les plus brillants
à la terre. David ne devoit peut-être les victoires et
' Sap. , c. i5, V. lo.
DE LA PASSION. i35
la fidélité de Joab quà sa jalousie contre Abner. Ce
sont souvent les plus vifs ressorts qui nous font mar-
cher vers la gloire; et presque toujours les voies qui
nous y ont conduits nous en dégradent elles-mêmes.
Aussi , écoutez ceux qui ont approché autrefois de
ces hommes que la gloire des succès avoit rendus
célèbres ; souvent ils ne leur trouvoient de grand
que le nom; Thomme désavouoit le héros; leur ré-
putation rougissoit de la bassesse de leurs mœurs et
de leurs penchants ; la familiarité trahissoit la gloire
de leurs succès; il falloit rappeler Tépoque de leurs
grandes actions, pour se persuader que c'étoit eux
qui les a voient faites. Ainsi ces décorations si magni-
fiques qui nous éblouissent et qui embellissent nos
histoires, cachent souvent les personnages les plus
vils et les plus vulgaires.
Non , Sire, il n'y a de grand dans les hommes que
ce qui vient de Dieu. La droiture du cœur, la vérité,
Finnocence et la régie des mœurs, Tempire sur les pas-
sions, voilà la véritable grandeur, et la seule gloire
réelle que personne ne peut nous disputer; tout ce
que les hommes ne trouvent que dans eux-mêmes ,
est sali, pour ainsi dire, par la même boue dont ils
sont formés. Le sage tout seul, dit un grand roi, est
en possession de la véritable gloire; celle du pé-
cheur n'est qu un opprobre et une ignominie \gloriam
sapientes possidebunt ; stultorum exaltatio ignominia^
La religion, la piété envers Dieu, la fidélité à tous
les devoirs qu il nous impose à Tégard des autres et
* Prov. , c. 3, V. 35.
i36 POUR LE DIMANCHE
de nous-mêmes ; une conscience pure et à Tépreuve
de tout; un cœur qui marche droit dans la justice et
dans la vérité, supérieur à tous les obstacles qui pour-
roient l'arrêter, insensible à tous les attraits rassem-
blés autour de lui pour le corrompre, élevé au-des-
sus de tout ce qui se passe, et soumis à Dieu seul;
voilà la véritable gloire, et la base de tout ce qui fait
les grands hommes. Si vous frappez ce fondement,
tout Fédifice s'écroule, toutes les vertus tombent;
et il ne reste plus rien , parcequ'il ne reste que nous-
mêmes.
Sire, votre régne seroit plein de merveilles, vous
porteriez la gloire de votre nom jusqu'aux extrémi-
tés de la terre, vos jours ne seroient marqués que
par vos triomphes , vous ajouteriez de nouvelles
couronnes à celles des rois vos ancêtres, l'univers
entier retentiroit de vos louanges ; si Dieu n'étoit
point avec vous, si l'orgueil, plutôt que la justice
et la piété, étoit l'ame de vos entreprises, vous ne
seriez point un grand roi, vos prospérités seroient
des crimes, vos triomphes, des malheurs pubhcs;
vous seriez Teffroi et la terreur de vos voisins , mais
vous ne seriez pas le père de votre peuple; vos pas-
sions seroient vos seules vertus, et malgré les éloges
que l'adulation , la compagne immortelle des rois ,
vous auroit donnés , aux yeux de Dieu , et peut-être
même de la postérité, elles ne paroîtroient plus que
de véritables vices.
Ce n'est donc pas cette gloire humaine, grand
Dieu, que nous vous demandons pour cet enfant
DE LA PASSION. 187
auguste ; elle paroît déjà peinte sur la majesté de son
front, elle coule même dans ses veines avec le sang
des rois ses ancêtres ; et vous Tavez fait naître grand
aux yeux des hommes , dès que vous Favez fait naî-
tre du sang des héros ; c'est la gloire qui vient de
vous. Rehaussez les dons de la nature, dont vous
Favez ennobli, par Féclat immortel de la piété : ajou-
tez à toutes les qualités aimables qui le rendent déjà
les délices de son peuple, toutes celles qui peuvent
le rendre agréable à vos yeux: laissez à sa naissance
et à la valeur de la nation le soin de cette gloire qui
vient du monde ; nous ne vous demandons , grand
Dieu , que de veiller au soin de sa conservation et de
son salut. L'histoire de ses ancêtres est un titre qui
nous répond de Féclat et des prospérités de son ré-
gne ; mais vous seul pouvez répondre de Finnocence
et de la sainteté de sa vie. La gloire du monde est
comme Fhéritage qu'il a reçu de ses pères selon la
chair ; mais vous , grand Dieu, qui êtes son père se-
lon la foi, donnez-lui la sagesse, qui est la gloire et
Fhéritage de vos enfants.
Que son cœur soit toujours entre vos mains, et
son cœur sera encore plus grand que ses succès et
ses triomphes : qu'il vous craigne , grand Dieu ; ses
ennemis le craindront, ses peuples l'aimeront, il de-
viendra à Funivers un spectacle digne de l'admira-
tion de tous les siècles ; et comme nous n'aurons plus
rien à craindre pour sa gloire, nous n'aurons plus rien
aussi à souhaiter pour notre bonheur. Ainsi soit-il.
SERMON
POUR LE DIMANCHE DES HAMEAUX.
SUR LES ÉCUEILS
DE LA PiÉTÉ DES GRANDS.
Ecce rex tuus venit tibi mansuetus.
Voici votre roi qui vient à vous plein de douceur.
Matth. c. a I , V. 5.
Sire,
Par-tout ailleurs Jésus-Christ semble n'exercer
qu'avec une sorte de ménagement les fonctions écla-
tantes de son ministère. Il se dérobe aux empresse-
ments d'un peuple qui veut l'élever sur le trône : il
choisit le sommet solitaire d'une montagne écartée ,
pour manifester sa gloire à trois disciples : les dé-
mons eux-mêmes, qui veulent la publier, sont forcés
par ses ordres de la cacher et de la taire.
Aujourd'hui il paroît en roi, et comme un roi qui
vient prendre possession de son empire. Il souffre
des hommages publics ; il dispose en maître de l'ap-
pareil innocent de son triomphe ; dicite quia Domi-
POUR LE DIM. DES RAMEAUX. i3g
nus his opus habet\ Il entre dans le temple; et, par
des châtiments éclatants , il rend à ce lieu sacré la
majesté que Findécence d'un trafic honteux lui avoit
ôtée. Ce n'est plus cet homme qui se dérobe aux re-
gards publics; c'est le fils de David, qui donne des
lois , qui exerce une autorité suprême , et qui veut
avoir tout Jérusalem pour témoin de son zélé et de sa
puissance.
Il est donc ici le modèle de la piété des grands.
Les vertus privées ne leur suffisent pas ; il leur faut
encore les vertus publiques. Ce seroit peu de les
avoir jusques ici exhortés à la piété : l'essentiel est
de leur montrer quelle est la piété de leur état. Quoi-
que l'Évangile propose à tous la même doctrine, il
ne propose pas à tous les mêmes régies : les devoirs
changent avec l'état; plus il est élevé, plus ils se
multiplient; plus nos places nous rendent redevables
au public, plus elles exigent des vertus publiques;
et nous devenons mauvais, si nous ne sommes bons
que pour nous-mêmes.
Or, la piété des grands a trois écueils à craindre,
qui peuvent changer en vices toutes leurs vertus.
Premièrement, une piété oisive et renfermée en
elle-même, qui les éloigne des soins et des devoirs
publics.
Secondement , une piété foible , timide , scrupu-
leuse, qui jette l'indécision dans leurs entreprises et
dans toute leur conduite.
Enfin, une piété crédule et bornée, facile à rece-
' Matth. C. 2 I , V. 3.
i4o POUR LE DIMANCHE
voir l'impression du préjugé , et incapable de revenir
quand une fois elle Fa reçue.
C'est-à-dire qu'il faut à la piété des grands la vigi-
lance publique, qui fait agir; le courage et l'éléva-
tion, qui font décider et entreprendre; enfin, ou les
lumières qui empêchent d'être surpris , ou une noble
docilité qui se fait une gloire de revenir dès qu'elle a
senti qu'on Ta surprise.
PREMIÈRE PARTIE.
Sire,
La piété véritable est l'ordre de la société : elle
laisse chacun à sa place , fait de l'état où Dieu nous
a placés l'unique voie de notre salut, ne met pas une
perfection chimérique dans des œuvres que Dieu
ne demande pas de nous , ne sort pas de l'ordre de
ses devoirs pour s'en faire d'étrangers, et regarde
comme des vices les vertus qui ne sont pas de notre
état.
Tout ce qui trouble l'harmonie publique est un
excès de l'homme , et non un zélé et une perfection
de la vertu. La religion désavoue les œuvres les plus
saintes qu'on substitue aux devoirs, et l'on n'est
rien devant Dieu quand on n'est pas ce que l'on doit
être.
Il y a donc une piété, pour ainsi dire, propre de
chaque état. L'homme public n'est point vertueux
s'il n'a que les vertus de l'homme privé : le prince
DES RAMEAUX. i^i
s'égare et se perd par la même voie qui auroit sauvé
le sujet ; et le souverain en lui peut devenir très cri-
minel, tandis que Thomme est irréprochable.
Aussi le premier écueil de la piété des grands est
de les retirer des soins publics et de les renfermer en
eux-mêmes. Comme Findolence et Famour du repos
est le vice ordinaire des grands, il devient encore
plus dangereux et plus incorrigible quand ils le cou-
vrent du prétexte de la vertu. La gloire peut réveil-
ler quelquefois dans les grands Tassoupissement de
la paresse ; mais celui qui a pour principe une piété
mal entendue est en garde contre la gloire même , et
ne laisse plus de ressource. Un reste d'honneur et
de respect pour le public et pour la place qu'on oc-
cupe rompt souvent les charmes d'une oisiveté hon-
teuse, et rend aux peuples le souverain qui se doit
à eux ; mais quand ce repos indigne est occupé par
des exercices pieux , il devient à ses yeux honorable :
on peut rougir d'un vice; mais on se fait honneur de
ce qu'on croit une vertu.
Mais , Sire , un grand , un prince n'est pas né pour
lui seul; il se doit à ses sujets. Les peuples , en l'éle-
vant, lui ont confié la puissance et l'autorité, et se
sont réservé en échange ses soins , son temps , sa vi-
gilance. Ce n'est pas une idole qu'ils ont voulu se
faire pour l'adorer , c'est un surveillant qu'ils ont mis
à leur tête pour les protéger et pour les défendre :
ce n'est pas de ces divinités inutiles qui ont des yeux
et ne voient point, une langue et ne parlent point,
des mains et n'agissent point; ce sont de ces dieux
i42 POUR LE DIMANGFIE
qui les précédent, comme parle TÉcriture, po'ir les
conduire et les défendre. Ce sont les peuples qui, par
l'ordre de Dieu, les ont faits tout ce qu'ils sont; c'est
à eux à n'être ce qu'ils sont que pour les peuples.
Oui^ Sire , c'est le choix de la nation qui mit d'abord
le sceptre entre les mains de vos ancêtres; c'est elle
qui les éleva sur le bouclier militairé , et les proclama
souverains. Le royaume devint ensuite l'héritage de
leurs successeurs; mais ils le dûrent originairement
au consentement libre des sujets. Leur naissance
seule les mit ensuite en possession du trône; mais ce
furent les suffrages publics qui attachèrent d'abord
ce droit et cette prérogative à leur naissance. En un
mot, comme la première source de leur autorité
vient de nous , les rois n'en doivent faire usage que
pour nous. Les flatteurs, Sire, vous rediront sans
cesse que vous êtes le maître, et que vous n'êtes
comptable à personne de vos actions. Il est vrai que
personne n'est en droit de vous en demander comp-
te; mais vous vous le devez à vous-même, et, si je
l'ose dire, vous le devez à la France qui vous attend ,
et à toute l'Europe qui vous regarde: vous êtes le
maître de vos sujets; mais vous n'en aurez que le
titre, si vous n'en avez pas les vertus : tout vous est
permis; mais cette licence est l'écueil de Fautorité,
loin d'en être le privilège : vous pouvez négliger l'es
soins de la royauté; mais, comme ces rois fainéants
si déshonorés dans nos histoires, vous n'aurez plus
qu'un vain nom de roi, dès que vous n'en remplirez
pas les fonctions augustes.
DES RAMEAUX. i43
Quel seroit donc ce fantôme de piété qui feroit
une vertu aux grands et au souverain , de craindre
et d'éviter la dissipation des soins publics; de ne
vaquer quà des pratiques religieuses, comme des
hommes privés et qui n'ont à répondre que d'eux-
mêmes ; de se renfermer au milieu d'un petit nombre
de confidents de leurs pieuses illusions , et de fuir
presque la vue du reste de la terre? Sire, un prince
établi pour gouverner les hommes doit connoître les
hommes: le choix des sujets est la première source
du bonheur public; et, pour les choisir, il faut les
connoître. Nul n'est à sa place dans un état où le
prince ne juge pas par lui-même : le mérite est né-
gligé, parcequ'il est, ou trop modeste pour s'empres-
ser, ou trop noble pour devoir son élévation à des
sollicitations et à des bassesses : l'intrigue supplante
les plus grands talents; des hommes souples et bor-
nés s'élèvent aux premières places, et les meilleurs
sujets demeurent inutiles. Souvent un David, seul
capable de sauver l'état, n'emploie sa valeur dans
l'oisiveté des cbamps que contre des animaux sau-
vages, tandis que des chefs timides, effrayés de la
seule présence de Goliath, sont à la tête des armées
du Seigneur. Souvent un Mardochée, dont la fidé-
lité est même écrite dans les monuments publics,
qui , par sa vigilance , a découvert autrefois des com-
plots funestes au souverain et à l'empire, seul en
état, par sa probité et par son expérience, de don-
ner de bons conseils et d'être appelé aux premières
places, rampe à la porte du palais , tandis qu'un or-
i44 POUR LE DIMANCHE
gueilleux Aman est à la tête de tout, et abuse de son
autorité et de la confiance du maître.
Ainsi les fonctions essentielles aux grands ne sont
pas la prière et la retraite. Elles doivent les préparer
aux soins publics, et non les en détourner; ils doi-
vent se sanctifier en contribuant au salut et à la féli-
cité de leurs peuples ; les grâces de leur état sont des
grâces de travail, de soins, de vigilance. Quiconque
leur promet, dit TÉvangile, quils trouveront Jésus-
Christ dans le désert, ou dans le secret de leur pa-
lais , est un faux prophète : ecce in deserto , ecce m
penetralibus , nolite credere^. Ils y seront seuls, et
livrés à eux-mêmes : Dieu n est point avec nous dans
les situations quil ne demande pas de nous; et le
calme où nous nous croyons le plus en sûreté, si la
main du Seigneur ne nous y conduit et ne nous y
soutient, devient lui-même le gouffre qui nous voit
périr sans ressource : une piété oisive et retirée ne
sanctifie pas le souverain, elle l'avilit et le dégrade.
Eh quoi! Sire, tandis que celui que son rang et
sa naissance établissent dépositaire de Fautorité pu-
blique, se renfermeroit dans Tenceinte d'un petit
nombre de devoirs pieux et secrets, les soins publics
seroient abandonnés, les affaires demeureroient, les
subalternes abuseroient de leur autorité, les lois
céderoient la place à l'injustice et à la violence, les
peuples seroient comme des brebis sans pasteur,
tout l'état dans la confusion et dans le désordre ! et
Dieu, auteur de l'ordre public, regarderoit avec des
' Matth. c. q4î V-
DES RAMEAUX. i45
yeux de complaisance une piété oisive qui le ren-
verse ! et les peuples, exposés à la merci des flots,
n'auroient pas droit de dire à ce pilote endormi et
infidèle, avec plus de raison que les disciples sur la
mer ne le disoient à Jésus-Christ : Seigneur, il vous
est donc indifférent que nous périssions, et notre
perte ou notre salut n'est plus une affaire qui vous
intéresse? Magister, non ad te pertinet quia perimus ' ?
La religion autoriseroit donc des abus que la raison
elle-même condamne !
Mais la religion elle-même n'est-elle pas nécessai-
rement liée à Tordre public? Elle tombe ou s'affoiblit
avec lui. Les mœurs souffrent toujours de la foiblesse
des lois; la confusion du gouvernement est aussi
funeste à la piété des peuples qu'au bonheur des
empires ; le bon ordre de la société est la première
base des vertus chrétiennes; l'observance des lois de
l'état doit préparer les voies à celles de l'Évangile.
L'Église ne doit compter sur rien dans un empire où
le gouvernement n'a rien de fixe ; aussi les états où
la multitude gouverne, et ceux où elle partage la
puissance avec le souverain, sans cesse exposés à
des révolutions , se départent aussi facilement des
lois que du culte de leurs pères : les soulèvements
y sont aussi impunis que les erreurs ; et c'est là où
l'hérésie a toujours trouvé son premier asile ; elle se
fortifie au milieu de la confusion des lois et de la
foiblesse de l'autorité; elle doit toujours sa naissance
ou son progrès aux trouilles et aux dissensions pu-
' Marc, c. 4i v. 38.
j o
î46 POUR LE DIMANCHE
bliques. Les régnes les plus foibles et les plus agités
ont toujours été parmi nous, comme par-tout ail-
leurs, les régnes funestes de son accroissement et
de sa puissance ; et dès que l'harmonie civile se dé-
ment, toute la religion elle-même chancelle.
Aussi les plus saints rois de Juda , Sire , mêloient
les devoirs de la piété avec ceux de la royauté. Le
pieux Josaphat, au sortir du temple où il venoit tous
les jours offrir ses vœux et ses sacrifices au Dieu de
ses pères , envoyoit , dit TÉcriture , dans toutes les
villes de Juda, des hommes habiles et des prêtres
éclairés , pour rétablir Tautorité des lois et la pureté
du culte, que les malheurs des régnes précédents
avoient fort altérées,
David lui-même, malgré ces pieux cantiques qui
faisoient son occupation et ses plus chères délices,
et qui instruiront jusqu'à la fin les peuples et les
rois , paroissoit sans cesse à la tête de ses armées et
des affaires publiques ; ses yeux étoient ouverts sur
tous les besoins de Tétat; et, ne pouvant suffire seul
à tout, il alloit cliercher, jusqu'aux extrémités de la
Judée, des hommes fidèles, pour les faire asseoir à
ses côtés, et partager avec eux les soins qui envi-
ronnent le trône: oculi mei ad fidèles terrœ^ ut sedeant
mecum ' .
Les plus pieux rois vos prédécesseurs ont tou-
jours été les plus appliqués à leurs peuples. Celui
sur-tout que l'Église honore d'un culte public, des-
cendoit même dans le détail des différents de ses
' Ps. loo , V. 6.
DES RAMEAUX. 147
sujets ; et, comme il en étoit le père, il ne dédaignoit
pas d'en être l'arbitre. Jaloux des droits de sa cou-
ronne, il vouloit la transmettre à ses successeurs
avec le même éclat et les mêmes prérogatives qu il
lavoit reçue de ses pères. Il croyoit que Finnocence
de la vie seule ne suffit pas au souverain, qu'il doit
vivre en roi pour vivre en saint, et qu'il ne sauroit
être l'homme de Dieu s'il n'est pas l'homme de ses
peuples.
Il est vrai , Sire , que la piété dans les grands va
quelquefois dans un autre excès. Elle les jette dans
une multitude de soins et de détails inutiles ; ils se
croient obligés de tout voir de leurs yeux et de tout
toucher de leurs mains : les plus grandes affaires les
trouvent souvent insensibles , tandis que les plus
petits objets réveillent leur attention et leur zélé ; ils
ont les sollicitudes de l'homme privé, ils n'ont pas
celles de l'homme public ; ils peuvent avoir la piété
du sujet, ils n'ont pas celle du prince. Ce n'est pas à
eux cependant à abandonner le gouvernail pour va-
quer à des fonctions obscures qui n'intéressent pas
la sûreté publique : leurs mains sont premièrement
destinées à manier ces ressorts principaux des états ,
qui font mouvoir toute la machine ; et tout doit être
grand dans la piété des grands.
SECONDE PARTIE.
Mais si l'inaction en est le premier écueil , l'incer-
titude et l'indécision, que traîne d'ordinaire après soi
10.
i48 POUR LE DIMANCHE
une conscience timide et scrupuleuse , ne paroissent
pas moins à craindre.
Ce n'est pas que je prétende autoriser ici cette sa-
gesse profane qui fait toujours marcher les intérêts
de Fétat avant ceux de FÉvangile, ni cette erreur
commune qui ne croit pas Texactitude des régies de
rÉvangile compatible avec les maximes du gouver-
nement et les intérêts de Fétat.
Dieu, qui est auteur des empires, ne Fest-il pas
des lois qui les gouvernent? A-t-il établi des puis-
sances qui ne puissent se soutenir que par le crime?
Et les rois seroient-ils son ouvrage s'ils ne pouvoient
régner sans que la fraude et Finjustice fussent les
compagnes inséparables de leur régne? N'est-ce pas
la justice et le jugement qui soutiennent les trônes?
La loi de Dieu ne doit-elle pas être écrite sur le front
du souverain , comme la première loi de Fempire?
et, s'il falloit toujours la violer pour maintenir la
tranquillité des sociétés humaines , ou la loi de Dieu
seroit fausse , ou les sociétés humaines ne seroient
pas Fouvrage de Dieu.
Quelle erreur, mes frères, de se persuader que
ceux qui sont en place ne doivent pas regarder de si
près à la rigidité des régies saintes ; que les empires
et les monarchies ne se mènent point par des maxi-
mes de religion ; que la loi de Dieu est la régie du
particulier, mais que les états ont une régie supé-
rieure à la loi de Dieu même; que tout tomberoit
dans la langueur et dans Finaction, si les maximes
du christianisme conduisoient les affaires publiques;
II
DES RAMEAUX. 149
et qu'il n'est pas possible d'être en même temps et
Fhomme de Fétat et l'homme de Dieu !
Quoi! mes frères, la justice, la vérité, la bonne
foi, seroient funestes au gouvernement des états et
des empires ! La religion , qui fait tout le bonheur et
toute la sûreté des peuples et des rois, en devien-
droit elle-même l'écueil! Un bras de chair soutien-
droit plus sûrement les royaumes que la main de
Dieu , qui les a élevés ! Les peuples ne pourroient
devoir Faboodance et la tranquillité qu'à la fraude
et à la mauvaise foi de ceux qui les gouvernent! Et
les ministres des rois ne pourroient acheter que par
la perte de leur salut le salut de la patrie ! Quel ou-
trage pour la religion et pour tant de bons rois qui
n'ont régné heureusement que par elle!
J'avoue, Sire, que, lorsque le souverain est ambi-
tieux et médite des entreprises injustes, Fartifice et
la mauvaise foi deviennent comme inévitables à ses
ministres, ou pour cacher ses mauvais desseins, ou
pour colorer ses injustices. Mais que le prince soit
juste et craignant Dieu, la justice et la vérité suffi-
ront alors pour soutenir un trône qu elles-mêmes
ont élevé ; Fhabileté de ses ministres ne sera plus
que dans leur équité et dans leur droiture : on ne
donnera plus à la fraude et à la dissimulation les
noms pompeux d'art de régner et de science des af-
faires. En un mot , donnez-moi des David et des Pha-
raon amis du peuple de Dieu, et ils pourront avoir
des Nathan et des Joseph pour leurs ministres.
C'est donc déshonorer la religion, dit saint Au-
j5o pour le DîMANCHE
gustin', de croire quelle ne doit pas être consultée
dans le gouvernement des républiques et des em-
pires. Mais c'est lui faire un égal outrage de prendre
dans une piété mai entendue des motifs d'indécision
et d'incertitude qui entrevoient par-tout les appa-
rences du mal , et qui opposent sans cesse un fan-
tôme de religion aux entreprises les plus justes et
aux maximes les plus capitales.
C'est à la sagesse humaine et corrompue à être
incertaine et timide; toujours enveloppée sous de
fausses apparences , elle doit toujours craindre qu'un
coup d'œil plus heureux ne la perce enfin, et ne la
démasque. Mais la sagesse qui vient du ciel nous
rend plus décidés et plus tranquilles ; on marche
avec bien plus de sécurité quand on ne veut mar-
cher que dans la lumière. L'homme vertueux tout
seul a le droit d'aller la tête levée, et de défier la
prudence timide et incertaine de l'homme trompeur:
une sainte fierté sied bien à la vérité.
Aussi, c'est se faire une fausse idée de la piété de
se la figurer toujours timide, foible, indécise, scru-
puleuse , bornée, se faisant un crime de ses devoirs,
et une vertu de ses foiblesses ; obligée d'agir, et n'o-
sant entreprendre; toujours suspendue entre les in-
térêts publics et ses pieuses frayeurs , et ne faisant
usage de la religion que pour mettre le trouble et la
confusion où elle auroit dû mettre l'ordre et la régie.
Ce sont là les défauts que les hommes mêlent sou-
vent à la piété ; mais ce ne sont pas ceux de la piété
' De civitate Dei.
DES RAMEAUX. i5i
même. C'est le caractère d'un esprit foible et borné;
mais ce n'est pas une suite de Félévation et de la sa-
gesse delà religion. En un mot, c'est l'excès de la
vertu ; mais la vertu finit toujours où l'excès com-
mence.
Non, Sire, la piété véritable élève l'esprit, enno-
blit le cœur, affermit le courage. On est né pour de
grandes choses quand on a la force de se vaincre
soi-même. L'homme de bien est capable de tout dès
qu'il a pu se mettre par la foi au-dessus de tout. C est
le hasard qui fait les héros; c'est une valeur de tous
les jours qui fait le juste. Les passions peuvent nous
placer bien haut, mais il n'y a que la vertu qui nous
élève au-dessus de nous-mêmes.
Quel règne, Sire, plus glorieux en Israël que ce-
lui de Salomon , tandis qu'il demeura fidèle à la loi
de ses pères? Quel gouvernement plus sage et plus
absolu? Tous les raffinements de la politique ont-ils
jamais poussé si loin l'art de régner et de conduire
les peuples? Quelle gloire et quelle magnificence en-
vironnoit son trône ! La piété en avilissoit-elle la ma-
jesté? Quel prince vit jamais ses sujets plus soumis,
ses voisins s'estimer plus heureux de son alliance ,
et des souverains à la tête des empires plus vastes et
plus puissants que le sien, avoir pour sa personne
des égards et des déférences qu'ils ne dévoient pas à
sa couronne? Les sages des autres nations ne se re-
gardoient-ils pas comme des insensés devant lui? Ne
venoit-on pas des contrées les plus éloignées , admi-
rer l'ordre et l'harmonie qui lui faisoit gouverner
j52 pour le dimanche
tous ses sujets comme un seul homme? N'est-ce pas
dans les préceptes divins qu'il nous a laissés que les
princes apprennent encore tous les jours à régner?
et la piété seroit-elle Fécueil du gouvernement, puis-
que c'est elle seule qui lui valut la sagesse?
Heureux s'il ne fût pas sorti de ses premières
voies, et si les égarements de sa vieillesse n'eussent
pas flétri la gloire de son régne, et altéré le bonheur
de ses sujets! Ils ne commencèrent à éprouver des
charges excessives, et ne cessèrent d'être heureux
que lorsqu'il cessa lui-même d'être fidèle à Dieu, et
que , corrompu par les femmes étrangères^ il ne mit
plus de bornes à ses profusions et à l'oppression de
ses peuples , et prépara à son fils le soulèvement qui
sépara dix tribus du royaume de David , et leur
donna un nouveau maître.
Hélas! les hommes, pour excuser leurs vices,
cherchent à décrier la vertu : comme elle est incom-
mode aux passions, ils voudroient se persuader
qu'elle est funeste à la conduite des états et des em-
pires, et lui opposer l'intérêt public, pour se cacher
à soi-même l'intérêt personnel, qui seul en nous
s'oppose à elle. La crainte du Seigneur est la seule
source de la véritable sagesse ; et ce qui met l'ordre
dans l'homme peut seul le mettre dans les états.
i
DES RAMEAUX.
i53
TROISIÈME PARTIE.
Enfin, l indécision et Fincertitude conduisent sou-
vent au préjugé et à la surprise; c'est le dernier
écueil de la piété des grands.
Oui, mes frères , la piété a ses erreurs comme le
vice. Plus on aime la vérité, plus tout ce qui se cou-
vre de ses apparences peut nous séduire: la vertu,
simple et sincère, juge des autres par elle-même,
C est presque toujours notre propre obliquité qui
nous instruit à la défiance: on est moins en garde
contre la fraude et Fartifice, quand on na jamais
fait usage que de la droiture et de la simplicité; et
les justes sont plus exposés à être surpris, parce-
qu ils ignorent eux-mêmes Fart de surprendre.
Mais c'est dans les grands sur-tout. Sire, que la
piété doit craindre les préjugés et la surprise : outre
que les suites en sont plus dangereuses, c'est que
nés, disoit autrefois Assuérus, plus droits et plus
sincères, ils sont d'autant plus susceptibles de pré-
jugés qu ils aiment moins la peine de Fexamen et
Fembarras de la défiance, et quils trouvent plus
court et plus aisé de juger sur ce qu on leur dit, que
de l'approfondir et de s en convaincre : dum aures
principwn simplices , et ex sua îiatura alios œstimantes ,
callida fraude decipiunt\
Et de combien de sortes de préjugés la piété dans
les grands ne peut-elle pas les rendre capables! pré-
' EsTH. C. i6. V. 6.
i54 POUR LE DIMANCHE
jugés de crédulité. C'est la piété elle-même qui ouvre
souvent leurs oreilles à la malignité de la calomnie ;
et plus ils aiment la vertu , plus aisément on leur
rend suspects de dissolution et de vices ceux qu'une
basse jalousie a intérêt de perdre. Mais tout zélé qui
cherche à nuire doit leur être suspect : la véritable
piété , ou ne croit pas facilement le mal , ou , loin de le
publier, le cache du moins, et l'excuse : elle ne cher-
che pas à rendre son frère odieux à ses maîtres , elle
ne cherche qu'à le réconcilier avec Dieu ; les déla-
tions secrètes se proposent plus le renversement de
la fortune d'autrui que le règlement de ses mœurs;
et d'ordinaire le délateur découvre plus ses propres
vices que les vices de son frère.
Préjugés de confiance. L'hypocrite prend souvent
auprès d'eux la place de l'homme de bien ; ils don-
nent aux apparences de la piété l'accès, les places,
la confiance, qui n'étoient dus qu'à la piété elle-
même; ils chargent de soins publics ceux qui, par
leurs lumières bornées , n'étoient nés que pour va^
quer aux fonctions les plus obscures. Des mœurs
réglées tiennent lieu auprès d'eux des plus grands
talents et des services les plus importants; et ils dé-
crient la vertu par les faveurs mêmes dont ils l'ho-
norent.
Enfin, préjugés de zèle. C'est ici où les princes les
plus pieux ont trouvé souvent dans leur zèle même
l'écueil de leur piété. Les Constantin , les Théodose,
ont vu autrefois leur amour pour l'Église se tourner
contre l'Église même, et favoriser l'erreur par un
DES RAMEAUX. i55
zélé de la vérité. Les princes, Sire, ne doivent tou-
cher à la religion que pour la protéger et pour là dé-
fendre : leur zélé n'est utile à TÉglise que lorsqu'il
est demandé par les pasteurs. Les sollicitations des
dépositaires de la doctrine sont les seules qui doi-
vent avoir du crédit auprès d'eux , lorsqu'il s'agit de
la doctrine elle-même ; toute autre voix que la voix
unanime des pasteurs doit leur être suspecte. C'est
ici où ils ne doivent se réserver que l'honneur de la
protection, et leur laisser celui de la décision et du
jugement. Les évêques sont leurs sujets; mais ils
sont leurs pères selon la foi. Leur naissance les sou-
met à l'autorité du trône ; mais sur les mystères de
la foi, l'autorité du trône fait gloire de se soumettre
à celle de l'Église. Les princes n'en sont que les pre-
miers enfants; et nos rois ont toujours regardé le
titre de ses fils aînés comme le plus beau titre de
leur couronne. Ils n'ont point d'autre droit que de
faire exécuter ses décrets, et, en s'y soumettant les
premiers, donner Texemple de la soumission aux
autres fidèles. Dès qu'ils ont voulu aller plus loin,
et usurper sur la doctrine un droit réservé au sacer-
doce, ils ont aigri les maux de l'Église, loin d'y re-
médier; leurs tempéraments ont été de nouvelles
plaies , et ont enfanté de nouveaux excès. Toutes les
conciliations inventées pour calmer les esprits re-
belles et les ramener à l'unité, les ont autorisés dans
leur séparation et leur révolte; et leur autorité a
toujours perpétué les erreurs quand elle a voulu se
mêler toute seule de les rapprocher de la vérité. Ils
i56 POUR LE DIMANCHE
peuvent environner Tarche et la garder comme Da-
vid; mais ce n'est pas à eux à y porter les mains. Le
trône est élevé pour être l'appui et Tasile de la doc-
trine sainte; mais il ne doit jamais en être la régie,
ni le tribunal d'où partent ses décisions.
Hélas ! si les passions et les intérêts humains n'en-
vironnoient pas le trône, sans doute la piété des sou-
verains seroit la plus sûre ressource de l'Église; mais
souvent, ou Ton fait agir leur religion contre leurs
propres intérêts , ou l'on se sert du vain prétexte de
leurs intérêts pour les faire agir contre la religion
même.
Les préjugés sont donc presque inévitables à la
piété des grands ; mais c'est l'obstination dans le pré-
jugé qui rend le mal plus incurable. Il ne leur est
pas honteux d'avoir pu être surpris. Hélas! com-
ment pourroient-ils s'en défendre? Tout ce qui les
environne presque s'étudie à les tromper; est-il éton-
nant-que l'attention se relâche quelquefois, et qu'ils
puissent se laisser séduire? L'artifice est plus habile
et plus persévérant que la défiance ; il prend toutes
les formes, et met à profit tous les moments : et
quand tous ceux presque qui nous approchent ont
intérêt que nous nous trompions, nos précautions
elles-mêmes les aident souvent à nous conduire au
piège.
Mais , Sire , s'il n'est pas honteux aux princes d'ê-
tre surpris , malheur inévitable à l'autorité suprême ,
il leur est glorieux d'avouer qu'ils ont pu l'être. Rien
n'est plus grand dans le souverain que de vouloir
DES RAMEAUX. 167
être détrompé , et d'avoir la force de convenir soi-
même de sa méprise. Assuérus ne crut point déroger
à la majesté de Tempire en déclarant , même par un
édit public, que sa bonne foi avoit été surprise par
les artifices d'Aman. C'est un mauvais orgueil de
croire qu'on ne peut avoir tort; c'est une foiblesse
de n'oser reculer quand on sent qu'on nous a fait
faire une fausse démarche. Les variations qui nous
ramènent au vrai affermissent l'autorité loin de l'af-
foiblir. Ce n'est pas se démentir que de revenir de sa
méprise : ce n'est pas montrer aux peuples l'incon-
stance du gouvernement; c'est leur en étaler l'équité
* et la droiture. Les peuples savent assez et voient as-
sez souvent que les souverains peuvent se tromper;
mais ils voient rarement qu'ils sachent se désabuser
et convenir de leur méprise. Il ne faut pas craindre
qu'ils respectent moins la puissance qui avoue son
tort et qui se condamne elle-même; leur respect ne
s'affoiblit qu'envers celle ou qui ne le connoît pas,
ou qui le justifie ; et dans leur esprit rien ne désho-
nore l'autorité que la foiblesse qui se laisse surpren-
dre , et la mauvaise gloire qui croiroit s'avihr en con-
venant de son erreur et de sa surprise.
Sire , fermez l'oreille aux mauvais conseils et aux in-
sinuations dangereuses de l'adulation: mais comme
elles se couvrent du voile du bien public, et que tôt
ou tard elles trouvent accès auprès du trône , si Fin-
attention vous les a fait suivre, que l'intérêt seul de
votre gloire , quand vous serez détrompé , vous les
fasse à l instant désavouer. Il est encore plus glo-
i58 POUR LE DIMANCHE
rieux d'avouer sa surprise que de n'avoir pas été
surpris. Rien n'est plus beau dans le souverain qui
ne dépend de personne, que de vouloir toujours dé-
pendre de la vérité. On craindra de vous en imposer,
quand Fimposture et l'adulation démasquée n'aura
plus à attendre que votre désaveu et votre colère.
C'est l'orgueil des rois tout seul qui autorise et en-
hardit les adulations et les mauvais conseils; et s'il
est vrai que ce sont d'ordinaire les adulateurs qui
font les mauvais rois , il est encore plus vrai que ce
sont les mauvais rois qui forment et multiplient les
adulateurs.
C'est en évitant ces écueils que la piété des grands
deviendra respectable, qu'ils lui rendront la gloire
et la dignité que les dérisions du monde ou les foi-
blesses de la fausse vertu lui ont presque ôtées , et
qu'on n'entendra plus se perpétuer parmi les hom-
mes ce blasphème si injurieux à la religion : Que les
princes pieux sont les moins propres à gouverner, et
que la piété peut en faire de grands saints, mais
qu'elle n'en fera jamais de grands rois.
Puissent ces discours licencieux. Sire, ne jamais
blesser l'innocence de vos oreilles! Mais si l'adula-
tion ose les porter un jour jusques au pied de votre
trône , qu'il en sorte des éclairs et des foudres pour
confondre ces ennemis de la religion et de votre vé-
ritable gloire ! Écoutez ces adulations impies comme
des blasphèmes contre la majesté des rois, comme
des outrages faits à vos plus glorieux ancêtres , aux
Charlemagne, aux saint Louis, à votre auguste bis-
DES RAMEAUX. iSg
aïeul. C'est par une piété tendre et sincère qu'ils de-
vinrent de grands rois. Leur zèle pour la religion les
a encore plus illustrés que leurs victoires. Les louan-
ges que FÉglise leur donnera à jamais dureront au-
tant que FÉglise elle-même. Leurs grandes actions,
ou auroient été ensevelies dans la révolution des
temps, ou n'eussent eu qu'un éclat vulgaire , si la
piété ne les eût immortalisées.
Soyez, Sire, comme eux le défenseur de la gloire
de Dieu, et il ne permettra pas que la vôtre s'efface
jamais de la mémoire des hommes. Justifiez , en vous
proposant ces grands modèles , que la piété ne dés-
honore point les rois; que les passions toutes seules
avilissent le trône et dégradent le souverain ; qu'on
n'est pas digne de régner quand on ne règne pas sur
•soi-même; et que, pour être dans les âges suivants
aussi grand qu'eux aux yeux des hommes , il faut
avoir été, comme eux, fidèle à Dieu.
Grand Dieu ! plus le trône est environné de pièges ,
plus les rois ont besoin que vous les environniez de
votre protection et des secours de votre grande misé-
ricorde. Mais plus une tendre jeunesse et une enfance
délaissée à elle-même et à tous les périls de la royauté
expose cet enfant auguste, plus il doit devenir l'objet
de vos soins et de votre tendresse paternelle.
Armez de bonne heure l'innocence de son cœur
contre les dérisions qui avilissent la piété , et contre
les écueils de la piété même; donnez-lui ces vertus
qui sanctifient l'homme , et qui font en même temps
le grand roi ; faites qu'il respecte ceux qui vous ser-
i6o POUR LE DIMANCHE
vent, et qu'il serve lui-même le Dieu de ses pères
avec cette majesté qui seule peut rendre les rois res-
pectables.
Jetez les yeux sur lui du haut du ciel , grand Dieu ;
et voyez ici à vos pieds cet enfant auguste et pré-
cieux, la seule ressource de la monarchie, Tenfant
de FEurope , le gage sacré de la paix des peuples et
des nations. Les entrailles de votre miséricorde n'en
sont-elles pas émues? regardez-le, grand Dieu, avec
les yeux et la tendresse de toute la nation.
Écoutez la première voix de son cœur innocent ,
qui vous dit ici, comme autrefois un saint roi : Dieu
de mes pères, regardez-moi; laissez-vous toucher
de pitié à la vue des périls que mon âge et mon rang
me préparent, et qui vont m'entourer de toutes parts
au sortir de l'enfance : rcspice in me , et miserere mei^.*
Soyez vous-même le défenseur de mon trône et de
ma jeunesse. Conservez l'empire à l'enfant de tant
de rois, et qui ne connoît pas de titre plus glorieux
que d'être le premier né de vos enfants : da imperium
puero tuo.
Mais que la conservation d'une couronne terrestre,
grand Dieu, ne soit pas le seul de vos bienfaits. Sau-
vez le fris d'Adélaïde, des Blanche, desClotilde, et
de tant de pieuses princesses qui me portent encore
devant vous dans leur sein comme l'enfant de leur
amour et de leurs plus chères espérances : et salvum
fac filium ancillœ tuœ. Et puisque l'innocence attire
toujours sur elle vos regards les plus propices et les
' Ps. 85, V. i6.
DES RAMEAUX. i6i
plus tendres, conservez-la-moi, grand Dieu, aussi
long-temps que ma couronne, afin qu'après avoir
régné par vous heureusement sur la terre, je puisse
régner avec vous éternellement dans le ciel. Ainsi
soit-il.
-^^r\y\.-\y^^r\^ v/^. X- -v/V^ "V/x>^ ■vx%/-». -w/^
SERMON
POUR LE VENDREDI SAINT.
SUR LES OBSTACLES QUE LA VÉRITÉ TROUVE
DANS LE COEUR DES GRANDS.
Astiterunt reges terrœ , et principes convenerunt in unum , ad-
versus Dominum , et adversus Christum ejus.
Les rois de la terre se sont présentés , et les princes se sont
assemblés contre le Seigneur et contre son Christ.
Ps. 2 , V. 2.
Sire,
Toutes les puissances de la terre semblent se réu-
nir aujourd'hui pour condamner Jésus- Christ à la
mort; et la mort de Jésus-Christ n est qu'une con-
damnation éclatante des passions des grands et des
puissants de la terre.
C'est un pontife éternel qui s'offre lui-même pour
son peuple, comme la seule victime capable d'ex-
pier ses iniquités et d'apaiser la colère de Dieu; c'est
un ministre et un envoyé de son père qui rend té-
moignage par son sang à la vérité de sa mission et de
son ministère; c'est un roi qui entre en possession
«
fejt.JiMUN POUR LE VJÎNDREDI SAINT. 1 63
par sa mort de Tempire de Funivers ; il réunit en sa
personne tous les titres jjlorieux dont Forgueil des
hommes se pare.
Cependant ce pontife est livré aujourd'hui par la
jalousie des grands-prêtres : ce ministre et cet envoyé
du ciel oppose en vain son innocence à Fambition
et à la lâcheté d'un ministre de César; ce roi à qui
toutes les nations ont été données comme son héri-
tage, devient le jouet de l'indifférence et de la vaine
curiosité d'un roi usurpateur de la Judée. Il falloit
que tout ce qui porte le nom de grand sur la terre ,
la jalousie des pontifes, la lâcheté de Pilate, et Fin-
différence d'Hérode, en condamnant Jésus-Christ,
fissent éclater sa grandeur et sa puissance : astiterunt
reges terrœ^ etc.
De toutes les instructions que nous offre aujour-
d'hui le spectacle de la croix , il n'en est pas ici de
plus convenable; et puisque nous ne saurions en
exposer à votre piété toutes les circonstances , coïi-
tentons-nous de vous y montrer les obstacles que la
vérité trouve dans le cœur des grands de la terre;
c'est-à-dire Jésus-Christ condamné à la mort par les
passions des grands , et les passions des grands con-
damnées par la mort de Jésus-Christ.
I T.
i64
SERMON
PREMIÈRE PARTIE.
Sire,
La vérité, toujours odieuse aux grands, trouve
encore aujourd'hui sur la terre les mêmes ennemis
qui rattachèrent autrefois avec Jésus-Christ sur la
croix; la jalousie la persécute, un lâche intérêt la
sacrifie , Findifférence la méprise , et la tourne même
en risée.
Mais de toutes les passions que les hommes op-
posent à la vérité, la jalousie est la plus dange-
reuse, parcequ'elle est la plus incurable; c'est un
vice qui mène à tout, pai cequ'on se le déguise tou-
jours à soi-même ; c'est Fennemi éternel du mérite
et de la vertu; tout ce que les hommes admirent
Fenflamme et Firrite, il ne pardonne qu'au vice et
à l'obscurité; il faut être indigne des regards publics
pour mériter ses égards et son indulgence.
Si les prodiges de Jésus-Christ avoient moins
éclaté dans la Judée, les princes des prêtres, moins
éblouis de sa gloire , ne lui eussent pas disputé son
innocence; et leur zélé jaloux ne Fauroit pas trouvé
digne de mort, s'il ne Feût été des louanges et des,
acclamations publiques : quid facimus , quia hic homo
multa signa facit^?
Telle est Fimpression de haine et de jalousie que
la grande renommée de Jésus-Christ fait sur le cœur
' JOiVN. C. I I , V. 47-
POUR LE VENDREDI SAINT. i65
des pontifes et des prêtres , des dépositaires de la loi
et de la religion. Mais, hélas! faut-il que le sanc-
tuaire lui-même devienne presque toujours Fasile
d'une passion si méprisable; que les dons éclatants
de Fesprit de paix et de charité mettent Famertume
et la division parmi ses ministres ; que la moisson si
abondante, et qui manque d'ouvriers, excite des
sentiments de jalousie parmi le petit nombre de ceux
qui travaillent ; que les anges destinés au ministère
ne puissent arracher les scandales du royaume de
Jésus-Christ , sans y en mettre souvent un nouveau ;
que dès la naissance de FÉvangiîe cette triste zizanie
se soit glissée parmi ses plus saints ouvriers , et que
FÉglise souvent soit presque aussi affligée par ie
faux zélé qui la défend que par Ferreur même qui
l'attaque! Pourvu que Jésus-Christ soit annoncé, la
gloire n'en est-elle pas commune à tous ceux qui
Faiment? ne partageons-nous pas ses triomphes,
dès que nous ne combattons que pour lui? et tous
les succès qui agrandissent son royaume ne devien-
nent-ils pas les nôtres? C'est lui seul qui donne Fac-
croissement, et nos foibles travaux ne sont plus
comptés pour rien dès que nous les comptons nous-
mêmes pour quelque chose.
Tous les traits les plus odieux semblent se réunir
dans un cœur où domine cette passion injuste de
Fenvie. Cependant c'est le vice et comme la conta-
gion universelle des cours , et souvent la première
source de la décadence des empires : il n'est point de
bassesse que cette passion ou ne consacre ou ne jus-
i66 SERMON
tifie; elle éteint même les sentiments les plus nobles
de l'éducation et de la naissance ; et dès que ce poison
a f,agné ie cœur, on trouve des ames de boue où la
nature avoit d'abord placé des ames grandes et bien
nées.
La mauvaise foi n est plus comptée pour rien :
ces grands-prêtres chercbent eux-mêmes de faux
témoignages contre Jésus-Christ; eux qui dévoient
proscrire ces hommes infâmes qui font un trafic
honteux de la vérité et de l'innocence des autres
hommes, ils se les associent, et favorisent le crime
qui favorise leur passion.
C'est ainsi que ce vice ne rougit point de se faire
des appuis honteux et méprisables. Les hommes les
plus décriés et les plus perdus, on les adopte dès
qu'ils veulent bien adopter et servir l'amertume se-
crète qui nous dévore; ils nous deviennent chers dès
qu'ils peuvent devenir les vils instruments de notre
passion; et ce qui devoit les rendre encore plus hi-
deux à nos yeux , efface en un instant toutes leurs
taches. Le monde ne manque jamais de ces hommes
vendus à l'iniquité, dont Tunique emploi est de
noircir auprès des grands ceux qui ont le malheur
de leur déplaire, ou qui plaisent trop pour être de
leur goût: et ces hommes corrompus, et qu'on de-
vroit bannir de la société, ne manquent jamais de
trouver des grands qui les écoutent et qui les pro-
tègent. Ou érige en mérite le zèle qu'ils étalent pouf
nos intérêts , et on leur fait une vertu d'un ministère
infâme dont on rougit tout bas soi-même ; Doëg
POUR LE VENDREDI SAINT. 167
riduméen devient cher à Saûl dès qu il devient le
ministre de sa jalousie et de sa haine contre David.
Mais de quoi n'est pas capable un cœur que la
jalousie noircit et envenime ! Non seulement on ap-
plaudit à Fimposture , mais on ne craint pas de s'en
rendre coupable soi-même. Ces pontifes, témoins
des prodiges et de la sainteté de Jésus-Christ, ne
pouvant ignorer qu'il est fils de David, et descendu
des rois de Juda , ayant ouï de sa propre bouche qu'il
falloit rendre à Dieu ce qui est à Dieu, et à César
ce qui est à César, le font pourtant passer pour un
séditieux, un ennemi de César, et qui veut en usur-
per la souveraine puissance; un impie qui veut ren-
verser la loi et le temple de ses pères; enfin pour un
homme de néant, né dans la boue et dans la plus
vile populace.
Cette passion amère est comme une frénésie qui
change tous les objets à nos yeux; rien ne nous pa-
roît plus sous sa forme naturelle. David a beau rem-
porter des victoires sur les Philistins , et assurer la
couronne à son maître; aux yeux de Salil ce n'est
plus qu'un ambitieux qui veut monter lui-même
sur le trône. En vain Jérémie justifie la vérité de ses
prédictions par les événements et par la sainteté de
sa vie; les prêtres, jaloux de sa réputation, publient
que c'est un imposteur et un traître qui annonce les
malheurs et la ruine entière de Jérusalem, plus pour
décourager ses citoyens et favoriser l'ennemi, que
pour prévenir la destruction entière de sa patrie.
Tout s'empoisonne entre les mains de cette fu-
i68 SERMON
neste passion; la piété la plus avérée n'est plus
qu une hypocrisie mieux conduite ; la valeur la plus
éclatante, une pure ostentation, ou un bonheur qui
tient lieu de mérite ; la réputation la mieux établie ,
une erreur publique où il entre plus de prévention
que de vérité; les talents les plus utiles à Tétat, une
ambition démesurée qui ne cache qu'un grand fonds
de médiocrité et d'insuffisance ; le zélé pour la patrie ,
un art de se faire valoir et de se rendre nécessaire;
les succès même les plus glorieux, un assemblage
de circonstances heureuses qu'on doit à la bizarrerie
du hasard plus qu'à la sagesse des mesures; la nais-
sance la plus illustre, un grand nom sur lequel on
est enté, et qu'on ne tient pas de ses ancêtres.
Enfin la langue du jaloux flétrit tout ce qu'elle
touche, et ce langage si honteux est pourtant le lan-
gage commun des cours : c'est lui qui lie les sociétés
et les commerces ; chacun se cache la plaie secrète
de son cœur, et chacun se la communique; on a
honte du nom du vice , et l'on se fait honneur du
vice même.
Enfin il emprunte même les apparences du zélé
et de l'amour du bien public ; les intérêts de la na-
tion et la conservation du temple et de la loi parois-
sent consacrer la jalousie des pontifes contre Jésus-
Christ.
Le zélé du bien public devient tous les jours comme
la décoration et l'apologie de ce vice. Il semble qu'on
ne craint que pour l'état, et on n'envie que les places
de ceux qui gouvernent : on blâme les choix du
POUR LE VENDREDI SAINT. 169
maître comme tombant sur des sujets incapables;
mais ce n'est pas Tintérét public qui nous pique , c'est
la jalousie et le chagrin de n'avoir pas été nous-
mêmes choisis : les places où nous aspirions ne sont
jamais , selon nous , données au mérite ; la laveur du
maître et le bien de l'état ne nous paroissent jamais
aller ensemble ; on se donne pour amateur de la pa-
trie , et on n'en aime que les honneurs et les préémi-
nences. Aman trouve la puissance et la religion des
Juifs dangereuses à l'empire ; mais ce n'est pas l'état
qu'il a dessein de sauver; c'est Mardochée qu'il veut
perdre. Les courtisans de Darius accusent Daniel
d'avoir violé la loi des Perses ; mais ce n'est pas de la
majesté de la loi dont ils sont jaloux, c'est la gloire
et la faveur de Daniel qu'ils haïssent.
Tout est plein dans les cours de ces zélés de jalou
sies : on étale le titre de bon citoyen . et on cache
dessous celui de jaloux ; on a sans cesse l'état dans
la bouche et la jalousie dans le cœur; on paroît con-
tristé quand les événements sont malheureux , et ne
répondent pas aux vues et aux mesures de ceux qui
sont en place ; et l'on s'applaudit plus du blâme qui
en retombe sur eux , qu'on n'est touché des maux
qui en peuvent revenir à la patrie.
Et voilà un des plus tristes effets de cette passion
infortunée. Ces pontifes demandent que le sang du
juste soit sur eux et sur leurs enfants : la désolation
du temple et de la cité sainte, la cessation des sacri- -
fices, la dispersion de Juda, la perte de tout ne leur
paroît rien , pourvu que l'innocent périsse.
V
170 SERMON
Et combien de fois a-t-on vu des hommes publics
sacrifier Fétat à leurs jalousies particulières, faire
échouer des entreprises glorieuses à la patrie, de
peur que la gloire n'en rejaillît sur leurs rivaux; mé-
nager des événements capables de renverser l'em-
pire, pour ensevelir leurs concurrents sous ses rui-
nes , et risquer de tout perdre pour faire périr un
seul homme ! Les histoires des cours et des empires
sont remplies de ces traits honteux ; et chaque siècle
presque en a vu de tristes exemples. Mais le véritable
zélé du bien ne cherche qu'à se rendre utile; et à
Thomme vertueux et qui aime l'état , les services
tiennent lieu de récompense.
Première passion dans les pontifes, qui livre au-
jourd'hui Jésus-Christ, la jalousie: mais, en second
lieu, c'est un lâche intérêt dans Pilate qui le con-
damne.
SECONDE PARTIE.
Oui, mes frères, la passion, le dieu des grands,
c'est la fortune. Ils veulent plaire à César, et c'est le
seul devoir qui les occupe^ tout ce qui favorise leur
élévation s'accorde toujours avec leur conscience; la
probité qui nuiroit à leur fortune , et qui leur feroit
perdre la faveur du maître, n'est plus pour eux que
la vertu des sots. Mais dès-là qu'on craint plus la
disgrâce de César que le reproche de sa conscience,
si Ton n'a pas encore sacrifié l'honneur et la probité,
ce n'est pas le cœur et la volonté, c'est l'occasion qui
a manqué aux plus grands crimes.
POUR LE VENDREDI SAINT. 171
En effet, il paroît d'abord dans le caractère de
Pilate des restes de droiture et de probité ; sa con-
science s élève en faveur de Finnocent; il semble
lui-même plaider sa cause ; il n'ose le délivrer, et il
souhaite pourtant qu on le délivre : premier degré
de Tambition, la lâcheté. On aime le devoir et Té-
quité lorsqu'il est utile ou glorieux de se déclarer
pour elle , qu'on peut compter sur les suffrages pu-
blics, que notre fermeté va nous donner en spec-
tacle au monde, et que nous devenons plus grands
aux yeux des hommes par la défense héroïque de la
vérité, que nous ne l'aurions été par la dissimula-
tion et la souplesse; nous cherchons la gloire et les
applaudissements dans le devoir, et presque tou-
jours c'est la vanité qui donne des défenseurs à la
vérité.
A la lâcheté succède la crainte. On menace Pilate
del' indignation de César: si hune dimittis, non es ami-
eus Cœsaris ' , A cette raison tous les droits les plus sa-
crés s'évanouissent, et ne sont plus comptés pour
rien. On n'est pas digne de soutenir la justice et la
vérité quand on peut aimer quelque chose plus
qu'elle : une démarche opposée à l'honneur et à la
conscience est bien plus à craindre, pour une ame
noble , que la colère de César. Mais d'ailleurs , Sire ,
c'est servir la gloire du prince que de ne pas servir
à ses passions ; il est beau d'oser s'exposer à son in-
dignation plutôt que de manquer à la fidélité qu'on
lui a jurée; et si les princes commé vous peuvent
' JOAN. C. 19 , V. 12.
172 SERMON
compter sur un ami fidèle , il faut qu'ils le cherchent
parmi ceux qui les ont assez aimés pour avoir eu le
courage d'oser quelquefois leur déplaire: plus ceux
qui leur applaudissent sans cesse sont nombreux ,
plus l'homme vertueux qui ne se joint point aux adu-
lations publiques doit leur être respectable. Mais cet
héroïsme de fidélité est j are dans les cours : à peine
se trouva- t-il un Daniel dans l'empire parmi tous les
satrapes, qui ne connoissoient point d'autre loi que
la volonté du prince. Telle est la destinée des souve-
rains : la même puissance qui multiplie autour d'eux
les adulateurs , y rend aussi les amis plus rares.
Aussi la crainte de déplaire à César conduit Pilate
au dernier degré de la lâcheté, il abandonne et livre
Jésus-Christ. Les cris de ce peuple furieux ne peuvent
être calmés que par le sang du juste : s'exposer à leur
violence, ce seroit allumer le feu de la sédition; il
vaut encore mieux que Finnocent périsse que si toute
la nation alloit se révolter contre César, et il faut ache-
ter le bien public par un crime.
Et voilà toujours le grand prétexte de l'abus que
ceux qui sont en place font de l'autorité : il n'est
point d injustice que le bien public ne justifie ; il
semble que le bonheur et la sûreté publique ne puis-
sent subsister que par des crimes ; que l'ordre et la
tranquillité des empires ne soient jamais dus qu'à l'in-
justice et à l'iniquité, et qu'il faille renoncer à la
vertu pour se dévouer à la patrie.
Non, Sire, je l'ai déjà dit ailleurs, et on ne sauroit
trop le redire , la loi de Dieu est toute la force et toute
POUR LE VENDREDI SAINT. 178
la sûreté des lois humaines ; tout ce qui attire la co-
lère du ciel sur les états ne sauroit faire le bonheur
des peuples ; Tordre et Futilité publique ne peuvent
être le fruit du crime : on sert mal la patrie quand on
la sert aux dépens des régies saintes; c'est saper les
fondements de Fédifice pour Fembellir et Félever
plus haut ; c'est, en affoiblissant ses principaux ap-
puis, y ajouter de vains ornements qui hâtent sa
ruine. Les empires ne peuvent se soutenir que par
Féquité des mêmes lois qui les ont formés ; et Finjus-
tice a bien pu détrôner des souverains , mais elle n'a
jamais affermi les trônes : les ministres qui ont outré
la puissance des rois Font toujours affoiblie ; ils n'ont
élevé leurs maîtres que sur la ruine de leurs états;
et leur zélé n'a été utile aux Césars qu'autant qu'il a
respecté les lois de Fempire.
C'est donc la jalousie dans les princes des prêtres
qui persécute aujourd'hui Jésus-Christ, un vil inté-
rêt dans Pilate qui le livre, et enfin une indifférence
criminelle dans Hérode qui en fait un sujet de mé-
pris et de risée.
Hélas ! quelle autre destinée pouvoit se promettre
la doctrine de l'Évangile en se montrant à une cour
superbe et vokiptueuse? La doctrine sainte n'offre
rien qui ne combatte Forgueil et la volupté, et il n'y
a de grand pour ceux qui habitent les palais des rois,
que le plaisir et la gloire. Si vous n'y paroissez pas
sous ces étendards, ou l'on vous prend pour un cen-
seur et un ennemi, ou ils vous méprisent comme un
homme d'une autre espèce, et un nouveau venu qui
174 SERMON
vient porter au milieu d'eux un langage inouï et des
manières étrangères.
Nous-mêmes, dans ces chaires chrétiennes qui
seules leur parlent encore le langage de la vérité ,
nous-mêmes nous venons souvent ici affoiblir ce
langage divin, respecter ce que nous devrions com-
battre, adoucir par des idées humaines la sévérité
des règles saintes, autoriser presque leurs préjugés
avant d'oser combattre leurs passions , et, sous pré-
texte de ne pas les révolter contre la vérité, la leur
rendre presque méconnoissable.
Hérode, instruit des merveilles qu'on publioit de
Jésus-Christ, s'attend à lui voir opérer des prodiges,
et , dans cette attente , il le voit arriver à sa cour avec
joie; ce n'est pas la vérité qui l'intéresse, c'est une
vaine curiosité qu'il veut satisfaire, et faire servir
Jésus-Christ de spectacle à son loisir et à son oisiveté.
Car c'est de tout temps que la plupart des princes et
des grands ont fait de la religion un spectacle : les
mystères les plus augustes et lesplusterribles, égayés
par tous les attraits d'une harmonie recherchée, de-
viennent pour eux comme des réjouissances profanes
qui les amusent; ils ne cherchent que le plaisir des
sens, jusque dans les devoirs d'un culte qui n'est éta-
bli que pour les combattre : il faut que la religion ,
pour leur plaire , emprunte les joies et tout l'appa-
reil du siècle, et qu'un spectacle digne des anges ait
encore besoin de décoration pour être un spectacle
digne d'eux.
Hérode fait à Jésus-Christ des questions vaines et
POUR LE VENDREDI SAINT. 176
frivoles , inferrogabat eum multis sermonihus ^ ; de ces
questions où Torgueil et Firréligion ont plus de part
que Famour de la vérité, qu'on propose plutôt pour
se faire une gloire de ses doutes , que par un désir
sincère de les éclaircir; de ces questions qui n'abou-
tissent à rien qu'à nous affermir dans l'incrédulité ,
qui n'ont de sérieux que l'aveuglement d'où elles
prennent leur source; de ces questions où l'on dis-
court des vérités éternelles du salut comme de ces
vérités douteuses et peu intéressantes que Dieu a li-
vrées à l'oisiveté et à la dispute des hommes, où Ton
traite ce qui doit décider du bonheur ou du malheur
éternel, comme un problème indifférent dont les
deux côtés ont leur vraisemblance, et où l'on peut
opter; de ces questions enfin qui sont plutôt des dé-
risions secrètes de la foi que les recherches respec-
tueuses d'un véritable fidèle.
Et voilà le seul usage que la plupart des grands
font de Jésus-Christ, des questions éternelles sur la
religion, interrog abat eum multis sermonihus; faisant
de Jésus-Christ et de sa doctrine un sujet oiseux et
frivole d'entretien et de contestation, au lieu d'en
faire l'objet de leur espérance et de leur culte; s'in-
formant de la vérité d'un avenir et de cette autre pa-
trie qui nous attend après le trépas, avec moins d'in-
térêt qu'ils n'écouteroient les relations d'une terre
inconnue et peut-être fabuleuse, où nul mortel n'a
pu encore aborder; parlant des faits miraculeux qui
étabhssent la certitude et la divinité de la religion de
' Luc. c. 23, V. 9.
176 SERMON
leurs pères, avec la même incertitude qu'ils parle-
roient d'un point peu important d'histoire qu'on n'a
pas encore éclairci ; et par la manière peu sérieuse
dont ils veulent s'instruire de la foi , montrant qu'ils
l'ont tout-à-fait perdue.
Aussi Jésus-Christ n oppose qu'un silence profond
à la vanité des questions d'Hérode. On ne mérite les
réponses de la vérité que lorsque c'est le désir de la
connoître qui l'interroge ; et c'est dans le cœur de
ceux qui parlent et disputent plus sur la religion ,
qu'elle est d'ordinaire plus effacée. Oai, mes frères,
on a déjà trouvé la vérité quand on la cherche de
bonne foi : il ne faut, pour la trouver, ni creuser
dans les abymes, ni s'élever au-dessus des airs; il
ne faut que l'écouter au-dedans de nous-mêmes. Un
cœur innocent et docile entend d'abord sa voix ; les
doutes et les recherches que forme l'orgueil , loin
de la rapprocher de nous, ferment les yeux à sa lu-
mière; elle aveugle les sages et les juges orgueilleux
de ses mystères , et ne se communique qu'à ceux qui
font gloire d'en être les disciples. La soumission est
la source des lumières; plus on veut raisonner, plus
on s'égare; plus on doute, plus Dieu permet que
les doutes augmentent : la raison, une fois sortie de
la régie , ne trouve plus rien qui l'arrête ; plus elle
avance, plus elle se creuse de précipices. Aussi l'hé-
résie, d'abord timide dans sa naissance, va toujours
croissant, et ne garde plus de mesures dans ses pro-
grès : elle n'en vouloit d'abord , parmi nous , qu'aux
abus prétendus du culte ; elle a depuis attaqué le
POUR LE VENDREDI SAINT. 177
culte lui-même : elle se plaignoit que nous dégra-
dions Jésus-Christ de sa qualité de médiateur; elle
a enfanté des disciples qui Font dégradé de sa divi-
nité et de sa naissance éternelle : elle vouloit réfor-
mer la religion, elle a fini par les approuver toutes,
ou, pour mieux dire, par n'en plus avoir et n'en plus
connoître aucune ; elle prétendoit s'en tenir à la lettre
aux livres saints; et cette lettre a été pour elle une
lettre de mort , et ses faux prophètes y ont puisé un
fanatisme et des visions sur l'avenir que l'événement
a démenties, et dont elle a rougi elle-même. Non,
mes frères , la foi est le seul point qui peut fixer l'es-
prit humain : si vous passez au-delà, vous n'avez
plus de route assurée, vous entrez dans une terre
ténébreuse et couverte des ombres de la mort, vous
n'y voyez plus que des fantômes , les tristes enfants
des ténèbres; et comme la raison n'a plus de frein,
l'erreur aussi n'a plus de bornes.
Eu effet, les questions d'Hérode le conduisent à
faire de Jésus-Christ un sujet de risée, sprevit autem
illum Herodes^'^ et toute sa cour suit son exemple,
cum exercitu suo. La vertu la plus pure, dès qu'elle
déplaît au souverain, est bientôt digne de l'oubli et
du mépris même du courtisan : c'est le goût du
prince qui décide presque loujours pour eux de la
vérité et du mérite ; leur religion est toute , pour
ainsi dire, sur le visage du maître; c'est là leur loi
et leur évangile ; et ils n'ont rien de plus fixe dans
' Luc. c. 23 , V. ï I.
12
ij8 SERMON
leur culte que les caprices et les passions de l'idole
qu'ils adorent.
Aussi l'attention, Sire, la plus essentielle que les
rois doivent à la place où Dieu les a fait asseoir ,
c'est de rendre la religion respectable , en ne se per-
mettant jamais la plus légère dérision qui puisse en
blesser la majesté. Les plus jeunes années de votre
auguste bisaïeul ne le virent jamais s'écarter de cette
régie; ce fut pour lui la régie de tous les temps et de
tous les lieux; son respect pour la religion de ses
pères imposa toujours devant lui un silence éternel
à l'impiété; son langage fut toujours le langage du
premier roi chrétien, c'est-à-dire le langage respec-
table de la foi; l'irréligion étoit le seul crime auquel
il ne pardonnoit point ; tout étoit sérieux pour lui
sur cet article; nulle joie, nul plaisir n'autorisa ja-
mais devant lui la moindre dérision qui pût intéres-
ser le culte de ses ancêtres ; religieux jusqu'au milieu
des réjouissances d'une cour jeune et florissante , la
foi ne souffrit jamais des plaisirs et des dissipations
inévitables à la jeunesse des rois. Sur ce point, Sire,
tout devient capital dans la bouche d'un souverain ;
une simple légèreté va autoriser la licence de l'im-
piété, ou faire de nouveaux impies; on croit plaire
en enchérissant, et les railleries du maître devien-
nent bientôt des blasphèmes dans la bouche du cour-
tisan.
Telles sont les passions que les grands opposent
à la vérité , et qui condamnent Jésus-Christ à la mort.
Que ne puis-je achever, et vous montrer les pas-
POUR LE VENDREDI SAINT. 179
sions des grands condamnées par la mort de Jésus-
Christ î
Hélas! en est-il une seule que sa croix ne con-
fonde? Il ne meurt que pour rendre témoignage à la
vérité, il en est le premier martyr; et les grands crai-
gnent la vérité , et il est rare qu elle ait accès auprès
de leur trône. Il n'est roi que pour être la victime de
son peuple ; et les peuples sont d'ordinaire la vic-
time de l'ambition dès princes et des rois. Les mar-
ques de son autorité, son sceptre, sa couronne, sont
les instruments de ses souffrances ; et l'unique usage
que les grands font de leur autorité, c'est de la faire
servir à leurs plaisirs injustes. Au milieu de ses pei-
nes et de ses douleurs , il n'est occupé que de nos
intérêts; et les grands, au milieu de leurs plaisirs,
ne daignent pas même s'occuper des peines et des
souffrances de leurs frères. Il souffre à notre place ,
et les grands croient que tout doit souffrir pour eux.
Il vient de tous les peuples ne faire qu'un peuple ,
réconcilier toutes les nations, éteindre toutes les
guerres ; et c'est la vanité des grands qui les allume
et qui les éternise sur la terre. Que dirai-je? il n'est
roi que parcequ'il est sauveur, ses bienfaits forment
tous ses titres, ses qualités glorieuses ne sont que
les différents offices de son amour pour nous : tout
ce qu'il est de plus grand, il ne l'est que pour les
hommes , il est tout à nos usages ; et les grands comp-
tent le reste des hommes pour rien, et ne croient
être nés que pour eux-mêmes.
Voilà, Sire, le grand modèle des rois. Du haut de
1 2.
i8o SERMON
sa croix, il instruit les grands et les princes de la
terre: Regardez, leur dit-il, et faites selon ce mo-
dèle; j'ai quitté mon royaume, et je suis descendu
de ma gloire pour sauver mes sujets : vous n êtes
rois que pour eux , et leur bonheur doit être Tunique
objet de tous les soins attachés à votre couronne.
Oui, Sire , c'est un roi qui donne sa vie pour son peu-
ple, et il ne vous demande que votre amour pour le
vôtre : c'est un roi qui ne va conquérir le monde que
pour l'acquérir à Dieu; ne combattez que pour lui ,
et vous serez toujours sûr de la victoire : c'est un roi
qui fait de la croix son trône et le lieu de ses dou-
leurs et de ses souffrances ; regardez le vôtre comme
un lieu de soins et de travail , et non comme le siège
de la volupté et de la mollesse : c'est un roi qui ne
veut régner que sur les cœurs; l'usage le plus glo-
rieux de votre autorité, c'est celui qui vous assurera
l'amour de vos peuples : c'est un roi qui vient ap-
porter la paix, la vérité, la justice aux hommes, et
qui ne veut que les rendre heureux; Sire, régnez
pour notre bonheur, et vous régnerez pour le vôtre.
O mon Sauveur \ c'est aujourd'hui que vous com-
' raencez à régner vous-même sur toutes les nations ;
vos derniers soupirs sont comme les prémices sa-
crées de votre régne, et c'est par la croix que vous
allez conquérir l'univers. Grand Dieu! que ce soit
elle qui affermisse le régne de l'enfant précieux que
vous voyez ici à vos pieds; que la religion en consa-
cre les prémices et en couronne la durée : ce sont
ses glorieux ancêtres qui l'ont placée parmi nous sur
POUR LE VENDREDI SAINT. i8i
le trône ; que ce soit elle qui y soutienne l'enfant au-
guste qui ne peut vous offrir encore que son inno-
cence , la foi de ses pères , les malheurs qui ont en-
touré son berceau royal , et la tendresse la plus vive
de ses sujets.
Conservez Fenfant de tant de saints et de tant de
protecteurs de la foi sainte : ils exposèrent autrefois
leur vie et leur couronne pour aller recouvrer votre
héritage ; conservez le sien à cet enfant précieux ,
afin qu'il puisse un jour défendre et protéger l'Église
que le Père vous donne aujourd'hui comme l'héri-
tage que vous avez acquis par votre sang : ils revin-
rent chargés des dépouilles sacrées de la croix ; que
ce dépôt saint dont ils enrichirent cette ville régnan-
te, que ce gage précieux de la piété de ses pères,
sollicite aujourd'hui sur-tout vos grâces en sa faveur.
N'abandonnez pas l'héritier de tant de princes qui
ont été les premiers défenseurs de votre nom et de
votre gloire. Les coups de votre colère l'ont épar-
gné au milieu des débris de son auguste famille :
laissez-nous, grand Dieu! jouir de votre bienfait,
que nous avons acheté si cher : que ce reste heureux
de tant de têtes augustes que nous avons vues tom-
ber à-la-fois , répare nos pertes et essuie nos larmes ;
comblez-le lui seul de toutes les grâces que vous aviez
réservées dans vos trésors éternels à tant de princes
qui dévoient régner à sa place , et auxquels sa cou-
ronne étoit destinée : réunissez en lui tout ce que
vous deviez partager sur les autres ; et que son régne
rassemble toutes les bénédictions et tous les genres
i82 SERM. POUR LE VENDREDI SAINT.
de bonheur que nous nous promettions séparément
sous les régnes des princes qu'une mort prématurée
nous a enlevés , et auxquels vous n avez refusé sans
doute sur la terre une couronne que la naissance
leur destinoit, que pour leur en préparer dans le
ciel une éternelle. Ainsi soit-il.
-V/»/*^ ■»^"%/%, ■H/*/^
SERMON
POUR LE JOUR DE PAQUES.
SUR LE TRIOMPHE DE LA RELIGION.
Exspolians principatus et potestates ^ traduxit confidentcr palam
trinmphans illos in semetipso.
Jésus-Christ ayant désarme les principautés et les puissan -
ces , il les a menées hautement en triomphe à la face de tout h;
monde, après les avoir vaincues en sa propre personne.
Col. c. 2 , V. i5.
Sire,
Les vains triomphes des conquérants n'étoient
qu'un spectacle d'orgueil , de larmes , de désespoir,
et de mort; c'étoit le triomphe luguhre des passions
humaines : et ils ne laissoient après eux que les tristes
marques de l'ambition des vainqueurs et de la servi-
tude des vaincus.
Le triomphe de Jésus-Christ est aujourd'hui , pour
les nations mêmes qui deviennent sa conquête, un
triomphe de paix, de liberté, et de gloire.
Il triomphe de ses ennemis, mais pour les déli-
vrer et les associer à sa puissance. Il triomphe du
péché ; mais , en effaçant et attachant à la croix cet
i84 SERMON
écrit fatal de notre condamnation , il en fait couler sur
nous une source de sainteté et de grâce. Il triomphe
de la mort, mais pour nous assurer l'immortalité.
Telle est la gloire de la religion : elle n offre d'a-
bord que les opprobres et les souffrances de la croix;
mais c'est un triomphe glorieux, et le plus grand
spectacle que l'homme puisse donner à la terre.
Rien ici-bas n'est plus grand que la vertu : tous les
autres genres de gloire, on les doit au hasard ou à
l'adulation , et à l'erreur publique ; celle-ci , on ne la
doit qu'à Dieu et à soi-même. On en fait une honte
aux princes et aux puissants ; et cependant c'est par
elle seule qu'ils peuvent être grands , puisque c'est
par elle seule qu'ils peuvent triompher de leurs en-
nemis, de leurs passions, et de la mort même.
Exposons ces vérités si honorables à la foi, et
consacrons à la gloire de la religion l'instruction de
ce dernier jour, qui est le grand jour des triomphes
de Jésus-Christ.
PRE Ml RE PARTIE.
Sire,
La gloire des princes et des grands a trois écueils
à craindre sur la terre : la malignité de l'envie , ou
les inconstances de la fortune qui Tobscurcissent ;
les passions qui la déshonorent; enfin, la mort même
qui l'ensevelit, et qui change en censures les vaines
adulations qui l'avoient exaltée.
POUR LE JOUR DE PAQUES. i85
La religion seule les met à couvert de ces écueils
inévitables , et où toute la gloire humaine vient d'or-
dinaire échouer : elle les élève au-dessus des événe-
ments et de l'envie, elle leur assujettit leurs passions;
enfin, elle leur assure, après leur mort, la gloire
que la malignité leur avoit peut-être refusée pendant
leur vie. C'est ce qui fait aujourd'hui le triomphe de
Jésus-Christ; et c'est ce modèle glorieux que nous
proposons aux grands de la terre.
Toute la gloire de sa sainteté et de ses prodiges
n'avoit pu le sauver des traits de l'envie ; et son in-
nocence avoit paru succomber aux puissances des
ténèbres qui l'avoient opprimée. Mais sa résurrection
attache à son char de triomphe ces principautés et
ces puissances même, sa gloire sort triomphante du
sein de ses opprobres : sa croix devient le signal écla-
tant de sa victoire; la Judée seule l'avoit rejeté, et
l'univers entier l'adore.
Oui, mes frères, quelle que puisse être la gloire
des grands sur la terre, elle a toujours à craindre:
premièrement la malignité de l'envie qui cherche à
l'obscurcir. Hélas ! c'est à la cour sur-tout où cette
vérité n'a pas besoin de preuve. Quelle est la vie la
plus brillante où l'on ne trouve des taches? Où sont
les victoires qui n'aient une de leurs faces peu glo-
rieuse au vainqueur? Quels sont les succès où les
uns ne prêtent au hasard les mêmes événements
dont les autres font honneur aux talents et à la sa-
gesse? Quelles sont les actions héroïques qu'on ne
dégrade en y cherchant des motifs lâches et ram-
i86 SERMON
pants? En un mot, où sont les héros dont la mali-
gnité, et peut-être la vérité, ne fasse des hommes?
Tant que vous n'aurez que cette gloire oh le monde
aspire, le monde vous la disputera: ajoutez-y la
gloire de la vertu; le monde la craint et la fuit, mais
le monde pourtant la respecte.
Non, Sire, un prince qui craint Dieu, et qui gou-
verne sagement ses peuples , n a plus rien à craindre
des hommes. Sa gloire toute seule auroit pu faire des
envieux; sa piété rendra sa gloire même respectable.
Ses entreprises auroient trouvé des censeurs ; sa piété
sera Tapologie de sa conduite. Ses prospérités au-
roient excité la jalousie ou la défiance de ses voisins;
il en deviendra par sa piété l'asile et l'arbitre. Ses
démarches ne seront jamais suspectes, parcequ elles
seront toujours annoncées par la justice. On ne sera
pas en garde contre son ambition, parceque son am-
bition sera toujours réglée par ses droits. Il n'attirera
point sur ses états le fléau de la guerre, parcequ il
regardera comme un crime de la porter sans raison
dans les états étrangers. Il réconciliera les peuples et
les rois, loin de les diviser pour les affoiblir et élever
sa puissance sur leurs divisions et sur leur foiblesse.
Sa modération sera le plus siir rempart de son em-
pire : il n'aura pas besoin de garde qui veille à la
porte de son palais; les cœurs de ses sujets entou-
reront son trône, et brilleront autour à la place des
glaives qui le défendent. Son autorité lui sera inutile
pour se faire obéir; les ordres les plus sûrement
accomplis sont ceux que l'amour exécute : et la sou-
POUR LE JOUR DE PAQUES. 187
mission sera sans murmure , parcequ*elle sera sans
contrainte. Toute sa puissance Fauroit rendu à peine
maître de ses peuples ; par la vertu il deviendra Far-
Litre même des souverains. Tel étoit, Sire, un de
vos plus saints prédécesseurs, à qui FÉglise rend
des honneurs publics , et qu elle regarde comme le
protecteur de votre monarchie. Les rois ses voisins,
loin d'envier sa puissance, avoient recours à sa sa-
gesse : ils s'en remettoient à lui de leurs différends
et de leurs intérêts. Sans être leur vainqueur, il étoit
leur juge et leur arbitre; et la vertu toute seule lui
donnoit sur toute FEurope un empire bien plus sûr
et plus glorieux que n'auroient pu lui donner ses
victoires. La puissance ne nous fait que des sujets et
des esclaves : la vertu toute seule nous rend maîtres
des hommes.
Mais si elle nous met au-dessus de Fenvie , c'est
elle encore qui nous rend supérieurs aux événe-
ments. Oui, Sire, les plus grandes prospérités ont
toujours ici-bas des retours à craindre. Dieu, qui ne
veut pas que notre cœur s'attache où notre trésor et
notre bonheur ne se trouvent point, fait quelquefois
du plus haut point de notre élévation le premier
degré de notre décadence. La gloire des hommes,
montée à son plus grand éclat, s'attire, pour ainsi
dire, à elle-même des nuages. L'histoire des états
et des empires n'est elle-même que l'histoire de la
fragilité et de Finconstance des choses humaines :
les bons et les mauvais succès semblent s'être par-
tagé la durée des ans et des siècles ; et nous venons
i88 SERMON
de voir le régne le plus long et le plus glorieux de la
monarchie finir par des revers et par des disgrâces.
Mais , sur les débris de cette gloire humaine , votre
pieux et auguste bisaïeul sut s'en élever une plus
solide et plus immortelle. Tout sembla fondre et
s'éclipser autour de lui; mais c'est alors que nous
le vîmes à découvert lui-même : plus grand parla
simplicité de sa foi et par la constance de sa piété
que par l'éclat de ses conquêtes, ses prospérités
nous avoient caché sa véritable gloire; nous n'avions
vu que ses succès , nous vîmes alors toutes ses ver-
tus: il falloit que ses malheurs égalassent ses pros-
pérités , qu'il vît tomber autour de lui tous les princes
les appuis de son trône, que votre vie même fût
menacée, cette vie si chère à la nation, et le seul
gage de ses miséricordes que Dieu laisse encore à
son peuple; il falloit qu'il demeurât tout seul avec
sa vertu, pour paroître tout ce qu'il étoit : ses succès
inouïs lui avoient valu le nom de grand; ses senti-
ments héroïques et chrétiens dans l'adversité lui en
ont assuré pour tous les âges à venir le nom et le
mérite.
Non, mes frères, il n'est que la religion qui puisse
nous mettre au-dessus des événements; tous les au-
tres motifs nous laissent toujours entre les mains de
notre foiblesse. La raison, la philosophie, promet-
toit la constance à son sage, mais elle ne la donnoit
pas ; la fermeté de l'orgueil n'étoit que la dernière
ressource du découragement, et l'on cherchoit une
vaine consolation en faisant semblant de mépriser
POUR LE JOUR DE PAQUES. i8y
des maux qu'on n'étoit pas capable de vaincre. La
plaie qui blesse le cœur ne peut trouver son remède
que dans le cœur même; or la religion toute seule
porte son remède dans le cœur. Les vains préceptes
de la philosophie nous prêchoient une insensibilité
ridicule, comme s'ils avoient pu éteindre les senti-
ments naturels sans éteindre la nature elle-même: la
foi nous laisse sensibles , mais elle nous rend soumis ;
et cette sensibilité fait elle-même tout le mérite de
notre soumission : notre sainte philosophie n'est pas
insensible aux peines , mais elle est supérieure à la
douleur. C'étoit ôter aux hommes la gloire de la fer-
meté dans les souffrances , que de leur en ôter le sen-
timent; et la sagesse païenne ne vouloit les rendre
insensibles que parcequ'elle ne pouvoit les rendre
soumis et patients ; elle apprenoit à l'orgueil à ca-
cher, et non à surmonter ses sensibilités et ses foi-
blesses; elle formoit des héros de théâtre, dont les
grands sentiments n'étoient que pour les specta-
teurs , et aspiroit plus à la gloire de paroître constant
qu'à la vertu même de la constance.
Mais la foi nous laisse tout le mérite de la fermeté,
et ne veut pas même en avoir l'honneur devant les
hommes ; elle sacrifie à Dieu seul les sentiments de
la nature , et ne veut pour témoin de son sacrifice
que celui seul qui peut en être le rémunérateur; elle
seule donne de la réalité à toutes les autres vertus ,
parcequ'elle seule en bannit l'orgueil qui les cor-
rompt ou qui n'en fait que des fantômes.
Ainsi, qu'on vante l'élévation et la supériorité de
190 SERMON
vos lumières , qu'une haute sagesse vous fasse regar-
der comme Foriiement et le prodige de votre siècle:
si cette gloire n'est quau dehors; si la religion, qui
seule élève le cœur, n'en est pas la première base;
le premier échec de l'adversité renversera tout cet
édifice de philosophie et de fausse sagesse; tous ces
appuis de chair s'écrouleront sous votre main , ils
deviendront inutiles à votre malheur, on cherchera
vos grandes qualités dans votre découragement, et
votre gloire ne sera plus qu'un poids ajouté à votre
affliction, qui vous la rendra plus insupportable. Le
monde se vante de faire des heureux, mais la reli-
gion toute seule peut nous rendre grands au milieu
de nos malheurs mêmes.
SECONDE PARTIE.
Premier triomphe de Jésus-Christ : il triomphe
de la malignité de l'envie et de tous les opprobres
qu'elle lui avoit attirés de la part de ses ennemis.
Mais il triomphe encore du péché : il emmène captif
ce premier auteur de la captivité de tous les hommes ;
il nous rétablit dans tous les droits glorieux dont
nous étions déchus , et nous rend par la grâce la su-
périorité sur nos passions , que nous avions perdue
avec l'innocence.
Second avantage de la religion : elle nous élève
au-dessus de nos passions, et c'est le plus haut degré
de gloire où l'homme puisse ici-bas atteindre. Oui,
mes frères, en vain le monde insulte tous les jours
POUR LE JOUR DE PAQUES. 191
à la piété par des dérisions insensées; en vain, pour
cacher la honte des passions , ilfait presque à l'homme
de bien une honte de la vertu; en vain il la repré-
sente, aux grands sur-tout, comme une foiblesse et
comme Técueil de leur gloire ; en vain il autorise
leurs passions par les grands exemples qui les ont
précédés, et par l'histoire des souverains qui ont
allié la licence des mœurs avec un régne glorieux et
l'éclat des victoires et des conquêtes: leurs vices,
venus jusqu'à nous, et rappelés d'âge en âge, for-
meront jusqu'à la fin le trait honteux qui efface l'é-
clat de leurs grandes actions, et qui déshonore leur
histoire.
Plus même ils sont élevés, plus le dérèglement
des mœurs les dégrade ; et leur ignominie , dit l'Esprit
de Dieu, croit à proportion de leur gloire \ Outre que
leur rang, en les plaçant au-dessus de nos têtes,
expose leurs vices comme leurs personnes aux yeux
du public , quelle honte lorsque ceux qui sont établis
pour régler les passions de la multitude, deviennent
eux-mêmes les vils jouets de leurs passions propres,
et que la force , l'autorité , la pudeur des lois se trouve
confiée à ceux qui ne connoissent de loi que le mé-
pris public de toute bienséance et leur propre foi-
blesse! Ils dévoient régler les mœurs publiques, et
ils les corrompent; ils étoient donnés de Dieu pour
être les protecteurs de la vertu, et ils deviennent les
appuis et les modèles du vice.
Toute la gloire humaine ne sauroit jamais effacer
I Mac. 0. I , V.
192 SERMON
Topprobre que leur laisse le désordre des mœurs et
remportenient des passions ; les victoires les plus
éclatantes ne couvrent pas la honte de leurs vices :
on loue les actions , et Ton méprise la personne ; c'est
de tout temps qu'on a vu la réputation la plus bril-
lante échouer contre les mœurs du héros, et ses
lauriers flétris par ses foiblesses : le monde , qui sem-
ble mépriser la vertu, n'estime et ne respecte pour-
tant qu'elle ; il élève des monuments superbes aux
grandes actions des conquérants; il fait retentir la
terre du bruit de leurs louanges ; une poésie pom-
peuse les chante et les immortalise ; chaque Achille
a son Homère; l'éloquence s'épuise pour leur don-
ner du lustre : l'appareil des éloges est donné à l'u-
sage et à la vanité ; l'admiration secrète et les louan-
ges réelles et sincères , on ne les donne qu'à la vertu
et à la vérité.
Et en effet, le bonheur ou la témérité ont pu faire
des héros ; mais la vertu toute seule peut former de
grands hommes : il en coûte bien moins de rempor-
ter des victoires que de se vaincre soi-même; il est
bien plus aisé de conquérir des provinces et de domp-
ter des peuples, que de dompter une passion; la
morale même des païens en est convenue. Du moins
les combats où président la fermeté, la grandeur du
courage, la science militaire, sont de ces actions
rares que l'on peut compter aisément dans le cours
d'une longue vie; et quand il ne faut être grand
que certains moments , la nature ramasse toutes ses
forces , et l'orgueil, pom^ un peu de temps , peut sup-
POUR LE JOUR DE PAQUES. 198
pléer à la vertu. Mais les combats de la foi sont des
combats de tous les jours : on a affaire à des enne-
mis qui renaissent de leur propre défaite. Si vous
vous lassez un instant, vous périssez : la victoire
même a ses dangers ; Torgueil , loin de vous aider,
devient le plus dangereux ennemi que vous ayez à
combattre : tout ce qui vous environne fournit des
armes contre vous; votre cœur lui-même vous dresse
des embûches ; il faut sans cesse recommencer le
combat. En un mot, on peut être quelquefois plus
fort ou plus heureux que ses ennemis ; mais qu'il est
grand d'être toujours plus fort que soi-même !
Telle est pourtant la gloire de la religion : la phi-
losophie découvroit la honte des passions , mais elle
n'apprenoit pas à les vaincre ; et ses préceptes pom-
peux étoient plutôt Féloge de la vertu que le remède
du vice.
Il étoit même nécessaire à la gloire et au triom-
phe de la religion que les plus grands génies et toute
la force de la raison humaine se fût épuisée pour ren-
dre les hommes vertueux. Si les Socrate et les Platon
n'avoient pas été les docteurs du monde avant Jé-
sus-Christ, et n'eusseni: pas entrepris en vain de ré-
gler les mœurs et de corriger les hommes par la force
seule de la raison, Fhomme auroit pu faire honneur
de sa vertu à la supériorité de sa raison, ou à la
beauté de la vertu même; mais ces prédicateurs de
la sagesse ne firent point de sages , et il falloit que
les vains essais de la philosophie préparassent de
nouveaux triomphes à la grâce.
i3
194 SERMON
C'est elle enfin qui a montré à la terre le véritable
sage, que tout le faste et tout l'appareil de la raison
humaine nous annonçoit depuis si long-temps. Elle
n'a pas borné toute sa gloire, comme la philosophie,
à essayer d'en former à peine un dans chaque siècle
parmi les hommes ; elle en a peuplé les villes , les
empires, les déserts; et l'univers entier a été pour
elle un autre Lycée, où, au milieu des places pu-
bliques', elle a prêché la sagesse à tous les hom-
mes. Ce n'est pas seulement parmi les peuples les
plus polis qu'elle a choisi ses sages ; le Grec et le
Barbare, le Romain et le Scythe, ont été également
appelés à sa divine philosophie: ce n'est pas aux sa-
vants tout seuls qu'elle a réservé la connoissance su-
blime de ses mystères ; le simple a prophétisé comme
le sage, et les ignorants eux-mêmes sont devenus ses
docteurs et ses apôtres : il falloit que la véritable sa-
gesse pût devenir la sagesse de tous les hommes.
Que dirai-] e? sa doctrine étoit insensée en appa-
rence, et les philosophes soumirent leur raison or-
gueilleuse à cette sainte folie; elle n'annonçoit que
des croix et des souffi ances , et les Césars devinrent
ses disciples ; elle seule vint apprendre aux hommes
que la chasteté, l'humilité, la tempérance, pouvoient
être assises sur le trône, et que le siège des passions
et des plaisirs pouvoit devenir le siège de la vertu et
de l'innocence : quelle gloire pour la religion !
Mais , Sire , si la piété des grands est glorieuse à la
religion, c'est la religion toute seule qui fait la gloire
' Prov. c. 8, V. 1,3,4-
POUR LE JOUR DE PAQUES. 19^
véritable des grands. De tous leurs titres, le plus ho-
norable, c est la vertu: un prince, maître de ses pas-
sions ; apprenant sur lui-même à commander aux
autres ; ne voulant goûter de Fautorité que les soins
et les peines que le devoir y attache; plus touché de
ses fautes que des vaines louanges qui les lui dégui-
sent en vertus; regardant comme Tunique privilège
de son rang l'exemple qu'il est obligé de donner aux
peuples; n ayant point d'autre frein ni d'autre régie
que ses désirs, et faisant pourtant à tous ses désirs
un frein de la régie même ; voyant autour de lui tous
les hommes prêts à servir à ses passions, et ne se
croyant fait lui-même que pour servir à leurs be-
soins; pouvant abuser de tout, et se refusant même
ce qu'il auroit eu droit de se permettre; en un mot ,
entouré de tous les attraits du vice, et ne leur mon-
trant jamais que la vertu : un prince de ce caractère
est le plus grand spectacle que la foi puisse donner
à la terre ; une seule de ses journées compte plus
d'actions glorieuses que la longue carrière d'un con-
quérant; l'un a été le héros d'un jour, et l'autre l'est
de toute la vie.
TROISIÈME PARTIE.
C est ainsi que Jésus-Christ triomphe aujourd'hui
du péché; mais il triomphe encore de la mort; il nous
ouvre les portes de l'immortalité, que le péché nous
avoit fermées, et le sein même de son tombeau en-
fante tous les hommes à la vie éternelle.
i3.
196 SERMON
C'est le dernier trait qui achève le triomphe de
la religion. L'impiété ne donnoit à Fhomme que la
même fin qu à la bête ; tout devoit mourir avec son
corps : et cet être si noble , seul capable d'aimer et
de connoître , n'étoit pourtant qu'un vil assemblage
de boue que le hasard avoît formé , et que le hasard
seul alloit dissoudre pour toujours.
La superstition païenne lui promettoit au-delà du
tombeau une félicité oiseuse, où les vains fantômes
des sens dévoient faire tout le bonheur d'un homme
qni ne peut être heureux que par la vérité.
La religion nous ouvre des espérances plus no-
bles et plus sublimes : elle rend à l'homme l'immor-
talité, que l'impiété de la philosophie avoit voulu
lui ravir, et substitue la possession éternelle du bien
souverain à ces champs fabuleux et à ces idées pué-
riles de bonheur que la superstition avoit imaginées.
Mais cette immortalité, qui est la plus douce es-
pérance de la foi , n'est promise qu'à la foi même :
ses promesses sont la récompense de ses maximes :
et pour ne mourir jamais, même devant les hommes ,
il faut avoir vécu selon Dieu.
Oui, mes frères, cette immortalité même de re-
nommée, que la vanité promet ici-bas dans le sou-
venir des hommes , les grands ne peuvent la mériter
que par la vertu.
La mort est presque toujours l'écueil et le terme
fatal de leur gloire : les vaines louanges dont on les
avoit abusés pendant leur vie descendent presque
aussitôt avec eux dans l'oubli du tombeau ; ils ne sur-
POUR LE JOUR DE PAQUES. 197
vivent pas long-temps à eux-mêmes . ou , s'il en reste
quelque souvenir parmi les hommes , ils en sont plus
redevables à la malignité des censures qu à Ja vanité
des éloges : leurs louanges n'ont eu que la même
durée que leurs bienfaits ; ils ne sont plus rien dès
qu'ils ne peuvent plus rien ; leurs adulateurs mêmes
deviennent leurs censeurs (car Tadulation dégénère
toujours en ingratitude); de nouvelles espérances
forment un nouveau langage ; on élève sur les débris
de la gloire du mort la gloire du vivant; on embellit
de ses dépouilles et de ses vertus celui qui prend sa
place. Les grands sont proprement le jouet des pas-
sions des hommes; leur gloire na point de consis-
tance assurée , et elle augmente ou diminue avec les
intérêts de ceux qui les louent.
Combien de princes, vantés pendant leur vie,
n'ont pas même laissé leur nom à la postérité ! Et
que sont les histoires des états et des empires, qu'un
petit reste de noms et d'actions échappé de cette foule
innombrable qui, depuis la naissance des siècles, est
demeurée dans l'oubli !
Qu'ils vivent selon Dieu, et leur nom ne périra
jamais de la mémoire des hommes : les princes reli-
gieux sont écrits en caractères ineffaçables dans les
annales de l'univers. Les victoires et les conquêtes
sont de tous les siècles et de tous les régnes , et elles
s'effacent, pour ainsi dire, les unes les autres dans
nos histoires ; mais les grandes actions de piété , plus
rares , y conservent toujours tout leur éclat. Un
prince pieux se démêle toujours de la foule des au-
igS SERMON
très princes dans la postérité ; sa tête et son nom
s'élèvent au-dessus de toute cette multitude , comme
celle de Saûl s'élevoit au-dessus de toute la multitude
des tribus ; sa gloire va même croissant en s'éloi-
gnant; et plus les siècles se corrompent, plus il de-
vient un grand spectacle par sa vertu.
Oui, Sire, on a presque oublié les noms de ces
premiers conquérants qui jetèrent dans les Gaules
les premiers fondements de votre monarchie; ils
sont plus connus par les fables et par les romans
que par les histoires , et Ton dispute même s'il faut
les mettre au nombre de vos augustes prédécesseurs :
ils sont demeurés comme ensevelis dans les fonde-
ments de Tempire qu'ils ont élevé; et leur valëur,
qui a perpétué la conquête du royaume à leurs des-
cendants , n'a pu y perpétuer leur mémoire.
Mais le premier prince qui a fait asseoir avec lui
la religion sur le trône des François a immortalisé
tous ses titres par celui de chrétien. La France a con-
servé chèrement la mémoire du grand Clovis ; la foi
est devenue, pour ainsi dire, la première et la plus
sûre époque de l'histoire de la monarchie, ec nous
ne commençons à connoître vos ancêtres que depuis
qu'ils ont commencé eux-mêmes à connoître Jésus-
Christ.
Les saints rois dont les noms sont écrits dans nos
annales seront toujours les titres les plus précieux
de la monarclîie, et les modèles illustres que chaque
siècle proposera à leurs successeurs.
C'est sur la vie, Sire, de ces pieux princes vos an-
POUR LE JOUR DE PAQUES. 199
cêtres qu on a déjà fixé vos premiers regards : on
vous anime tous les jours à la vertu par ces grands
exemples. Souvenez-vous des Charlemagne et des
saint Louis, qui ajoutèrent à Téclat de la couronne
que vous portez Téclat immortel de la justice et de
la piété; c'est ce que répètent tous les jours à votre Ma-
jesté de sages instructions. Ne remontez pas même
si haut: vous touchez à des exemples d'autant plus
intéressants qu'ils doivent vous être plus chers ; et
la piété coule de plus près dans vos veines avec le
sang d'un père pieux et d'un auguste bisaïeul.
Vous êtes, Sire, le seul héritier de leur trône,
puissiez-vous l'être de leurs vertus ! Puissent ces
grands modèles revivre en vous par l'imitation plus
encore que par le nom ! Puissiez-vous devenir vous-
même le modèle des rois vos successeurs !
Déjà, si notre tendresse ne nous séduit pas; si
une enfance cultivée par tant de soins et par des
mains si habiles, et où l'excellence de la nature
semble prévenir tous les jours celle de l'éducation ,
ne nous fait pas de nos désirs de vaines prédictions;
déjà s'ouvrent à nous de si douces espérances ; déjà
nous voyons briller de loin les premières lueurs de
notre prospérité future ; déjà la majesté de vos an-
cêtres, peinte sur votre front, nous annonce vos
grandes destinées. Puissiez-vous donc, Sire, et ce
souhait les renferme tous, puissiez-vous être un jour
aussi grand que vous nous êtes cher !
Grand Dieu ! si ce n'étoient là que mes vœux et
mes prières, les dernières sans doute que mon mi-
200 SERMON
nistère, attaché désormais par les jugements secrets
de votre providence au soin d'une de vos églises , me
permettra de vous offrir dans ce lieu auguste ; si ce
n'étoient là que mes vœux et mes prières ; et qui
siiis-je pour espérer qu'elles pussent monter jus-
qu'à votre trône? mais ce sont les vœux de tant de
saints rois qui ont gouverné la monarchie, et qui,
mettant leurs couronnes devant Tautel éternel aux
pieds de Fagneau, vous demandent pour cet enfant
auguste la couronne de justice qu'ils ont eux-mêmes
méritée.
Ce sont les vœux du prince pieux sur-tout qui lui
donna la naissance , et qui , prosterné dans le ciel ,
comme nous l'espérons, devant la face de votre gloire,
ne cesse de vous demander que cet unique héritier
de sa couronne le devienne aussi des grâces et des
miséricordes dont vous l'aviez prévenu lui-même.
Ce sont les vœux de tous ceux qui m écontent, et
qui , ou chargés du soin de son enfance , ou attachés
de plus près à sa personne sacrée , répandent ici leur
cœur en votre présence, afin que cet enfant pré-
cieux, qui est comme l'enfant de nos soupirs et de
nos larmes, non seulement ne périsse pas, mais de-
vienne lui-même le salut de son peuple.
Que dirai-je encore? ce sont, ô mon Dieu, les
vœux que toute la nation vous offre aujourd'hui par
ma bouche ; cette nation que vous avez protégée dès
le commencement , et qui , malgré ses crimes , est
encore la portion la plus florissante de votre Église.
Pourrez-vous , grand Dieu , fermer à tant de vœux
POUR LE JOUR DE PAQUES. 201
les entrailles de votre miséricorde? Dieu des vertus,
tournez-vous donc vers nous : Deus virtutum , conver-
tere*. Regardez du haut du ciel, et voyez, non les
dissolutions publiques et secrètes , mais les malheurs
de ce premier royaume chrétien , de cette vigne si
chérie que votre main elle-même a plantée, et qui
a été arrosée du sang de tant de martyrs ! respice de
cœh, et vide, et visita vineam istam quam plantavit
dextera tua. Jetez sur elle vos anciens regards de
miséricorde; et si nos crimes vous forcent encore de
détourner de nous votre face, que Tinnocence du
moins de cet auguste enfant que vous avez établi sur
nous vous rappelle et vous rende à votre peuple: Et
super filium hominis , querii confirniasti tibi.
Vous nous avez assez affligés, grand Dieu! es-
suyez enfin les larmes que tant de fléaux que vous
avez versés sur nous dans votre colère nous font ré-
pandre : faites succéder des jours de joie et de misé-
ricorde à ces jours de deuil, de courroux et de ven-
geance : que vos faveurs abondent où vos châtiments
avoient abondé , et que cet enfant si cher soit pour
nous un don qui répare toutes nos pertes.
Faites-en , grand Dieu , un roi selon votre cœur ,
c est-à-dire le père de son peuple, le protecteur de
votre Église , le modèle des mœurs publiques, le pa-
cificateur plutôt que le vainqueur des nations , Tar-
bitre plus que la terreur de ses voisins ; et que l'Eu-
rope entière envie plus notre bonheur, et soit plus
* Ps. 79, V. i5, 16.
202 SERM. POUR LE JOUR DE PAQUES.
touchée de ses vertus, quelle ne soit jalouse de ses
victoires et de ses conquêtes.
Exaucez des vœux si tendres et si justes, ô mon
Dieu! et que ses faveurs temporelles soient pour
nous un gage de celles que vous nous préparez dans
réternité. Ainsi soit-il.
FIN DU PETIT CARÊME.
SERMONS
EXTRAITS
DE L AVENT ET DU GRAND CARÊME
DE MASSILLON.
SERMON
POUR LE JOUR DES MORTS.
LA MORT DU PÉCHEUR,
ET LA MORT DU JUSTE.
Beati mortui qui in Domino monuntur.
Heureux sont les morts qui meurent dans le Seigneur.
Apoc. c. i4, "V. i3.
Les passions humaines ont toujours quelque chose
d'étonnant et d'incompréhensible. Tous les hommes
veulent vivre ; ils regardent la mort comme le der-
nier des malheurs ; toutes leurs passions les attachent
à la vie : et cependant ce sont leurs passions elles-
mêmes qui les poussent sans cesse vers cette mort
pour laquelle ils ont tant d'horreur; et il semble
qu'ils ne vivent que pour se hâter de mourir. Ils se
promettent tous qu'ils mourront de la mort des jus-
tes; ils l'espèrent, ils le désirent. Ne pouvant se flat-
ter d'être immortels sur la terre, ils comptent du
moins qu'avant ce dernier moment, les passions,
qui actuellement les souillent et les captivent, se-
ront éteintes. Us se représentent la destinée d'un pé-
cheur qui meurt dans son péché et dans la haine de
2o6 LA MORT DU PÉCHEUR,
Dieu comme une destinée affreuse; et cependant ils
se la préparent à eux-mêmes tranquillement et sans
inquiétude. Ce terme horrible de la vie humaine,
qui est la mort dans le péché, les saisit et les épou-
vante , et cependant ils marchent en dansant comme
des insensés par la voie qui y conduit. Nous avons
beau leur annoncer qu on meurt comme on a vécu ;
ils veulent vivre en pécheurs, et mourir pourtant de
la mort des justes.
Je veux donc aujourd'hui, mes frères, non pas
vous détromper d'une illusion si commune et si gros-
sière (réservons ce sujet pour une autre occasion):
mais, puisque la mort du juste vous paroît si dési-
rable, et celle du pécheur si affreuse, je veux vous
exposer ici Tune et l'autre , et réveiller sur Tune et
sur l'autre vos désirs et votre terreur. Comme vous
mourrez dans Tune de ces deux situations, il im-
porte de vous en rapprocher le spectacle; afin que,
vous mettant sous les yeux le portrait affreux de
l'une et l'image consolante de l'autre, vous puissiez
décider par avance laquelle des deux destinées vous
attend, et prendre des mesures afin que la décision
vous soit favorable.
Dans le portrait du pécheur mourant, vous verrez
011 aboutit enfin le monde avec tous ses plaisirs et
toute sa gloire : dans le récit de la mort du juste,
vous apprendrez où conduit la vertu avec toutes ses
peines. Dans l'une, vous verrez le monde des yeux
d'un pécheur qui va mourir : el qu'il vous paroîtra
vain et frivole, et différent de ce qu'il vous paroU
ET LA MORT DU JUSTE. 207
aujourd'hui! Dans l'autre , vous verrez la vertu des
yeux du juste qui expire : et qu elle vous paroîtra
grande et estimable ! Dans l'une, vous comprendrez
tout le malheur d'une ame qui a vécu dans l'oubli
de Dieu: dans l'autre, le bonheur de celle qui n'a
vécu que pour le servir et pour lui plaire. En un
mot, le spectacle de la mort du pécheur vous fera
souhaiter de vivre de la vie du juste ; et l'image de la
mort du juste vous inspirera une sainte horreur de
la vie du pécheur. Implorons , etc. Ave , Maria.
PREMIÈRE PARTIE.
Nous avons beau éloigner de nous l'image de la
mort, chaque jour nous la rapproche. La jeunesse
s'éteint, les années se précipitent; et semblables,
dit l'Écriture, aux eaux qui coulent dans la mer, et
qui ne remontent plus vers leur source, nous nous
rendons rapidement dans l'abyme de l'éternité, où,
engloutis pour toujours , nous ne revenons plus sur
nos pas reparoître encore sur la terre : Et quasi aquce
dilabimur in terra?n, quœ non revertuntur^ .
Je sais que nous parlons tous les jours de la briè-
veté et de l'incertitude de la vie. La mort de nos
proches , de nos sujets , de nos amis , de nos maîtres ,
souvent soudaine, toujours inopinée, nous fournit
mille réflexions sur la fragilité de tout ce qui passe.
Nous redisons sans cesse que le monde n'est rien;
que la vie est un songe; et qu'il est bien insensé de
' II. Reo. c. 14, V. 14.
2o8 LA MORT DU PÉCHEUR,
tant s'agiter pour ce qui doit durer si peu. Mais ce
n'est là qu'un langage, ce n'est pas un sentiment;
ce sont des discours qu'on donne à l'usage, et c'est
l'usage qui fait qu'en même temps on les oublie.
Or, mes frères, faites-vous ici-bas une destinée à
votre gré, prolongez-y vos jours dans votre esprit
au-delà même de vos espérances ; je veux vous laisser
jouir de cette douce illusion. Mais enfin il faudra
tenir la voie qu'ont tenue tous vos pères ; vous verrez
enfin arriver ce jour auquel nul autre jour ne suc-
cédera plus; et ce jour sera pour vous le jour de
votre éternité : heureuse, si vous mourez dans le
Seigneur; malheureuse, si vous mourez dans votre
péché. C'est l'une de ces deux destinées qui vous
attend: il n'y aura que la droite ou la gauche, les
boucs ou les brebis , dans la décision finale du sort
de tous les hommes. Souffrez donc que je vous rap-
pelle au lit de votre mort, et que je vous y expose
le double spectacle de cette dernière heure , si ter-
rible pour le pécheur, et si consolante pour le juste.
Je dis terrible pour le pécheur , lequel , endormi
par de vaines espérances de conversion, arrive enfin
à ce dernier moment, plein de désirs, vide de bonnes
œuvres, ayant à peine connu Dieu, et ne pouvant
lui offrir que ses crimes, et le chagrin de voir finir
des jours qu'il avoit crus éternels. Or, mes frères,
je dis que rien n'est plus affreux que la situation de
cet infortuné dans les derniers moments de sa vie;
et que, de quelque côté qu'il tourne son esprit, soit
qu'il rappelle le passé, soit qu'il considère tout ce
ET LA MORT DU JUSTE. 209
qui se passe à ses yeux, soit enfin qu il perce jusque
dans cet avenir formidable auquel il touche; tous
ces objets, les seuls alors qui puissent Foccuper et
se présenter à lui, ne lui offrent plus rien que d'ac-
cablant, de désespérant, et de capable de réveiller en
lui les images les plus sombres et les plus funestes.
Car, mes frères , que peut offrir le passé à un pé-
cheur qui, étendu dans le lit de la mort, commence
à ne plus compter sur la vie, et lit sur le visage
de tous ceux qui l'environnent, la terrible nouvelle
que tout est fini pour lui ? Que voit-il dans cette
longue suite de jours qu il a passés sur la terre ^
Hélas! il voit des peines inutiles, des plaisirs qui
n'ont duré qu'un instant, des crimes qui vont durer
éternellement.
Des peines inutiles : toute sa vie passée en un clin-
d'œil s offre à lui, et il n'y voit qu'une contrainte et
une agitation éternelle et inutile. Il rappelle tout ce
qu'il a souffert pour un monde qui lui échappe;
pour une fortune qui s évanouit ; pour une vaine
réputation qui ne l'accompagne pas devant Dieu ;
pour des amis qu'il perd ; pour des maîtres qui vont
l'oublier; pour un nom qui ne sera écrit que sur les
cendres de son tombeau. Quel regret alors pour cet
infortuné, de voir qu'il a travaillé toute sa vie, et
qu'il n'a rien fait pour lui ! Quel regret de s'être fait
tant de violences, et de n en être pas plus avancé
pour le ciel; de s'être toujours cru trop foible pour
le service de Dieu , et d avoir eu la force et la con-
stance d'être le martyr de la vanité, et d un monde
i4
2IO LA MORT DU PÉCHEUR,
qui va périr! Ah ! c'est alors que le pécheur accablé ,
effrayé de son aveuglement et de sa méprise ; ne trou-
vant plus qu'un grand vide dans une vie que le monde
seul a toute occupée; voyant quil n'a pas encore
commencé à vivre après une longue suite d'années
qu'il a vécu ; laissant peut-être les histoires remplies
de ses actions, les monuments publics chargés des
événements de sa vie , le monde plein du bruit de son
nom , et ne laissant rien qui mérite d'être écrit dans
le livre de l'éternité, et qui puisse le suivre devant
Dieu ; c'est alors qu'il commence , mais trop tard , à
se tenir à lui-même un langage que nous avons sou-
vent entendu : Je n'ai donc vécu que pour la vanité î
que n'ai-je fait pour Dieu tout ce que j'ai fait pour
mes maîtres ! Hélas ! falloit-il tant d'agitations et de
peines pour se perdre? Que ne recevois-je du moins
rna consolation en ce monde ! j'aurois du moins joui
du présent, de cet instant qui m'échappe, et je nau-
rois pas tout perdu. Mais ma vie a toujours été pleine
d'agitations , d'assujettissements , de fatigues , de
contraintes; et tout cela pour me préparer un mal-
heur éternel. Quelle folie d'avoir plus souffert pour
me perdre , qu'il n'en eût fallu souffrir pour me
sauver ; et d'avoir regardé la vie des gens de bien
comme une vie triste et insoutenable , puisqu'ils n'ont
rien fait de si difficile pour Dieu, que je ne l'aie fait
au centuple pour le monde qui n'est rien, et de qui
par conséquent je n'ai rien à espérer! Ambulavimus
vias difficiles.,., erravimus a via veritatis^.
' Sap. c. 5, V. 6, 7.
ET LA MORT DU JUSTE. 211
Oui, mes frères, cest dans ce dernier moment
que toute votre vie s offrira à vous sous des idées
bien différentes de celles que vous en avez aujour-
d'hui. Vous comptez maintenant les services rendus
à fétat ; les places que vous avez occupées ; les ac-
tions où vous vous êtes distingués ; les plaies qui
rendent encore témoignage à votre valeur ; le nom-
bre de vos campagnes ; les distinctions de vos com-
mandements : tout cela vous paroit réel. Les ap-
plaudissements publics qui faccompagnent ; les
récompenses qui le suivent ; la renommée qui le.
publie; les distinctions qui y sont attachées : tout
cela ne vous rappelle vos jours passés que comme
des jours pleins , occupés , marqués chacun par des
actions mémorables, et par des événements dignes
d'être conservés à la postérité. Vous vous distinguez
même dans votre esprit de ces hommes oiseux de
votre rang, qui ont toujours mené une vie obscure,
lâche, inutile, et déshonoré leur nom par foisiveté
et par des mœurs efféminées , qui les ont laissés
dans la poussière. Mais au lit de mort, mais dans ce
dernier moment, oii le monde s'enRiit et réternité
approche, vos veux s'ouvriront; la scène changera;
lillusion qui vous grossit ses objets, se dissipera;
vous verrez tout au naturel ; et ce qui vous parois-
soit si grand, comme vous ne laviez fait que pour
le monde, pour la gloire, pour la fortune, ne vous
paroîtra plus rien : .4periet oculos suos , dit Job, et
niliil invenietK Vous ne trouverez plus rien de réel
' Joe. c. 27 , V. ig.
212 LA MORT DU PÉCHEUR,
dans votre vie que ce que vous aurez fait pour Dieu ;
rien de louable que les œuvres de la foi et de la piété ;
rien de grand que ce qui sera digne de l'éternité : et
un verre d'eau froide donné au nom de Jésus-Christ,
et une seule larme répandue en sa présence , et la
plus légère violence soufferte pour lui; tout cela
vous paroîtra plus précieux, plus estimable, que
toutes ces merveilles que le monde admire , et qui
périront avec le monde.
Ce n est pas que le pécheur mourant ne trouve
dans sa vie passée que des peines perdues : il y
trouve encore le souvenir de ses plaisirs ; mais c'est
ce souvenir même qui le consterne et qui Faccabie.
Des plaisirs qui n'ont duré qu'un instant! il voit
qu il a sacrifié son ame et son éternité à un moment
fugitif de volupté et d'ivresse. Hélas ! la vie lui avoit
paru trop longue pour être tout entière consacrée à
Dieu ; il n'osoit prendre de trop bonne heure le parti
de la vertu , de peur de n'en pouvoir soutenir l'en-
nui, les longueui s, et les suites; il regardoit les an-
nées qui étoient encore devant lui , comme un espace
immense qu'il eût fallu traverser en portant la croix,
en vivant séparé du monde, dans la pratique des
œuvres chrétiennes : cette seule pensée avoit toujours
suspendu tous ses bons désirs, et il attendoit, pour
revenir à Dieu, le dernier âge, comme celui oii la
persévérance est plus sûre. Quelle surprise, dans
cette dernière heure, de trouver que ce qui lui avoit;
paru si long n'a duré qu'un moment ; que son en-
fance et sa vieillesse se touchent de si près, qu'elles
ET LA MORT DU JUSTE. 2i3
ne forment presque qu'un seul jour; et que du sein
de sa mère il n'a fait, pour ainsi dire, qu'un pas vers
le tombeau ! Ce n'est pas encore ce qu'il trouve de
plus amer dans le souvenir de ses plaisirs. Ils ont
disparu comme un songe ; mais lui , qui s'en étoit
fait autrefois honneur, en est maintenant couvert de
honte et de confusion : tant d'emportements hon-
teux, tant de foiblesse et d'abandonnement! Lui qui
s'étoit piqué de raison, d'élévation, de fierté devant
les hommes , ô mon Dieu ! il se retrouve alors le plus
foible, le plus méprisable de tous les pécheurs ! Une
vie sage peut-être en apparence, et cependant toute
dans l'infamie des sens et la puérilité des passions!
une vie glorieuse peut-être devant les hommes, et
cependant aux yeux de Dieu la plus honteuse , la plus
digne de mépris et d'opprobre î une vie que le succès
avoit peut-être toujours accompagnée, et cependant
en secret la plus insensée, la plus frivole, la plus
vide de réflexions et de sagesse ! Enfin , des plaisirs
qui ont été même la source de tous ses chagrins ;
qui ont empoisonné toute la douceur de sa vie ; qui
ont changé ses plus beaux jours en des jours de fu-
reur et de tristesse ; des plaisirs qu'il a toujours fallu
acheter bien cher, et dont il n'a presque jamais senti
que le désagrément et l'amertume : voilà à quoi se
réduit cette vaine félicité. Ce sont ses passions qui
l'ont fait vivre malheureux ; et il n'y a eu de tran-
quillité dans toute sa vie que les moments où son
cœur en a été libre. Les jours de mes plaisirs se sont
enfuis, se dit alors à lui-même le pécheur, mais
•
2i4 LA MORT DU PÉCHEUR,
dans des dispositions bien différentes de celles de
Job ; ces jours , qui ont fait tous les malheurs de ma
vie, qui ont troublé mon repos , et changé même
pour moi le calme de la nuit en des pensées noires
et inquiètes: dies mei transierunt^ cogitationes meœ
dissipatœ sunt , torquentes cor ineum et cependant,
grand Dieu ^ vous punirez encore les chagrins et les
inquiétudes de ma vie infortunée ! vous écrivez contre
moi dans le livre de votre colère toutes les amertu-
mes de mes passions ; et vous préparez à des plaisirs
qui ont toujours fait tous mes malheurs, un malheur
sans fin et sans mesure ! Scribis conti^a me amaritu-
dines , et consumere me vis peccatis adolescentiœ meœ ^.
Et voilà ce que le pécheur mourant trouve encore
dans le souvenir du passé : des crimes qui dureront
éternellement, les foiblesses de Tenfance, les disso-
lutions de la jeunesse, les passions et les scandales
d'un âge plus avancé; que sais-je? peut-être en-
core les dérèglements honteux d'une vieillesse li-
cencieuse. Ah! mes frères, durant la santé nous ne
voyons de notre conscience que la surface : nous ne
rappelons de notre vie qu'un souvenir vague et con-
fus : nous ne voyons de nos passions que celle qui
actuellement nous captive : une habitude d'une vie
entière ne nous paroît qu'un crime seul. Mais au
lit de la mort, les ténèbres répandues sur la con-
science du pécheur se dissipent. Plus il approfondit
son cœur, plus de nouvelles souillures se mani-
' Job. c. 1 7 , V. 1 1 . — * Ibid. c. 1 3 , v. 26.
ET LA MORT DU JUSTE. 2f5
festent: plus il creuse dans cet abyme, plus s'of-
frent à lui de nouveaux monstres. Il se perd dans
ce chaos ; il ne sait par où s'y prendre , pour com-
mencer à l'éclaircir; il lui faudroit une vie entière,
hélas! et le temps passe ; et à peine reste-t-il quel-
ques moments ; et il faut précipiter une confession
à laquelle le plus grand loisir pourroit à peine suf-
fij e, et qui ne doit précéder que d'un moment le
jugement redoutable de la justice de Dieu. Hélas î
on se plaint souvent durant la vie qu'on a la mé-
moire infidèle, qu'on oublie tout; il faut qu'un con-
fesseur supplée à notre inattention , et nous aide à
nous juger et à nous connoître nous-mêmes. Mais
dans ce dernier moment, le pécheur mourant n'aura
pas besoin de ce secours; la justice de Dieu, qui l'a-
voit livré durant \i santé à toute la profondeur de
ses ténèbres, l'éciairera alors dans sa colère. Tout
ce qui environne le lit de sa mort fait revivre dans
son souvenir quelque nouveau crime: des domes-
tiques qu'il a scandalisés ; des enfants qu'il a négh-
gés ; une épouse qu'il a contristée par des passions
étrangères ; des ministres de l'Église qu'il a mépri-
sés; les images criminelles de ses passions encore
peintes sur ses murs ; les biens dont il a abusé ; le
luxe qui l'entoure, dont les pauvres et ses créanciers
ont souffert; l'orgueil de ses édifices, que le bien de
la veuve et de l'orphelin, que la misère publique a
peut-être élevés; tout enfin, le ciel et la terre, dit
Job, s'élèvent contre lui , et lui rappellent l'histoire
affreuse de ses passions et de ses crimes : Revelabunt
2i6 LA MORT DU PÉCHEUR,
cœli iniquitaiem ejus, et terra consurget adversus ewn ' .
Voilà comme le souvenir du passé forme une des
plus terribles situations du pécheur mourant, par-
cequ'il n'y trouve que des peines perdues , des plai-
sirs qui n'ont duré qu'un instant , et des crimes qui
vont durer éternellement.
Mais tout ce qui se passe à ses yeux n'est pas moins
triste pour cet infortuné : ses surprises , ses sépara-
tions, ses changements.
Ses surprises. Il s'étoit toujours flatté que le jour
du Seigneur ne le surprendroit point. Tout ce qu'on
disoit là-dessus dans la chaire chrétienne , ne l'avoit
pas empêché de se promettre qu'il mettroit ordre
à sa conscience avant ce dernier moment : et ce-
pendant l'y voilà arrivé, encore chargé de tous ses
crimes, sans préparation , sans avoir fait aucune dé-
marche pour apaiser son Dieu ; l'y voilà arrivé : il n'y
a pas encore pensé, et il va être jugé.
Ses surprises. Dieu le frappe au plus fort de ses
passions, dans le temps que la pensée de la mort
étoit plus éloignée de son esprit; qu'il étoit parvenu
à certaines places, qu'il avoit jusque-là vivement dé-
sirées; et que, semblable à l'insensé de l'Évangile,
il exhortoit son ame à se reposer et à jouir en paix
du fruit de ses travaux. C'est dans ce moment que la
justice de Dieu le surprend, et qu'il voit d'un clin-
d'œil sa vie et toutes ses espérances éteintes.
Ses surprises. Il va mourir; et Dieu permet que
personne n'ose lui dire qu'il ne doit plus compter sur
' Job. c. 20, V. 27.
ET LA MORT DU JUSTE. 217
la vie. Ses proches le flattent; ses amis le laissent
s'abuser; on le pleure déjà en secret comme mort,
et on lui montre encore des espérances de vie; on le
trompe, afin qu'il se trompe lui-même. Il faut que
les Écritures s'accomplissent, que le pécheur soit
surpris dans ce dernier moment: vous Favez prédit,
ô mon Dieu! et vous êtes véritable dans vos paroles.
Ses surprises. Abandonné de tous les secours de
lart, livré tout seul à ses maux et à ses douleurs, il
ne peut se persuader encore qu'il va mourir; il se
flatte, il espère encore: la justice de Dieu ne lui
laisse, ce semble, encore un reste déraison, qu'a-
fin qu'il l'emploie à se séduire. A voir ses terreurs,
son étonnement, ses inquiétudes , on voit bien qu il
ne comprend pas encore qu'on meure : il se tour-
mente, il s'agite, comme s'il pouvoit se dérober à
la mort; et ses agitations ne sont qu'un regret de
perdre la vie, et non pas une douleur de l'avoir mal
passée. Il faut que le pécheur aveugle le soit jusqu'à
la fin , et que sa mort ressemble à sa vie.
Enfin ses surprises. Il voit alors que le monde Ta
toujours trompé; qu'il Fa toujours mené d illusion
en illusion, et d'espérance en espérance; que les
choses ne sont jamais arrivées comme il se les étoit
promises, et qu'il a toujours été la dupe de ses pro-
pres erreurs. Il ne comprend pas que sa méprise
ait pu être si constante; qu'il ait pu s obstiner, du-
rant tant d années, à se sacrifier pour un monde,
pour des maîtres qui ne Font jamais payé que de
vaines promesses , et que toute sa vie n'ait été qu'une
2i8 LA MORT DU PÉCHEUR,
indifférence du monde pour lui , et une ivresse de lui
pour le inonde. Mais ce qui l'accable, c'est que la
méprise n'a plus de ressource; c est qu on ne meurt
qu'une fois; et qu'après avoir mal fourni sa carrière,
on ne revient plus sur ses pas pour reprendre d'au-
tres routes. Vous êtes juste, ô mon Dieu, et vous
vouiez que le pécheur prononce d'avance contre lui-
même, afin que vous le jugiez par sa propre bouche;
Les surprises du pécheur piourant sont donc alors
accablantes; mais les séparations qui se font dans ce
dernier moment ne le sont pas moins pour lui. Plus
il tenoitau monde, à la vie, à toutes les créatures,
plus il souffre quand il faut s'en séparer : autant de
liens qu'il faut rompre, autant de plaies qui le dé-
chirent : autant de séparations , autant de nouvelles
morts pour lui.
Séparation de ses biens qu'il avoit accumulés avec
des soins si longs et si pénibles, par des voies peut-
être si douteuses pour Je salut; qu'il s'étoit obstiné
de conserver, malgré les reproches de sa conscience;
qu'il avoit refusés durement à la nécessité de ses frè-
res. Ils lui échappent cependant ; ce tas de boue fond
à ses yeux : il n'en emporte avec lui que l'amour,
que le regret de les perdre , que le crime de les avoir
acquis.
Séparation de la magnificence qui l'environne; de
l'orgueil de ses édifices , où il croyoit s'être bâti un
asile contre la mort; du luxe et de la vanité de ses
ameublements , dont il ne lui restera que le drap lu-
gubre qui va l'envelopper dans le tombeau ; de cet
ET LA MORT DU JUSTE. 219
air d'opulence au milieu duquel il a voit toujours
vécu. Tout s enfuit , tout 1 abandonne : il commence
à se regarder comme étranger au milieu de ses pa-
lais , où il auroit toujours dù se regarder de même;
comme un inconnu qui n y possède plus rien ; comme
un infortuné qu'on va dépouiller de tout à ses veux,
et qu on ne laisse jouir encore quelque temps de la
vue de ses dépouilles , que pour augmenter ses re-
grets et son supplice.
Séparation de ses charges , de ses honneurs , qu'il
va laisser peut-être à un concurrent; où il étoit par-
venu à travers tant de périls , de peines , de bassesses ,
et dont il avoit joui avec tant d'insolence. Il est déjà
dans le lit de la mort, dépouillé de toutes les mar-
ques de ses dignités, et ne conservant de tous ses
titres que celui de pécheur qu'il se donne alors en
vain et trop tard. Hélas ! il se contenteroit en ce der-
nier moment de la plus vile des conditions ; il accep-
teroit comme une gi ace, 1 état le plus obscur et le
plus rampant, si I on vouloit prolonger ses jours; il
envie la destinée de ses esclaves quil laisse sur la
terre : il marche à grands pas vers la mort, et il
tourne encore les yeux avec regret du côté de la vie.
Séparation de son corps , pour lequel il avoit tou-
jours vécu , avec lequel il avoit contracté des liaisons
si vives , si étroites , en favorisant toutes ses passions !
Il sent que cette maison de boue s'écroule; il se sent
mourir peu-à-peu à chacun de ses sens : il ne tient
plus à la vie que par un cadavre qui s éteint par les
douleurs cruelles que ses maux lui font sentir, par
y
220 LA MORT DU PECHEUR,
Famour excessif qui Fy attache , et qui devient plus
vif à mesure qu'il est plus près de s'en séparer.
Séparation de ses proches, de ses amis, quil voit
autour de son lit, et dont les pleurs et la tristesse
achèvent de lui serrer le cœur , et de lui faire sentir
plus cruellement la douleur de les perdre !
Séparation du monde , où il occupoit tant de pla-
ces; où il s'étoit établi, agrandi, étendu, comme si
c'avoit dù être le lieu de sa demeure éternelle; du
monde sans lequel il n'avoit jamais pu vivre; dont
il avoit toujours été un des principaux acteurs ; aux
événements duquel il avoit eu tant de part; où il avoit
paru avec tant d'agréments et tant de talents pour lui
plaire. Son corps en va sortir, mais son cœur, mais
toutes ses affections y demeurent encore; le monde
meurt pour lui, mais lui-même, en mourant, ne
meurt pas encore au monde.
Enfin, séparation de toutes les créatures. Tout
est anéanti autour de lui : il tend les mains à tous les
objets qui l'environnent, comme pour s'y prendre
encore ; et il ne saisit que des fantômes , qu'une fu-
mée qui se dissipe , et qui ne laisse rien de réel dans
ses mains : et nihil invenerunt onines viri divitiarum
in manibus suîs\
C'est alors que Dieu est grand aux yeux du pé-
cheur mourant. C'est dans ce moment terrible, que
le monde entier fondant, disparoissant à ses yeux,
il ne voit plus que Dieu seul qui demeure , qui rem-
plit tout, qui seul ne passe et ne change point. Il se
. • Ps. 75, V. 6.
ET LA MORT DU JUSTE. 221
plaignoit autrefois d'un ton d'ironie et d'impiété,
qu'il étoit bien difficile de sentir quelque chose de
vif pour un Dieu qu'on ne voyoit point ; et de ne pas
aimer des créatures qu'on voyoit, et qui occupoient
tous nos sens. Ah! dans ce dernier moment, il ne
verra plus que Dieu seul ; l'invisible sera visible pour
lui; ses sens déjà éteints se refuseront à toutes les
choses sensibles; tout s'évanouira autour de lui; et
Dieu prendra la place de tous ces prestiges qui l'a-
voient abusé pendant sa vie.
Ainsi tout change pour cet infortuné; et ces chan-
gements font, avec ses surprises et ses séparations,
la dernière amertume du spectacle de sa mort.
Changement dans son crédit et dans son autorité.
Dès qu'on n'espère plus rien de sa vie, le monde
commence à ne plus compter sur lui : ses amis pré-
tendus se retirent; ses créatures se cherchent déjà
ailleurs d'autres protecteurs et d'autres maîtres; ses
esclaves même sont occupes à s'assurer après sa
mort une fortune qui leur convienne : à peine en
reste-t-il auprès de lui pour recueillir ses derniers
soupirs. Tout l'abandonne , tout se retire; il ne voit
plus autour de lui ce nombre empressé d'adulateurs :
c'est peut-êu'e un successeur qu'on lui désigne déjà,
chez qui tout se rend en foule, tandis que lui, dit
Job, seul dans le lit de sa douleur, n'est plus envi-
ronné que des horreurs de la mort, entre déjà dans
cette solitude affreuse que le tombeau lui prépare,
et fait des réflexions amères sur l'inconstance du
monde, et sur le peu de fond qu'il y a à faire sur
222 LA MORT DU PÉCHEUR,
les hommes : affligetur reliclus in tabernaculo suo \
Changement dans l'estime publique dont il avoit
été si flatté, si enivré. Hélas ! le monde qui Ta voit
tant loué, Ta déjà oublié. Le changement que sa
mort va faire sur la scène, réveillera encore durant
quelques jours les discours publics; mais, ce court
intervalle passé, il va retomber dans le néant et dans
Toubli; à peine se souviendra-t-on qu'il a vécu; on
ne sera peut-être occupé que des merveilles d'un
successeur, qu'à l'élever sur les débris de sa répu-
tation et de sa mémoire. Il voit déjà cet oubli : qu'il
n'a qu'à mourir; que le vide sera bientôt rempli;
qu'il ne restera pas même de vestiges de lui dans le
monde; et que les gens de bien tout seuls, qui î'a-
voient vu environné de tant de gloire, se diront à
eux-mêmes, où est-il maintenant? que sont devenus
ces applaudissements que lui attiroit sa puissance?
voilà à quoi conduit le monde , et ce qu'on gagne en
le servant : et qui eum viderant, dicent : Ubi est^?
Changement dans son corps. Cette chair qu'il
avoit tant flattée, idolâtrée; cette vaine beauté qui
lui avoit attiré tant de regards, et corrompu tant de
cœurs, n'est déjà plus qu'un spectacle d'horreur,
dont on peut à peine soutenir la vue: ce n'est plus
qu'un cadavre dont on craint déjà l'approche. Cette
infortunée créature, qui avoit allumé tant de pas-
sions injustes, hélas! ses amis, ses proches, ses es-
claves même la fuient, s'écartent, se retirent, n'o-
sent approcher qu'avec précaution, ne lui rendent
' Joi!. e. 20, V. 26. — Ibitl. c. 20, v. 7.
V
ET LA MORT DU JUSTE. 2^3
plus que des offices de bienséance et de contrainte;
elle-même ne se souflre plus qu'avec peine , et ne se
regarde qu'avec horreur. Moi qui attirois autrefois
tous les regards, se dit-elle avec Job, mes esclaves
que j'appelle refusent maintenant de m'approcher;
et mon souffle même est devenu une infection , et un
souffle de mort pour mes enfants et pour mes pro-
ches : servum meum vocavi , et non respondit Hali-
tum meum exhorruit uxor rnea, et orabam jîlios uteri
mei ' .
Enfin, changement dans tout ce qui l'environne.
Ses yeux cherchent à se reposer quelque part , et ils
ne retrouvent par-tout que les images lugubres de
la mort. Mais ce n'est rien encore pour ce pécheur
mourant, que le souvenir du passé et le spectacle
du présent; il ne seroit pas si malheureux, s'il pou-
voit borner là toutes ses peines ; c'est la pensée de
l'avenir qui le jette dans un saisissement d'horreur
et de désespoir : cet avenir, cette région de ténèbres
où il va entrer seul , accompagné de sa seule con-
science : cet avenir, cette terre inconnue d'où nul
mortel n'est revenu , où il ne sait ni ce qu'il trouvera,
ni ce qu'on lui prépare: cet avenir, cet abyme im-
mense, où son esprit se perd et se confond, et où il
va s'ensevelir incertain de sa destinée : cet avenir, ce
tombeau, ce séjour d'horreur, où il va prendre sa
place avec les cendres et les cadavres de ses ancê-
tres : cet avenir, cette éternité étonnante , dont iî ne
peut soutenir le premier coup d'œil : cet avenir en-
' Job. c. 19, V. 16, 17.
224 LA MORT DU PÉCHEUR,
fin, ce jugement redoutable où il va paroître devant
la colère de Dieu, et rendre compte d'une vie dont
tous les moments presque ont été des crimes. Ah!
tandis qu'il ne voyoit cet avenir terrible que de loin,
il se faisoit une gloire affreuse de ne pas le craindre ;
il demandoit sans cesse d'un ton de blasphème et
de dérision : Qui en est revenu? Il se moquoit des
frayeurs vulgaires, et sepiquoit là-dessus de fermeté
et de bravoure. Mais dès qu'il est frappé de la main
de Dieu; dès que la mort se fait voir de près, que
les portes de l'éternité s'ouvrent à lui, et qu'il tou-
che enfin à cet avenir terrible contre lequel il avoit
paru si rassuré : ah ! il devient alors , ou foible , trem-
blant, éploré, levant au ciel des mains suppliantes;
ou sombre, taciturne, agité, roulant au-dedans de
lui des pensées affreuses, et n'attendant pas plus de
ressources du côté de Dieu de la foiblesse de ses la-
mentations et de ses larmes, que de ses fureurs et
de son désespoir.
Oui, mes frères, cet infortuné qui s'étoit toujours
endormi dans ses désordres; toujours flatté qu'il ne
falloit qu'un bon moment, qu'un sentiment de com-
ponction à la mort pour apaiser la colère de Dieu ,
désespère alors de sa clémence. En vaiu on lui parle
de ses miséricordes éternelles; il comprend à quel
point il en est indigne; en vain le ministre de l'Église
tâche de rassurer ses frayeurs , en lui ouvrant le sein
de la clémence divine ; ces promesses le touchent
peu, parcequ'il sent bien que la charité de l Église,
qui ne désespère jamais du salut de ses enfants , ne
ET LA MORT DU JUSTE. 225
change pourtant rien aux arrêts formidables de la
justice de Dieu ; en vain on lui promet le pardon de
ses crimes : une voix secrète et terrible lui dit au
fond du cœur qu'il n'y a point de salut pour Fimpie ,
et qu'il ne faut pas compter sur des espérances qu'on
donne à ses malheurs plutôt qu'à la vérité ; en vain
on l'exhorte de recourir aux derniers remèdes que la
religion offre aux mourants : il les regarde comme
ces remèdes désespérés, qu'on hasarde lorsqu'il n'v
a plus d'espérance , et qu'on donne plus pour la con-
solation des vivants, que pour l'utilité de celui qui
meurt. On appelle des serviteurs de Jésus-Christ
pour le soutenir dans cette dernière heure ; et tout
ce qu'il peut faire, c'est d'envier en secret leur des-
tinée , et détester le malheur de la sienne. On lui met
dans la bouche les paroles des livres saints , et les
sentiments d'un roi pénitent ; et il sent bien que son
cœur désavoue ces expressions divines, et que des
paroles qu'une charité ardente et une componction
parfaite a formées , ne conviennent pas à un pécheur
surpris comme lui dans ses désordres. On assemble
autour de son lit ses amis et ses proches pour recueil-
lir ses derniers soupirs ; et il en détourne les yeux, par-
cequ il retrouve encore au milieu d'eux le souvenir
de ses crimes. Le ministre de l'Église lui présente un
Dieu mourant ; et cet objet si consolant et si capable
d'exciter sa confiance , lui reproche tout bas ses in-
gratitudes et l'abus perpétuel de ses grâces. Cepen-
dant la mort approche, le prêtre tâche de soutenir
par les prières des mourants ce reste de vie qui Fa-
i5
226 LA MORT DU PÉCHEUR,
nime encore : « Partez , ame chrétienne , » lui dit-il ,
Proficiscere , anima christiana. Il ne lui dit pas : Prince,
grand du monde, partez. Durant sa vie, les monu-
ments publics pouvoient à peine suffire au nombre
et à Torgueil de ses titres : dans ce dernier moment
on ne lui donne que le titre tout seul qu'il avoit reçu
dans le baptême , le seul dont il ne faisoit aucun cas
et le seul qui lui doit demeurer éternellement. Pro-
ficiscere, anima christiana : «Partez, ame chrétienne. »
Hélas ! elle avoit vécu comme si le corps eût été tout
son être ; elle avoit même tâché de se persuader que
son ame n étoit rien ; que Fhomme n'étoit qu un ou-
vrage de chair et de sang, et que tout mouroit avec
nous : et on vient lui déclarer que c'est son corps ,
qui n'étoit rien qu'un peu de boue, qui va se dis-
soudre ; et que tout son être immortel , c'est cette
ame, cette image de la divinité, cette intelligence
seule capable de l'aimer et de la connoître , qui va se
détacher de sa maison terrestre, et paroître devant
le tribunal redoutable. « Partez , ame chrétienne : »
vous aviez regardé la terre comme votre patrie , et
ce n'étoit qu'un lieu de pèlerinage dont il faut par-
tir ; l'Église croyoit vous annoncer une nouvelle de
joie, la fin de votre exil, le terme de vos misères,
en vous annonçant la dissolution du corps terrestre:
hélas ! et elle ne vous annonce qu'une nouvelle lu-
gubre et effroyable, et le commencement de vos
malheurs et de vos peines. « Partez donc, ame chré-
« tienne : » Proficiscere , anima christiana , ame mar-
quée du sceau du salut , que vous avez effacé ; ra-
ET LA MORT DU JUSTE. 227
chetée du sang de Jésus-Christ, que vous avez foulé
aux pieds ; lavée par la gi^ace de la régénération ,
que vous avez mille fois souillée ; éclairée des lu-
mières de la foi, que vous avez toujours rejetées;
comblée de toutes les miséricordes du ciel , que vous
avez toujours indignement profanées : « Partez, ame
«chrétienne;» allez porter devant Jésus-Christ ce
titre auguste , qui devoit être le signe magnifique de
votre salut , et qui va devenir le plus grand de vos
crimes: Frojiciscere , anima christiana.
Alors le pécheur mourant, ne trouvant plus dans
le souvenir du passé que des regrets qui l'accablent ;
dans tout ce qui se passe à ses yeux, que des images
qui l'affligent; dans la pensée de Tavenir, que des
horreurs qui l'épouvantent ; ne sachant plus à qui
avoir recours, ni aux créatures qui lui échappent,
ni au monde qui s'évanouit , ni aux hommes qui ne
sauroient le délivrer de la mort, ni au Dieu juste
qu'il regarde comme un ennemi déclaré , dont il ne
doit plus attendre d'indulgence : il se roule dans ses
propres horreurs , il se tourmente , il s'agite pour
fuir la mort qui le saisit, ou du moins pour se fuir
lui-même; il sort de ses yeux mourants, je ne sais
quoi de sombre et de farouche, qui exprime les fu-
reurs de son ame ; il pousse du fond de sa tristesse
des paroles entrecoupées de sanglots qu'on n'entend
qu'à demi, et qu'on ne sait si c'est le désespoir ou
le repentir qui les a formées; il jette sur un Dieu
crucifié des regards affreux , et qui laissent douter si
c'est la crainte ou l'espérance, la haine ou l'amour
i5.
228 LA MORT DU PÉCHEUR,
qu ils expriment ; il entre dans des saisissements , où
Ton ignore si c'est le corps qui se dissout ou Famé
qui sent l'approche de son Juge ; il soupire profon-
dément, et Ton ne sait si c'est le souvenir de ses
crimes qui lui arrache ses soupirs, ou le désespoir
de quitter la vie. Enfin , au milieu de ces tristes ef-
forts, ses yeux se fixent, ses traits changent, son vi-
sage se défigure, sa bouche livide s'entrouvre d'elle-
même, tout son corps frémit ; et par ce dernier effort ,
son ame infortunée s'arrache comme à regret de ce
corps de boue , tombe entre les mains de Dieu , et se
trouve seule aux pieds du tribunal redoutable.
Mes frères, ainsi meurent ceux qui ont oublié
Dieu pendant leur vie ; ainsi mourrez-vous vous-
mêmes, si vos crimes vous accompagnent jusqu'à
ce dernier moment. Tout changera à vos yeux, et
vous ne changerez pas vous-mêmes. Vous mourrez,
et vous mourrez pécheurs , comme vous avez vécu ,
et votre mort sera semblable à votre vie. Prévenez
ce malheur: vivez de la vie des justes, et votre mor(;,
semblable à la leur, ne sera accompagnée que de
joie , de douceur, et de consolation : c'est ce que nous
allons voir dans la suite de ce discours.
SECONDE PARTIE.
'i
Je sais que la mort a toujours quelque chose de
terrible pour les ames même les plus jusies. Les ju-
gements de Dieu , dont elles craignent toujours les
secrets impénétrables; les ténèbres de leur propre
ET LA MORT DU JUSTE. 22g
conscience , où elles se figurent toujours des souil-
lures cachées et connues de Dieu seul ; la vivacité de
leur foi et de leur amour , qui grossit toujours à leurs
yeux leurs fautes les plus légères ; enfin , la dissolution
toute seule du corps terrestre, et Fhorreur naturelle
du tombeau, tout cela laisse toujours à la mort je
ne sais quoi d'affreux pour la nature, qui fait que les
plus justes même , comme dit saint Paul , voudroient ,
à la vérité, être revêtus de l'immortalité qui leur est
promise, mais sans être dépouillés de la mortalité
qui les environne.
Il n'est pas moins vrai cependant que la grâce
surmonte en eux cette horreur de la mort qui leur
vient de la nature; et que dans ce moment, soit
qu'ils rappellent le passé, dit saint Bernard, soit
qu'ils considèrent ce qui se passe à leurs yeux, soit
qu'ils se tournent du côté de l'avenir, ils trouvent
dans le souvenir du passé la fin ds leurs peines,
requies de labore; dans tout ce qui se passe à leui'S
yeux , une nouveauté qui les remplit d'une joie sainte ,
gaudium de novitate ; dans la pensée de l'avenir, l'as-
surance de l'éternité qui les transporte , securitas de
œternitate : de sorte que les mêmes situations qui
forment le désespoir du pécheur mourant, devien-
nent alors une source abondante de consolations
pour l'ame fidèle.
Je dis, soit qu'ils rappellent le passé. Et ici, mes
frères, représentez-vous au lit de la mort une ame
fidèle, qui depuis long-temps se préparoit à ce der-
nier moment, amassoit par la pratique désœuvrés
23o LA MORT DU PÉCHEUR,
chrétiennes un trésor de justice pour ne pas aller
paroître vide devant son juge, et vivoit de la foi,
pour mourir dans la paix et dans la consolation de
Tespérance : représentez-vous cette ame arrivée enfin
à cette dernière heure, qu'elle n avoit jamais perdue
de vue, et à laquelle elle avoit toujours rapporté
toutes les peines , toutes les privations , toutes les vio-
lences, tous les événements de sa vie mortelle. Je
dis que rien n'est plus consolant pour elle que le
souvenir du passé , de ses souffrances , de ses macé-
rations , de ses renoncements , de toutes les situations
qu'elle a éprouvées : requies de labore.
Oui, mes frères, il vous paroît affreux maintenant
de souffrir pour Dieu. Les plus légères violences que
la religion exige , vous paroissent accablantes : un
jeûne seul vous abat et \uc.s rebute; la seule ap-
proche des jours de pénitence vous jette dans l'ennui
et dans la tristesse ; vous regardez comme malheu-
reux ceux qui portent le joug de Jésus-Christ, et qui
renoncent au monde et à tous ses plaisirs pour lui
plaire. Mais au lit de mort, la pensée la plus con-
solante pour une ame fidèle, c'est le souvenir des
violences qu'elle s'est faites pour son Dieu. Elle com-
prend alors tout le mérite de la pénitence, et com-
bien les hommes sont insensés de disputer à Dieu
un instant de contrainte , qui doit être payé d'une
félicité sans fin et sans mesure. Car ce qui la console,
c'est qu'elle n'a sacrifié que des plaisirs d'un instant,
et dont il ne lui resteroit alors que la confusion et la
honte; c est que tout ce qu'elle auroit souffert pour
ET LA MORT DU JUSTE. 281
le monde seroit perdu pour elle dans ce dernier mo-
ment : au lieu que tout ce qu elle a souffert pour
Dieu, une larme , une violence , un goût mortifié, une
vivacité réprimée, une vaine satisfaction sacrifiée,
tout cela ne sera jamais oublié, et durera autant
que Dieu même. Ce qui la console, c'est que de
toutes les joies et les voluptés humaines, hélas! il
n'en reste pas plus , au lit de la mort , au pécheur
qui les a toujours goûtées, qu'au juste qui s'en est
toujours abstenu; que les plaisirs sont également
passés pour tous les deux; mais que l'un portera
éternellement le crime de s'y être livré, et l'autre
la gloire d'avoir su les vaincre.
Voilà ce qu'offre le passé à l ame fidèle au lit de
la mort : des violences , des afflictions qui ont peu
duré, et qui vont être éternellement consolées; le
temps des dangers et des tentations passé ; les at-
taques que le monde livroit à sa foi enfin termi-
nées; les périls où son innocence avoit couru tant
de risques enfin disparus; les occasions où sa vertu
avoit été si près du naufrage, enfin pour toujours
éloignées ; les combats éternels qu'elle avoit eus
à soutenir du côté de ses passions finis enfin ; les
obstacles que la chair et le sang avoient toujours
mis à sa piété , enfin anéantis : requies de lahore. Quand
on est arrivé au port, qu'il est doux de rappeler le
souvenir des orages et de la tempête! Quand on est
sorti vainqueur de la course, qu'on aime à retourner
en esprit sur ses pas et à revoir les endroits de la
carrière les plus marqués par les travaux, les obsta-
232 LA MORT DU PÉCHEUR,
des , les difficultés qui les ont rendus célèbres ! re-
ouies de labore. Il me semble que le juste est alors
comme un autre Moïse mourant sur la montagne
sainte , où le Seigneur lui avoit marqué son tom-
beau : ascende in montem et mor^ere^ \ lequel, avant
d'expirer, tournant la téte du haut de ce lieu sacré,
et jetant les yeux sur cette étendue de terres, de
peuples, de royaumes, qu'ail vient de parcourir et
qu'il laisse derrière lui , y retrouve les périls innom-
brables auxquels il est échappé ; les combats de tant
de nations vaincues; les fatigues du désert; les em-
bûches de Madian ; les murmures et les calomnies
de ses frères; les rochers brisés ; les difficultés des
chemins surmontées ; les dangers de l'Égypte évités ;
les eaux de la mer Rouge franchies; la faim, la soif,
la lassitude combattues; et touchant enfin au terme
lieureux de tant de travaux, et saluant enfin de loin
cette patrie promise à ses pères , il chante un can-
tique d'actions de grâce, meurt transporté, et par
le souvenir de tant de dangers évités , et par la vue
du lieu du repos que le Seigneur lui montre de loin;
et regarde la montagne sainte où il va expirer , comme
la récompense de ses travaux , et le terme heureux
de sa course : recjuies de labore..
Ce n'est pas que le souvenir du passé, en rappe-
lant au juste mourant les combats et les périls de sa
vie passée, ne lui rappelle aussi ses infidélités et ses
chutes : mais ce sont des chutes expiées par les gé-
missements de la pénitence; des chutes heureuses
' Deut. c. 32 , V. 49
ET LA MORT DU JUSTE. 233
par le renouvellement de ferveur et de fidélité dont
elles ont été toujours suivies; des chutes qui lui rap-
pellent les miséricordes de Dieu sur son ame, lequel
a fait servir ses crimes à sa pénitence , ses passions à
sa conversion , et ses chutes à son salut. Ah ! la dou-
leur de ses fautes, dans ce dernier moment, n est
plus pour elle qu'une douleur de consolation et de
tendresse: les larmes que ce souvenir lui arrache
encore, ne sont plus que des larmes de joie et de
reconnoissance. Les anciennes miséricordes de Dieu
sur elle la remplissent de confiance, et lui en font
espérer de nouvelles; toute la conduite passée de
Dieu à son égard la rassure , et semble lui répondre de
l'avenir. Elle ne se le représente plus alors , comme
dans les jours de son deuil et de sa pénitence , sous
l'idée d'un juge terrible, qu'elle avoit outragé, et
qu'il falloit apaiser; mais comme un père de misé-
ricorde, et un Dieu de toute consolation, qui va la
recevoir dans son sein , et l'y délasser de toutes ses
peines.
Levez-vous , ame fidèle , lui dit alors en secret son
Seigneur et son Dieu : elevare , consurge , Jérusalem ^ .
Vous qui avez bu toute l'amertume de mon calice,
oubliez enfin vos larmes et vos peines passées : (j/uœ
hibisti calicem usqueadfundum 2. Le temps des pleurs
et des souffrances est enfin passé pour vous : non ad-
jicies ut hioas îllum ultrar' . Dépouillez-vous donc,
fille de Jérusalem, de ce vêtement de deuil et de tris-
tesse dont vous avez été jusqu'ici environnée; laissez
* Is. c. 5i , V. 17. — ' Ibid. — ^ Ibid. c. 5i , v. 22.
234 LA MORT DU PÉCHEUR,
là les tristes dépouilles de votre mortalité, revétez-
\ ous de vos habits de gloire et de magnificence ; en-
trez dans la joie de votre Seigneur , cité sainte , dans
laquelle j ai pour toujours choisi ma demeure: in-
duere vestimentis gloriœ tuœ , Jérusalem , civitas sancti ' .
Brisez enfin les liens de votre captivité; sortez du
milieu de Babylone, où vous gémissiez depuis si
long-temps des rigueurs et de la durée de votre exil :
solve vincula colli tui, captiva filia Sion^. Les incir-
concis n habiteront plus au milieu de vous ; les scan-
dales des pécheurs n'affligeront plus votre foi : il est
temps enfin que je reprenne ce qui m'appartient;
que je rentre dans mon héritage; que je vous retire
du milieu d'un monde auquel vous n'apparteniez
pas , et qui n'étoit pas digne de vous; et que je vous
réunisse à l'Église du ciel dont vous étiez une por-
tion pure et immortelle : non adjiciet ultra ut per-
transeat per te incircumcisus et ùnmundus^.
Première consolation de l'ame juste au lit de la
mort, le souvenir du passé : requies de lahore. Mais
tout ce qui se passe à ses yeux; le monde, qui s'en-
fuit; toutes les créatures, qui disparoissent; tout ce
fantôme de vanité, qui s'évanouit; ce changement,
cette nouveauté est encore pour elle une source de
mille nouvelles consolations : gaudium de novitate.
En effet, nous venons de voir que ce qui fait le
désespoir du pécheur mourant, lorsqu'il considère
tout ce qui se passe à ses yeux , sont ses surprises ,
ses séparations, ses changements ; et voilà précisé-
' Is. c. 52 , V. I . — ^ Ibid. c. 52 , V. 2. — ' Ibid. c. 52 , v. i.
ET LA MORT DU JUSTE. 235
ment toute la consolation de Tame fidèle dans ce
dernier moment. Rien ne la surprend ; elle ne se sé-
pare de rien; rien ne change à ses yeux.
Rien ne la surprend. Ah! le jour du Seigneur ne
la surprend point : elle Fattendoit; elle le desiroit.
La pensée de cette dernière heure entroit dans toutes
ses actions, étoit de tous ses projets, régloit tous ses
désirs, animoit toute la conduite de sa vie. Chaque
heure, chaque moment lui avoit paru celui où le juste
juge alloit lui demander ce compte terrible où les
justices elles-mêmes seront jugées. C'est ainsi qu'elle
avoit vécu , préparant sans cesse son ame à cette der-
nière heure: c'est ainsi qu'elle meurt tranquille, con-
solée, sans surprise, sans frayeur, dans la paix de
son Seigneur; ne voyant pas alors la mort de plus
près qu'elle Favoit toujours vue; ne mourant pas
plus alors à elle-même qu'elle y mouroit chaque
jour; et ne trouvant rien de différent entre le jour
de sa mort, et les jours ordinaires de sa vie mor-
telle.
D'ailleurs, ce qui fait la surprise et le désespoir
du pécheur au lit de la mort , c'est de voir que le
monde, en qui il avoit mis toute sa confiance, n'est
rien, n'est qu'un songe qui s'évanouit et qui lui
échappe. Mais lame fidèle en ce dernier moment,
ah! elle voit le monde des mêmes yeux qu'elle Favoit
toujours vu; comme une figure qui passe, comme
une fumée qui ne trompe que de loin , et qui de près
n'a rien de réel et de solide. Elle sent alors une joie
sainte, d'avoir toujours jugé du monde comme il en
236 LA MORT DU PÉCHEUR,
falloit juger; de n'avoir pas pris le change; de ne
s'être pas attachée à ce qui devoit lui échapper en un
instant; et de n'avoir mis sa confiance qu'en Dieu
seul, qui demeure toujours pour récompenser éter-
nellement ceux qui espèrent en lui. Qu'il est doux
alors pour une ame fidèle , de pouvoir se dire à elle-
même : J'ai choisi le meilleur parti ; j'avois bien rai-
son de ne m'attacher qu'à Dieu seul , puisqu'il ne
devoit me rester que lui seul ! On regardoit mon
choix comme une folie, le monde s'en moquoit, et
on trouvoit bizarre et singulier de ne pas se confor-
mer à lui ; mais enfin ce dernier moment répond à
tout. C'est la mort qui décide de quel côté sont les
sages ou les insensés , et lequel des deux avoit rai-
son, ou le mondain, ou le fidèle.
Ainsi voit le monde et toute sa gloire , une ame
juste au lit de la mort. Aussi, lorsque les ministres
de l'Église viennent l'entretenir de discours de Dieu,
et du néant de toutes les choses humaines , ces vé-
rité3 saintes , si nouvelles pour le pécheur en ce der-
nier moment, sont pour elle des objets familiers,
des lumières accoutumées qu'elle n'avoit jamais
perdues de vue. Ces vérités consolantes font alors
sa plus douce occupation : elle les médite ; elle les
goûte; elle les tire du fond de son cœur où elles
avoient toujours été , pour se les remettre devant les
yeux. Ce n'est pas un langage nouveau et étranger
que les ministres de Jésus-Christ lui parlent : c'est le
langage de son cœur; ce sont les sentiments de toute
sa vie. Rien ne la console alors comme d'entendre
ET LA MORT DU JUSTE. 287
parler du Dieu quelle a toujours aimé; des biens
éternels qu'elle a toujours désirés \ du bonheur d'une
autre vie après laquelle elle a toujours soupiré; du
néant du monde qu elle a toujours méprisé. Tout
autre langage lui devient insupportable. Elle ne peut
plus entendre raconter que les miséricordes du Dieu
de ses pères , et regrette les moments qu'il faut alors
donner à régler une maison terrestre, et à disposer
de la succession de ses ancêtres. Grand Dieu! que
de lumière ! que de paix ! que de transports heureux !
que de saints mouvements d'amour, de joie, de con-
fiance, d'actions de grâce se passent alors dans cette
ame fidèle ! Sa foi se renouvelle ; son amour s'en-
flamme ; sa ferveur s'excite ; sa componction se
réveille. Plus la dissolution de l'homme terrestre
approche, plus l'homme nouveau s'achève et s'ac"
complit. Plus 3a maison de boue s'écroule , plus son
ame s'élève et se purifie. Plus le corps se détruit,
plus l'esprit se dégage et se renouvelle : semblable
à une flamme pure qui s'élève et paroît plus écla-
tante, à mesure qu'elle se dégage d'un reste de ma-
tière qui la retenoit, et que le corps où elle étoit at-
tachée se consume et se dissipe.
Ah! les discours de Dieu fatiguent alors le pé-
cheur au lit de la mort ; ils aigrissent ses maux , sa
tête en souffre, son repos en est altéré. Il faut mé-
nager sa foiblesse en ne coulant que quelques mots
à propos ; prendre des précautions , de peur que la
longueur n'importune; choisir ses moments pour lui
parler du Dieu qui va le juger, et qu'il n'a jamais
238 LA MORT DU PÉCHEUR,
connu. Il: faut de saints artifices de charité, et le
tromper presque, pour le faire souvenir de son salut.
IjCs ministres même de FÉglise n approchent que ra-
rement, parcequon sent bien qu'ils sont à charge:
on les écarte comme des prophètes tristes et dés-
agréables; on détourne les discours de salut, comme
des nouvelles de mort et des discours lugubres qui
fatiguent; on ne cherche qu à égayer ses maux par
le récit des affaires et des vanités du siècle, qui Ta-
voient occupé durant sa vie. Grand Dieu! et vous
permettez que cet infortuné porte jusqu'à la mort
le dégoût de la vérité; que les images du monde
l'occupent encore en ce dernier moment , et qu'on
craigne de lui parler du Dieu qu'il a toujours craint
de servir et de connoître.
Mais ne perdons pas de vue l'ame fidèle : non
seulement elle ne voit rien au lit de la mort qui la
surprenne, mais elle ne se sépare de rien qui lui
coûte et qu'elle regrette. Car, mes frères , de quoi la
mort pourroit-elle la séparer , qui lui coûtât encore
des regrets et des larmes? Du monde? hélas! d'un
monde où elle avoit toujours vécu comme étrangère ;
où elle n'avoit jamais trouvé que des scandales qui
affligeoient sa foi, des écueils qui faisoient trembler
son innocence, des bienséances qui la gênoient, des
assujettissements qui la partageoient encore malgré
elle-même entre le ciel et la terre : on ne regrette
guère ce qu'on n'a jamais aimé. De ses biens et de
ses richesses? hélas! son trésor étoit dans le ciel;
ses biens avoient été les biens des pauvres : elle ne les
ET LA MORT DU JUSTE. 289
perd pas ; elle va seulement les retrouver immortels
dans le sein de Dieu même. De ses titres et de ses
dignités? hélas ! c'est un joug qu elle secoue ; le seul
titre qui lui fut cher étoit celui qu elle avoit reçu sur
les fonts sacrés , qu'elle doit porter devant Dieu , et
qui lui donne droit aux promesses éternelles. De
ses proches et de ses amis? hélas! elle sait qu'elle
ne les devance que d'un moment ; que la mort ne
sépare pas ceux que la charité avoit unis sur la terre ;
et que , réunis bientôt dans le sein de Dieu , ils for-
meront avec elle la même Église et le même peuple,
et jouiront des douceurs d'une société immortelle.
De ses enfants ? elle leur laisse le Seigneur pour
père , ses exemples et ses instructions pour héritage ,
ses vœux et ses bénédictions pour dernière consola-
tion ; et comme David, elle meurt en demandant
pour son fils Salomon , non pas des prospérités tem-
porelles, mais un cœur parfait, l'amour delà loi,
et la crainte du Dieu de ses pères : Salomoni cjuoque
filio meo da cor perfectwn\ De son corps? hélas! de
son corps qu'elle avoit toujours châtié, crucifié;
qu'elle regardoit comme son ennemi ; qui la faisoit
encore dépendre des sens et delà chair ; qui l'acca-
bloit sous le poids de tant de nécessités humiliantes ;
de cette maison de boue qui la retenoit captive , qui
prolongeoit les jours de son exil et de sa servitude ,
et l'empêchoit de s'aller réunir à Jésus-Christ : ah !
elle souhaite , comme Paul , sa dissolution. C'est un
vêtement étranger dont on la débarrasse ; c'est un
' Paiîal. 29, V. 19.
I
24o LA MORT DU PÉCHEUR,
mur de séparation d'avec son Dieu, quon détruit,
qui la laisse libre et en état de prendre son essor, et
de voler vers les montagnes éternelles. Ainsi, la
mort ne la sépare de rien , parceque la foi Favoit
déjà séparée de tout.
Je n ajoute pas que les changements qui se font
au lit de la mort , si désespérants pour le pécheur,
ne changent rien dans Tame fidèle. Sa raison s'éteint,
il est vrai ; mais depuis long-temps elle Favoit capti-
vée sous le joug de la foi, et éteint ses vaines lumières
devant la lumière de Dieu et la profondeur de ses
mystères. Ses yeux mourants s'obscurcissent, et se
ferment à toutes les choses visibles ; mais depuis long-
temps elle ne voyoit plus que les invisibles. Sa langue
immobile se lie et s'épaissit; mais depuis long-temps
elle y avoit mis une ^arde de circonspection , et mé-
ditoit dans le silence les miséricordes du Dieu de ses
pères. Tous ses sens s'émoussent et perdent leur
usage naturel ; mais depuis long-temps elle se Fétoit
interdit à elle-même; et, dans un sens bien différent
des vaines idoles, elle avoit des yeux, et ne voyoit
pas ; des oreilles, et n'entendoit pas ; un odorat, et ne
s'en servoit pas ; un goût, et ne goûtoit plus que les
choses du ciel. Enfin, les traits d'une vaine beauté
s'effacent; mais depuis long-temps toute sa beauté
étoit au-dedans , et elle n'étoit occupée qu'à embellir
son ame des dons de la grâce et de la justice.
Rien ne change donc pour cette ame au lit de la
mort. Son corps se détruit ; toutes les créatures s'é-
vanouissent; la lumière se retire; toute la nature re-
ET LA MORT DU JUSTE. 241
tombe dans le néant; et au milieu de tous ces change-
ments elle seule ne change pas; elle seule est toujours
la même. Que la foi, mes frères , rend le fidèle grand
au lit de la mort! Que le spectacle de lame juste en
ce dernier moment est digne de Dieu, des anges, et
des hommes ! C'est alors que le fidèle paroît maître
du monde et de toutes les créatures : c'est alors que
cette ame, participant déjà à la grandeur et à Tim-
mutabilité du Dieu auquel elle va se réunir, est éle-
vée au-dessus de tout: dans le monde, sans y pren-
dre part; dans un corps mortel , sans y être attachée ;
au milieu de ses proches et de ses amis, sans les voir
et sans les connoître; parmi les larmes et les gémis-
sements des siens, sans les entendre; au milieu des
embarras et des mouvements que sa mort fait naître
à ses yeux, sans rien perdre de sa tranquillité: elle
est libre ijarnd les morts^ ! elle est déjà immobile dans
le sein de Dieu , au milieu de la destruction de toutes
choses. Qu il est grand , encore une fois , d'avoir vécu
dans Fobservance de la loi du Seigneur, et de mourir
dans sa crainte! Que Félévation de la foi se fait bien
sentir en ce dernier moment de Famé fidèle! C'est
le moment de sa gloire et de ses triomphes; c'est le
point auquel se réunit tout l'éclat de sa vie et de ses
vertus. Qu'il est beau de voir alors le juste marcher
d'un pas tranquille et majestueux vers l'éternité! et
que ce prophète infidèle avoit bien raison autrefois,
en voyant Israël entrer dans la terre de promesse ,
le triomphe de sa marche, et la confiance de ses can-
' Ps. 87, V. 6.
16
242 LA MORT DU PÉCHEUR,
tiques , de s'écrier : « Que mon ame meure de la mort
« des justes, et que ma mort leur soit semblable ' ! »
Et voilà, mes frères, ce qui achève en dernier lieu
de remplir Famé fidèle , au lit de la mort, de joie et
de consolation : la pensée de Favenir, securitas de
œternitate. Le pécheur durant la santé voit Favenir
d'un œil tranquille; mais, dans ce dernier moment,
le voyant de plus près , sa tranquillité se change en
saisissement, et en terreur. L'ame juste, au contraire,
durant les jours de sa vie mortelle, n'osoit regarder
d'un œil fixe la profondeur des jugements de Dieu;
elle opéroit son salut avec crainte et tremblement;
elle frémissoit à la seule pensée de cet avenir terri-
ble, où les justes même seront à peine sauvés, s'ils
sont jugés sans miséricorde : mais au lit de la mort,
ah! le Dieu de paix, qui se montre à elle, calme ses
agitations: ses frayeurs cessent tout d'un coup, et
se changent en une douce espérance. Elle perce déjà
.avec des yeux mourants le nuage de la mortalité
qui Fenvironne encore, et voit, comme Étienne, le
sein de la gloire, et le Fils de Fhomme à la droite
de son père tout prêt à la recevoir ; cette patrie im-
mortelle , après laquelle elle avoit tant soupiré , et où
elle avoit toujours habité en esprit; cette sainte Sion,
que le Dieu de ses pères remplit de sa gloire et de
sa présence, où il enivre ses élus d'un torrent de dé-
lices, et leur fait goûter tous les jours les biens in-
compréhensibles qu'il a préparés à ceux qui l'ai-
ment; cette cité du peuple de Dieu, le séjour des
' NOMU. 23, V. lO.
ET LA MORT DU JUSTE. 243
saints, la demeure des justes et des prophètes, où
elle retrouvera ses frères que la charité lui avoit unis
sur la terre, et avec lesquels elle bénira éternelle-
ment les miséricordes du Seigneur , et chantera avec
eux les louanges de sa grâce.
Ah! aussi, quand les ministres de TÉglise vien-
nent enfin annoncer à cette ame que son heure est
venue, et que Féternité approche; quand ils vien-
nent lui dire, au nom de FÉglise qui les envoie:
« Partez, ame chrétienne; " Proficiscere^ anima chris-
tiana : sortez enfin de cette terre où vous avez été si
long-temps étrangère et captive; le temps des épreu-
ves et des tribulations est fini; voici enfin le juste
Juge qui vient briser les liens de votre mortalité :
retournez dans le sein de Dieu d'où vous étiez sor-
tie; quittez enfin un monde qui n'étoit pas digne de
vous : Proficiscere ^ anima christiana. Le Seigneur s'est
enfin laissé toucher à vos larmes; il vient enfin vous
ouvrir la voie des saints et les portes éternelles :
Partez, ame fidèle, allez vous réunir à FÉglise du
ciel qui vous attend; souvenez-vous seulement de
vos frères que vous laissez sur la terre, encore ex-
posés aux tentations et aux orages; laissez-vous tou-
cher au triste état de FÉglise d'ici bas, qui vous a
engendrée en Jésus-Christ, et qui vous voit partir
avec envie; sollicitez la fin de sa captivité, et sa réu-
nion entière avec son Époux, dont elle est encore
séparée : Proficiscere , anima christiana. Ceux qui dor-
ment dans le Seigneur ne périssent pas sans res-
source; nous ne vous perdrons sur la terre que pour
16.
244 LA MORT DU PÉCHEUR,
vous retrouver dans peu avec Jésus-Christ dans le
royaume de ses saints : le corps que vous allez lais-
ser en proie aux vers et à la pourriture, vous suivra
bientôt immortel et glorieux ; pas un cheveu de votre
tête ne périra ; il restera dans vos cendres une se-
mence d'immortalité jusqu'au jour de la révélation ,
où vos os arides se ranimeront , et paroîtront plus
brillants que la lumière. Quel bonheur pour vous,
d'être enfin quitte de toutes les misères qui nous af-
fligent encore ; de n'être plus exposée comme vos
frères à perdre le Dieu que vous allez posséder;
de fermer enfin les yeux à tous les scandales qui
nous contristent; à la vanité qui nous séduit, aux
exemples qui nous entraînent, aux attachements qui
nous partagent, aux agitations qui nous dissipent!
Quel bonheur de sortir enfin d'un lieu où tout nous
lasse et tout nous souille; où nous nous sommes à
charge à nous-mêmes, où nous ne vivons que pour
nous rendre malheureux; et d'aller dans un séjour
de paix, de joie, de sérénité, où l'on n'a plus d'autre
occupation que de jouir du Dieu que l'on aime! Pro-
jiciscere ^ anima christiana.
Quelle nouvelle de joie et d'immortalité alors pour
cette ame juste! Quel ordre heureux! Avec quelle
paix, quelle confiance, quelle action de grâce l'ac-
cepte-t-elle ! Elle lève au ciel, comme le vieillard
Siniéon, ses yeux mourants; et regardant son Sei-
gneur qui vient à elle: Brisez, ô mon Dieu, quand
il vous plaira, lui dit-elle en secret, ces restes de
mortalité, ces foibles liens qui me retiennent en-
ET LA MORT DU JUSTE. 245
core; j'attends dans la paix et dans Fespérance l'ef-
fet de vos promesses éternelles. Ainsi, purifiée par
les expiations d'une vie sainte et chrétienne , forti-
fiée par les derniers remèdes de l'Église , lavée dans
le sang de l'agneau, soutenue de l'espérance des
promesses, consolée par l'onction secrète de l'esprit
qui habite en elle, mûre pour l'éternité, elle ferme
les yeux avec une sainte joie à toutes les créatures,
elle s'endort tranquillement dans le Seigneur , et s'en
retourne dans le sein de Dieu d'où elle étoit sortie.
Mes frères, les réflexions sont ici inutiles. Telle
est la fin de ceux qui ont vécu dans la crainte du
Seigneur : leur mort est précieuse devant Dieu comme
leur vie. Telle est la fin déplorable de ceux qui l'ont
oublié jusqu'à cette dernière heure : la mort des pé-
cheurs est abominable aux yeux de Dieu comme
leur vie. Si vous vivez dans le péché, vous mourrez
dans les horreurs et dans les regrets inutiles du pé-
cheur, et votre mort sera une mort éternelle. Si vous
vivez dans la justice, vous mourrez dans la paix et
dans la confiance du juste, et votre mort ne sera
qu'un passage à la bienheureuse immortalité. Ainsi
soit-il.
SERMON
POUR
LE VENDREDI DE LA SECONDE SEMAINE DE CARÊME.
— rT»"~^'T~— ^
SUR L'ENFANT PRODIGUE.
Peregre profectus est in regionem longinquam ^ et ibi dissipavit
bubstantiam suam vivendo luxuriose.
Il s'en alla dans un pays étranger, fort éloigné, où il dissipa
tout son bien en excès et en débauches.
Luc. c. i5, V. i3.
La parabole du prodigue pénitent est un des traits
de toute TÉcriture des plus consolants pour les pé-
cheurs; et, comme je me propose aujourd'hui de
vous en exposer toutes les circonstances , il me paroît
nécessaire de vous en rapporter d'abord Foccasion.
Un grand nombre de publicains et de gens de mau-
vaise vie , touchés des paroles de grâce et de salut qui
sortoient de la bouche du Sauveur, avoient renoncé
à leurs dérèglements , et paroissoient à sa suite par-
mi ses disciples. Ce médecin céleste , qui n'étoit venu
que pour ceux qui avoient besoin d'être guéris , ho-
noroit leurs maisons de ses visites, leurs personnes
de sa familiarité, leurs tables même de sa présence.
SUR L ENFANT PRODIGUE. 247
Tant de bonté ne tarda pas de scandaliser Torgueil
des scribes et des pharisiens ( car la fausse piété est
toujours cruelle); ils trouvent à redire à Tétroite
liaison qu'a Jésus-Christ avec des pécheurs, et ne
manquent pas de chercher dans une ressemblance
de mœurs la raison de cette conduite ; ils le décrient
dans l'esprit du peuple par l'endroit même qui au-
roit dû lui attirer davantage l'amour et le respect, et
le font passer lui-même pour un pécheur, et pour un
homme de bonne chère.
A des reproches que l'envie toute seule formoit, à
une dureté si indigne de ceux qui se disoient les pas-
teurs du troupeau, et dont la fonction principale
étoit d'offrir des sacrifices pour les pécheurs , Jésus-
Christ ne répond que par trois paraboles , qui toutes ,
sous des images différentes, renferment le même
sens , et conduisent à la même vérité.
Tantôt il se représente sous l'image d'un pasteur
qui laisse là quatre-vingt-dix-neuf brebis, et court
après une seule qui s'est égarée; tantôt, sous la fi-
gure d'une femme qui semble faire peu de cas des
neuf pièces d'argent qui lui restent, et cherche la
dixième qu'elle a perdue, avec des soins et des in-
quiétudes que rien ne peut égaler; enfin , sous le
symbole d'un père de famille, lequel, ayant comme
perdu le plus jeune de ses fils que la licence et les
égarements de l'âge avoient fait errer long-temps
dans des contrées étrangères, est transporté de joie
à son retour, et lui donne des marques de tendresse
qu'il n'avoit jamais données à son aîné , jusque-là
248 SUR L ENFANT PRODIGUE.
demeuré fidèle. Le but de toutes ses paraboles est
de faire comprendre aux pharisiens que la conver-
sion d'un seul pécheur cause plus de joie dans le
ciel, que la persévérance d'un très grand nombre
de justes; et que les mêmes désordres qui avoient
irrité Dieu contre nous , excitent sa clémence et sa
pitié, dès qu'il en voit un repentir sincère dans nos
cœurs.
Or, pour nous laisser dans cette dernière parabole
une idée plus vive de sa bonté envers les pécheurs ,
Jésus-Christ nous y rapporte en détail les excès et
les égarements où Fâge et les passions avoient jeté
Tenfant prodigue. Il nous le dépeint lié des chaînes
d'un vice honteux, et, sur tous les autres vices, il
choisit celui qui semble mettre de plus grands ob-
stacles à sa grâce, et laisser à Famé criminelle moins
d'espérance de retour.
Pour entrer donc aujourd'hui dans les intentions
du Sauveur, et animer les pécheurs qui m écontent
à une sincère pénitence, par ces images vives et
consolantes de la miséricorde de Dieu , je vous expo-
serai dans la première partie de cette homélie toutes
les circonstances des égarements du prodigue , et
vous y verrez jusqu'où va la force d'une passion hon-
teuse dans le pécheur qui s'égare. Dans la d.ernière,
je vous ferai remarquer toutes les démarches du
père de famille en faveur de son fiis retrouvé, et
vous y admirerez avec consolation jusqu'où va la
bonté de Dieu envers un pécheur qui revient.
L'excès de la passion dans les égarements de l'en-
SUR L'ENFANT PRODIGUE. 2^9
font prodigue. L'excès de la miséricorde de Dieu
dans les démarches du père de famille.
Purifiez mes lèvres, ô mon Dieu ! et tandis que je
raconterai les excès d'un pécheur voluptueux, four-
nissez-moi des expressions qui ne blessent pas une
vertu dont je viens aujourd'hui inspirer Famour à
ceux qui m écontent ; car le monde qui ne connoit
plus de retenue sur ce vice , en exige pourtant beau-
coup de nous dans le langage qui le condamne. Im-
plorons, etc. Ave y Maria.
PREMIÈRE PARTIE.
Le vice dont j'entreprends aujourd'hui d'exposer
les suites funestes; ce vice si universellement ré-
pandu sur la terre, et qui désole avec tant de fureur
l'héritage de Jésus-Christ; ce vice, dont la religion
chrétienne a voit purgé l'univers, et qui aujourd'hui
a prévalu sur la religion même, est marqué à cer-
tains caractères propres que je retrouve tous dans
l'histoire des égarements de l'enfant prodigue.
Premièrement, il n'est point de vice qui éloigne
plus le pécheur de Dieu; secondement, il n'est point
de vice qui, après l'avoir éloigné de Dieu, lui laisse
moins de ressources pour revenir à lui ; troisième-
ment, il n'est point de vice qui rende le pécheur plus
insupportable à lui-même ; enfin , il n'en est point qui
le rende plus méprisable aux yeux même des autres
hommes. Remarquez, je vous prie, tous ces carac-
tères dans l'histoire du pécheur de notre Évangile.
25o SUR LENFANT PRODIGUE.
Le premier caractère du vice dont nous parlons ,
est de mettre comme un abyme entre Dieu et lame
voluptueuse, et de ne laisser presque plus au pé-
cheur d'espérance de retour. Voilà pourquoi le pro-
digue de notre Évangile s'en alla d abord en un pays
fort éloigné , et qui ne laissoit plus rien de commun
entre lui et le père de famille : Peregre profectus est
in j^egionem longinquam. En effet, il semble que dans
tous les autres vices , le pécheur tient encore à Dieu
par de foibles liens. Il est des vices qui respectent
du moins la sainteté du corps et n'en fortifient pas
les penchants déréglés : il en est d'autres qui ne ré-
pandent pas sur l'esprit de si profondes ténèbres , et
qui laissent du moins faire encore quelque usage des
lumières de la raison : enfin , il en est qui n'occu-
pent pas le cœur à un tel point , qu'ils lui ôtent ab-
solument le goût de tout ce qui pourroit le ramener
à Dieu. Mais la passion honteuse dont je parle, dés-
honore le corps, éteint la raison, rend insipides
toutes les choses du ciel, et élève un mur de sépara-
tion entre Dieu et le pécheur , qui semble ôter tout
espoir de réunion : Peregre profectus est in regioneni
longinguam.
Et premièrement, elle déshonore le corps du chré-
tien ; elle profane le temple de Dieu en nous ; elle
fait servir à l'ignominie les membres de Jésus-Christ;
elle souille une chair nourrie de son corps et de son
sang, consacrée par la grâce du baptême ; une chair
qui doit recevoir l'immortalité, et être conforme à
la ressemblance glorieuse de Jésus-Christ ressuscité ;
SUR L ENFANT PRODIGUE. 201
uae chair qui reposera dans le lieu saint, et dont les
cendres attendront sous Tautel de Tagneau le jour
de la révélation, mêlées avec les cendres des vierges
et des martyrs ; une chair plus sainte que ces tem-
ples augustes , où la gloire du Seigneur repose ; plus
digne d'être possédée avec honneur et avec respect,
que les vases même du sanctuaire , consacrés par les
mystères terribles qu'ils renferment. Or, quelle bar-
rière l'opprobre de ce vice ne met-il pas au retour
de Dieu en nous ? Un Dieu saint devant qui les es-
prits célestes même sont impurs , peut-il assez s'éloi-
gner d'une chair couverte de honte et d'ignominie?
(^uand la créature ne seroit que cendre et poussière ,
la sainteté de Dieu souffriroit toujours de s'abaisser
jusqu'à elle : eh ! que peut donc se promettre le pé-
cheur qui joint à son néant et à sa bassesse, les in-
dignités d'un corps honteusement déshonoré ? Pere-
gre profectus est in regionem longinquam.
En second lieu, non seulement ce vice déshonore
le corps, il éteint même dans lame toutes ses lu-
mières, et le pécheur n'est plus capable de ces ré-
flexions salutaires qui ramènent souvent une ame
infidèle. Le prodigue de notre Évangile, déjà aveu-
glé par sa passion, Jie voit point le tort qu'il se fait
en s'éloignant de la maison paternelle ; l'ingratitude
dont il se rend coupable envers le père de famille ;
les dangers auxquels il s'expose en voulant être le
seul arbitre de sa destinée ; les bienséances même
qu'il viole en partant pour un pays fort éloigné, sans
le conseil et l'aveu de celui à qui il devoit du moins
252 SUR L ENFANT PRODIGUE.
les sentiments de respect et de déférence, que la
nature toute seule inspire. Il part et ne voit plus que
par les yeux de sa passion : Peregre profectus est in
regionem longinquam.
Tel est le caractère de cette passion infortunée :
elle répand un nuage épais sur la raison ; des hom-
mes sages, habiles, éclairés, perdent ici tout d'un
coup toute leur habileté et toute leur sagesse; tous
les principes de conduite sont effacés en un instant ;
on se fait une nouvelle manière de penser, où toutes
les idées communes sont proscrites ; ce n est plus la
lumière et le conseil, c'est un penchant impétueux
qui décide et qui régie toutes les démarches : on ou-
blie ce qu'on doit aux autres et ce qu'on se doit à
soi-même; on s'aveugle sur sa fortune, sur son de-
voir, sur sa réputation, sur ses intérêts , sur les bien-
séances même dont les autres passions sont si ja-
louses ; et tandis qu'on se donne en spectacle au
public, seul on ne se voit pas soi-même. On s'aveu-
gle sur sa fortune; et Amnon perd la vie et la cou-
ronne pour n'avoir pu vaincre son injuste foiblesse.
On s'aveugle sur le devoir; et l'emportée femme de
Putiphar ne se souvient plus que Joseph est un es-
clave; elle oublie sa naissance, sa gloire, sa fierté,
et ne voit plus dans cet Hébreu que l'objet de sa pas-
sion honteuse. On s'aveugle sur la reconnoissance ;
et David n'a plus d'yeux ni pour la fidélité d'Urie , ni
pour l'ingratitude dont il va se rendre coupable en-
vers un Dieu qui l'avoit tiré de la poussière pour le
placer sur le trône de Juda ; depuis que son cœur
SUR L'ENFANT PRODIGUE. 253
est blessé, toutes ses lumières sont éteintes. On s'a-
veugle sur les périls ; et le fils du roi de Sichem ne
voit plus la maison de son père exposée aux justes
ressentiments des enfants de Jacob; il enlève Dina,
et ne voit plus que sa passion. On s aveugle sur les
bienséances ; et les deux vieillards de Suzanne ne
sont plus toucbés ni de la dignité de leur âge , ni de
la gravité de leur caractère, ni du rang qu'ils tien-
nent en Israël : emportés par leur déplorable fragi-
lité , ils n en connoissent plus Tindécence, et ne rou-
gissent pas de leur confusion même. On s'aveugle
sur les discours publics ; et Hérodias ne rougit plus
d'avoir tout un royaume pour témoin de sa honte et
de sa foiblesse. Enfin, on s'aveugle sur l'indignité
même de l'objet qui nous captive; et Samson, mal-
gré l'expérience déjà faite de la perfidie de Dalila,
ne laisse pas de lui confier encore son secret et sa
tendresse. C'est ainsi , ô mon Dieu ! que vous punis-
sez les passions de la chair par les ténèbres de l'es-
prit; que votre lumière ne luit plus sur les ames
adultères et corrompues, et que leur cœur insensé
s'obscurcit: Peregre profectus est in regionem longin-
guam.
Enfin, cette déplorable passion met dans le cœur
un dégoût invincible pour les choses du ciel : on
n'est plus touché de rien. Lassé de ses propres mi-
sères , on voudroit bien quelquefois revenir à Dieu ,
et tout nous en éloigne ; et le cœur tout entier se ré-
volte contre nous-mêmes ; et un dégoût affreux nous
saisit , et nous lie à nos propres foibi esses ; et le cœur,
254 SUR L ENFANT PRODIGUE.
accoutumé à ne plus sentir que des plaisirs vifs et
injustes, languit, et ne trouve en lui aucun senti-
ment pour la piété.
Bien plus, tout ce qui n est pas marqué par le ca-
ractère honteux de la volupté, n'intéresse plus. Les
devoirs mêmes de la société, les fonctions d'une
charge, les bienséances d'une dignité, les soins do-
mestiques, tout lasse, tout devient insipide, hors la
passion. Balthasar n'est plus apphqué au gouverne-
ment de ses peuples, et ne sait pas même que l'en-
nemi , déjà à la porte de sa capitale , va lui enlever
le lendemain la vie et la couronne. Salomon est plus
attentif à bâtir des temples profanes aux dieux des
femmes étrangères, qu'à soulager son peuple que
ses profusions font gémir sous le poids des charges
publiques. Les enfants d Héli négligent les fonctions
du sacerdoce. La femme de Babylone, toute plon-
gée dans les délices , dit dans son cœur: «Je ne veux
« plus que me faire adorer; il n'y aura plus ni soin,
« ni embarras , ni chagrins , qui m'occupent : » Sedeo
regina et luctum non videbo \ La femme dont il
est parlé dans les Proverbes, ne peut se souffrir dans
l'enceinte d'une famille; le sérieux d'un domestique
lui devient insupportable : Nec valens in domo consis-
tere pedibus suis^. De là on se fait des occupations
qui toutes ne tendent qu'à nourrir la volupté , des
spectacles profanes, des lectures pernicieuses, des
harmonies lascives , des peintures obscènes. Hérode
ne trouve plus de plaisirs que dans les danses et
' Avoc. c. i8, V. 7. — ^ Prov. 7, V. II.
SUR L'ENFANT PRODIGUE. 255
dans Jes festins. Salomon multiplie les concerts, et
son palais retentit de toutes parts de chants de vo-
lupté et de réjouissance. Manassès met dans le tem-
ple même du Seigneur les images de ses infâmes
plaisirs. C'est le caractère de cette passion de rem-
plir le cœur tout entier : on ne peut plus s'occuper
que d'elle; on en est possédé, enivré; on la retrouve
par-tout; tout en retrace les funestes images, tout
en réveille les injustes désirs; le monde, la solitude,
la présence, Téloignement, les objets les plus in-
différents, les occupations les plus sérieuses, le
temple saint lui-même, les autels sacrés, les mys-
tères terribles en rappellent le souvenir; et tout de-
vient impur, comme dit l'apôtre, à celui qui est déjà
impur lui-même : Peî^egre profectus est in regionem
longinquani. Regardez derrière vous, ame infidèle;
rappelez ces premiers sentiments de pudeur et de
vertu avec lesquels vous étiez née, et voyez tout le
chemin que vous avez fait dans la voie de l'iniquité,
depuis le jour fatal que ce vice honteux souilla votre
cœur ; et combien depuis vous vous êtes éloignée de
votre Dieu : Peregre profectus est in regionem longin-
quam.
Mais , s'il n'est point de vice qui éloigne plus une
ame de Dieu , il n'en est point en second lieu qui laisse
moins de ressources pour revenir à lui, quand une
fois on s'en est éloigné : second caractère de cette
passion , et seconde circonstance des égarements du
prodigue. // dissipa tout son bien en débauches^ dit
Jésus-Christ; et après qu'il eut tout dissipé, il arriva
256 SUR L'ENFANT PRODIGUE.
une grande famine en ce pays-là : Dissipavit suhstan-
tiam suam vivendo luxuriose. Il dissipa tous ses biens ;
les biens de la grâce, les biens de la nature.
La perte de la grâce est le fruit ordinaire de tout
péché qui tue Famé ; mais celui-ci va plus loin : non
seulement il prive le pécheur de cette justice qui le
rendoit agréable à Dieu , il va tarir les dons de l'Es-
prit saint jusque dans leur source. La foi, ce fonde-
ment de tous les dons, cette base de Fêtre chrétien,
ne tarde pas d'être renversée dans le cœur du pé-
cheur impudique. Il n'y a pas loin de la dissolution
à Fimpiété. Pour se calmer sur les suites d'une vie
déréglée , on s'est bientôt persuadé que tout meurt
avec le corps; on a bientôt secoué le joug de la
croyance commune si gênant pour la volupté, on
s'est bientôt fait des maximes dans le libertinage :
on n'étoit d'abord dissolu que par foiblesse , on le
devient par réflexion et par principes : les plaisirs
qui se font acheter par des remords , coûtent trop ;
on veut jouir tranquillement de ses crimes ; on cher-
che dans les livres les plus monstrueux, et dans les
sociétés les plus impies, de quoi se rassurer contre
les préjugés de Féducation; on invente de nouvelles
impiétés pour achever de s'endurcir : comme on ne
se propose plus d'autre félicité que celle des bêtes ,
on n'attend plus aussi d'autre fin au-delà du tom-
beau ; et le même plaisir qui corrompt le cœur, a
bientôt corrompu jusqu'aux premiers principes de
la foi : Dissipai^it substantiam suam vivendo luxuriose.
Non seulement les biens de la grâce sont dissipés,
SUR L'ENFANT PRODIGUE. 267
mais encore les biens de la nature. Vous aviez reçu en
naissant une ame si pudique , un goût si tendre et si
retenu sur la pudeur, une délicatesse si noble sur la
gloire ; le ciel avoit pris plaisir, ce semble , de vous
former pour la vertu, et de mettre en vous mille
ressources et mille liens, pour vous attacher au de-
voir: et ces barrières heureuses que la nature elle-
même avoit opposées à vos dérèglements , une in-
juste passion les a franchies ; et cette pudeur, que
la naissance vous avoit donnée , n'est plus qu'une
foiblesse indigne que nul frein ne sauroit arrêter;
et tout le fruit que vous en avez retiré a été d'aller
plus loin, et de garder moins de mesure qu'un autre,
dès que cette première digue a été ôtée : Dissipavit
substantiam suam vivendo luxwnose.
Les biens de la nature. Vous étiez né doux , égal ,
accessible; vous aviez eu pour partage un cœur
simple et sincère, une candeur dame, une sérénité
d'humeur qui offroit mille dispositions favorables à
la sincérité chrétienne et à la paix d'une conscience
pure : et depuis que cette passion funeste a corrompu
votre cœur, depuis que ce feu impur est entré dans
votre ame , on ne vous reconnoît plus ; vous êtes
semblable, dit saint Jude, à une mer toujours agi-
tée des flots les plus violents : on vous trouve som-
bre, bizarre, inquiet, dissimulé; cette sérénité, qui
venoit de l'innocence , est éteinte ; cette égalité , qui
prenoit sa source dans le calme des passions , n'est
plus qu'un fonds inépuisable d'humeur et de ca-
prices ; cette candeur , qui montroit votre ame tout
258 SUR L ENFANT PRODSGUE.
entière, ne laisse plus voir que des pensées noires
et cachées. Vous avez perdu tout ce qui vous rendoit
aimable devant les hommes , et qui pouvoit vous
rendre agréable aux yeux de Dieu : et Ton cherche
tous les jours vous-même dans vous-même : Dissipa-
vit substantiam suam vivendo luxuriose.
Enfin les biens de la nature. Vous aviez reçu en
naissant des talents heureux: votre jeunesse annon-
çoit de grandes espérances , on croyoit que vous al-
liez marcher sur les traces de vos ancêtres , et faire
revivre avec leur nom leurs dignités et leur gloire.
Ces premières lueurs de tout ce qui fait les grands
hommes formoient déjà mille présages flatteurs, et
ouvroient à vos proches des vues éloignées d'éléva-
tion et de fortune; et ces talents, la volupté les a
engloutis; et ces grandes espérances, un vice hon-
teux les a ensevelies; et cette gloire naissante a fini
par la honte et par Tignominie ; et cet esprit si élevé,
si capable des plus grandes choses , vo us Favez abruti,
vous Favez employé au succès de vos passions, et à
raffiner sur des plaisirs infâmes : vous qui , avec des
inclinations différentes, auriez pu servir Fétat, de-
venir une des ressources de la patrie; que sais-je?
honorer votre siècle , embellir peut-être nos histoi-
res; vous voilà traînant, au milieu de vos citoyens,
les restes d'un mérite éteint, et ne retirant point
d'autre fruit de tous les avantages que la nature avoit
pris plaisir de vous prodiguer, que de faire dire de
vous : Il auroit pu parvenir, s'il avoit su se vaincre.
O cité fidèle! s'écrie un prophète, née avec tant de
SUR L'ENFANT PRODIGUE. 269
droiture et d'équité, comment êtes-vous devenue
une effrontée? La justice habitoit en vous, et il n'y
a maintenant que des crimes ; la beauté de votre ar-
gent s'est changée en boue , et la force de votre vin
a dégénéré en la foiblesse de l'eau : Dissipavit sub-
stantiam suam vivendo luxuriose.
Je ne parle pas ici des biens de la fortune qui
viennent s'abymer dans ce gouffre. Hélas! si nous
approfondissions Thistoire des familles ; si nous al-
lions jusqu'à la source de leur décadence; si nous
voulions fouiller dans les cendres de ces grands
noms, dont les titres et les biens ont passé en des
mains étrangères; si nous remontions jusqu'à celui
de leurs ancêtres qui donna le premier branle à l'in-
fortune de sa postérité, nous en trouverions l'origine
dans la passion dont je parle ; nous verrions les ex-
cès d'un voluptueux à la tête de cette longue suite
de malheurs qui ont affligé ses descendants. Et, sans
en chercher des exemples dans les temps qui nous
ont précédés , combien de grands noms tombés pres-
que dans l'oubli expient aujourd'hui à nos yeux les
égarements de ce vice ! combien de maisons à demi
éteintes voient tous les jours finir dans les débau-
ches et dans la santé ruinée d'un emporté, toute
l'espérance de leur postérité, et toute la gloire des
titres qu'une longue suite de siècles avoit amassés
sur leur tête, et qui avoient coûté tant de sang et de
travaux à la vertu de leurs ancêtres ! Dissipavit sub-
stantiam suam vivendo luxuriose. C'est ainsi , ô mon
Dieu ! que vous punissez les pécheurs par leurs pas-
17-
26o SUR L'ENFANT PRODIGUE.
sions même, et que vous tracez dans la décadence
des choses humaines, et dans les malheurs et les
révolutions sensibles des noms et des fortunes , les
supplices éternels que vous préparez aux ames im-
pures !
Mais, en troisième lieu, ce n'est pas seulement
par la dissipation des biens de la nature et de la
grâce que ce vice honteux devient le supplice du
pécheur impudique ; c'est principalement par les
troubles , les remords , les agitations qu'il laisse au
fond de son ame : troisième caractère du vice dont
nous parlons, et troisième circonstance des égare-
ments du prodigue. Après quileut tout dissipé, con-
tinue Jésus-Christ, il arriva une grande famine en ce
pays-là, et il commença lui-même à tomber en nécessité:
Et ipse cœpit egere.
Voilà comme ce vice rend le pécheur insuppor-
table à lui-même, insupportable par le fonds d'in-
quiétude qu'il laisse dans la conscience impure. Je
sais que le trouble intérieur est la peine de tout
péché qui tue l ame ; que le crime n'est jamais tran-
quille, et que la région de l'iniquité est toujours un
triste théâtre de la faim et de la plus affreuse indi-
gence: Facta est famés valida in regione illa. Mais il y
a dans le vice dont je parle je ne sais quoi de si op-
posé à l'excellence de la raison, à la dignité de notre
nature, qui fait que le pécheur se reproche sans cesse
à lui-même sa propre foiblesse , et qu'il rougit en se-
cret de ne pouvoir secouer le joug qui l'accable. Tel
est le caractère de ce vice , de laisser dans le cœur
SUR L'ENFANT PRODIGUE. 261
un fonds de tristesse qui le mine, qui le suit par-
tout, qui répand une amertume secrète sur tous ses
plaisirs : le charme fuit et s'envole ; la conscience im-
pure ne peut plus se fuir elle-même ; on se lasse de
ses troubles, et Ton n'a pas la force de les finir; on
se dégoûte de soi-même, et on n'ose changer; on
voudroit pouvoir fuir son propre cœur, et on se re-
trouve par-tout; on envie la destinée de ces pécheurs
endurcis qu'on voit tranquilles dans le crime, et on
ne peut parvenir à cette affreuse tranquillité ; on es-
saie de secouer le joug de la foi, et on a d'abord plus
d'horreur de cet essai que du crime même ; enfin
les plaisirs que l'on goiite ne sont que des instants
rapides et fugitifs ; les remords cruels forment comme
l'état durable et le fond de toute la vie criminelle : Et
ipse cœpit egere. «
Insupportable, secondement, par les dégoûts, les
jalousies, les fureurs, les contraintes, les frayeurs,
les tristes événements inséparables de cette passion :
on a tout à craindre du côté de la réputation et de
la gloire; il faut acheter le plaisir injuste au prix des
mesures les plus gênantes, où, si une seule vient à
manquer, tout est perdu ; il faut soutenir les dis-
cours publics et les murmures domestiques ; soute-
nir les caprices, les inégalités, les mépris, la perfi-
die peut-être de l'objet qui vous captive; soutenir
vos devoirs, vos bienséances, vos intérêts toujours
incompatibles avec vos plaisirs ; se soutenir soi-même
contre soi-même. Ahl les commencements de la pas-
sion n'offrent rien que de riant et d'agréable ; les pre-
202 SUR L ENFANT PRODIGUE.
miers pas que Ton fait dans la voie de l'iniquité, on
ne marche que sur des fleurs; les premières fureurs
de ce vice sur-tout enivrent la raison , et ne lui lais-
sent pas le loisir de sentir toute sa misère ; les idées
qu on se fait alors de la passion sont encore nobles
et flatteuses ; le langage répond aux idées ; on ne
Tannonce mutuellement que par Télévation des sen-
timents, la bonté du cœur, la discrétion, Fhonneur,
la bonne foi , la distinction du mérite , la destinée des
penchants : tout flatte encore alors la vanité; mais
les suites, dit TEsprit de Dieu, en sont toujours amè-
res comme Fabsintlie; mais la passion un peu refroi-
die; mais le plaisir injuste approfondi; mais les pre-
miers égards affoiblis par la familiarité et le long
usage; mais la vanité détrompée par tout ce que la
passion a de plu,s honteux, ah! viennent les bruits
désagréables , les murmures publics , les dissensions
domestiques , des affaires ruinées , des établissements
manqués, les soupçons, les jalousies, les dégoûts,
les infidélités, les fureurs. Que vous reste-t-il alors,
ame infidèle? que des retours affreux sur vous-même ;
qu'un poids d'amertume sur votre cœur ; qu'une honte
secrète de votre foiblesse ; que des regrets de n'avoir
pas suivi des conseils plus sages; que des réflexions
tristes sur tout ce que vous pouviez vous promettre
de repos, de gloire, de bonheur dans le devoir et
dans l innocence; et avez-vous pu réussir jusqu'ici à
vous calmer, et à vous faire une conscience tran-
quille dans le crime? Et ipse cœpit egere.
Insupportable, troisièmement, par les nouveaux
SUR L'ENFANT PRODIGUE. 263
désirs que ce vice allume sans cesse dans le cœur.
Une passion naît des cendres d'une autre passion;
un désir satisfait fait naitre un nouveau désir, on
est dégoûté, et on nest pas rassasié. C'est le carac-
tère de cette infortunée passion, dit Fapôtre, d'être
insatiable : Insatiabilis delicti. On ne sait plus se pres-
crire de bornes dans la bonteuse volupté; les empor-
tements les plus monstrueux ne peuvent encore sa
tisfaire la fureur d'une ame impure; la débauche la
plus immodérée laisse encore quelque chose à dési-
rer au dérèglement des sens ; on cherche avidement
de nouveaux crimes dans le crime même; on forme,
comme le prodigue, des désirs plus honteux, et qui
vont encoi e plus loin que les actions mêmes : Cupie-
bat implere venlrem de siliquis quas porci manducabant.
Toute sorte de joug révolte et devient insupportable :
la seule gêne des réflexions inséparables de la con-
dition humaine déplaît et fatigue; on va jusqu'à en-
vier la condition des bêtes : Cupiebat implere ventreni
de siliquis quas porci manducabant ; on trouve leur
sort plus heureux que celui de I homme, parceque
rien ne traverse leur instinct brutal ; que Thonneur,
le devoir, les réflexions , les bienséances ne trou-
blent jamais leurs plaisirs; et qu'un penchant aveu-
gle est le seul devoir qui les conduit, et la seule loi
qui les guide : Cupiebat implere ventrem de siliquis
quas porci manducabant. Mon Dieu! et un souhait si
impie, si extravagant, si honteux à toute la nature,
si sacrilège dans la bouche du chrétien sur-tout , qui
a l'honneur d'être membre de votre fils, retentit tous
I
264 'SUR L^ENFANT PRODIGUE-
les jours sur des théâtres infâmes, et embellit même
les expressions d'une poésie lascive. O mon peuple î
dit le Seigneur, qui vous a donc enivré de ce vin de
fornication? Quia changé mon héritage en la retraite
des esprits immondes, et livré Jérusalem à tous les
excès des nations?
Insupportable, en quatrième lieu, sij'osois le dire
ici, par les tristes suites du dérèglement, qui font
presque toujours expier dans un corps chargé de
douleurs la honte des passions du premier âge, traî-
ner des jours languissants et malheureux, et sentir
à tous les moments de la vie Tusage indigne qu'on
en a fait : Et ipse cœpit egere.
Enfin il n'est pas de vice qui rende le pécheur
plus vil et plus méprisable aux yeux des autres hom-
mes : dernière circonstance des excès du prodigue,
et dernier caractère de cette passion. Il tomba dans
un avihssement qu'on ne peut lire sans horreur : il se
mit au service d'un des habitants du pays : il fut en-
voyé à sa maison des champs pour y garder des pour-
ceaux: et là il eût souhaité de se rassasier des glands
que ces sales animaux mangeoient, et personne ne
lui en donnoit. Quelles images! et qu'elles sont pro-
pres à peindre toute la honte et toute l'indignité du
vice dont nous parlons !
Oui , mes frères , en vain le monde a donné des
noms spécieux à cette passion honteuse ; en vain un
usage insensé et déplorable a tâché de l'ennoblir
par la pompe des théâtres , par l'appareil des spec-
tacles , par la délicatesse des sentiments , et par tout
SUR L'ENFANT PRODIGUE. 265
Tart d'une poésie lascive ; en vain des écrivains pro-
fanes prostituent leurs plumes, leurs talents, à des
apologies criminelles de ce vice : les louanges qu'on
lui donne n'ont rien de plus réel que les scènes elles-
mêmes où on les débite : sur les théâtres fabuleux,
c'est la passion des héros, c'est la foiblesse des gran-
des ames : au sortir de là, c'est-à-dire dans la vérité
et la réalité des choses , dans la conduite ordinaire de
la vie, c'est un avilissement qui déshonore l'homme
et le chrétien ; c'est une tache qui flétrit les plus
grandes actions, et qui jette un nuage sur la plus
belle vie du monde; c'est une bassesse qui, loin de
nous approcher des héros, nous confond avec les
bêtes. Et en effet, vous qui vous en faites, ce semble,
honneur devant les hommes, voudriez-vous qu'on
mît au grand jour toutes les foiblesses secrètes, toutes
les indignités, toutes les démarches, tous les senti-
ments insensés, toutes les situations puériles où cette
passion vous a conduit, que l'œil de Dieu a éclairées,
et que sa justice manifestera au jour de ses ven-
geances? seriez-vous fort content de vous-même, si
cette partie de votre vie, si cachée, si honteuse, si
différente de celle qui paroît aux yeux des hommes,
étoit publiée sur les toits , aussi connue que certaines
actions d'éclat qui vous ont peut-être attiré l'estime
publique, et passoit avec elles jusqu à la dernière
postérité? O homme! telle est votre destinée dans
vos passions, de n'être jamais de bonne foi avec
vous-même. Non, mes frères, le monde lui-même,
ce monde si corrompu, respecte la pudeur; il couvre
266 SUR L'ENFANT PRODIGUE.
d'une confusion éternelle ceux qui s'en écartent ; il
en fait le sujet de ses dérisions et de ses censures: il
leur fait sentir, par des distinctions d'oubli et de
mépris , l'indignité de leur conduite; c'est-à-dire que,
malgré le rang que vous tenez dans le monde, cha-
cun vous dégrade dans son esprit: on vous dépouille
de cette naissance, de ces titres, de cet éclat qui
vous environne; on ne voit de vous que vous-même,
c'est-à-dire la honte de vos penchants ; plus vous
êtes élevé , plus on vous rabaisse, plus vos foiblesses
passent de bouche en bouche, et peut-être de siècle
en siècle dans les annales publiques; et votre igno-
minie croît à proportion de votre gloire : Secundum
riam ejus multiplicata est ignominia ejus\
Mais l ame désordonnée ne sent plus cette confu-
sion: elle ne sait plus rougir, dit l'Esprit saint; la
naissance, le caractère, la dignité, le sexe, il n'est
plus de frein pour une ame asservie à cette passion
déplorable; il faut se prêter aux suites de sa desti-
née. Mais on est d'un caractère sacré; n'importe:
mais on est d'un rang où tout est remarqué ; on ne
peut pas : mais on porte un habit qui annonce la
vertu et qui inspire la retenue ; on ne se voit plus
soi-même : mais on est d'un sexe où le seul soupçon
est une tache , et où tout le mérite est attaché à la
pudeur; on s'en fait un de l'impudence : mais le pu-
blic en murmure ; la passion parle encore plus haut:
mais un époux éclate, et cette dissension domes-
tique va bientôt devenir la nouvelle pubhque; il n'y
' I. M.\CH. c. I, V. 42.
SUR L'ENFANT PRODIGUE. 267
a plus dans le monde pour une personne prévenue
de cette malheureuse passion, que Fobjet criminel
qui l'inspire ; tout le reste de la terre n'est compté pour
rien; tout ce qui se passe dans le reste du monde,
on ne le voit plus; on ne voit plus, on ne vit plus
, que pour sa passion, et comme s'il n'y avoit sur la
terre que l'objet infortuné tout seul qui l'allume. Ou-
vrez les yeux, ame infidèle! voyez tous les regards
attentifs sur vous; vos passions devenues la fable
• publique; votre nom réveillant par-tout l'image de
votre opprobre: voyez un instant le monde tel qu'il
est à votre égard, et dans quelle situation vous êtes
parmi les hommes: Et misit illum in villam ut pasce-
ret porcos.
Voilà, mes frères, dans les égarements du pé-
cheur de notre parabole, les suites funestes d'un
vice que saint Paul défendoit même autrefois aux
chrétiens de nommer, et dont nous ne devrions ja-
mais, à plus forte raison, venir vous entretenir dans
le lieu saint, où l'Agneau sans tache s'immole sans
cesse, et dans des chaires chrétiennes destinées à
vous annoncer la loi chaste du Seigneur, et les pa-
roles de la vie éternelle.
Hélas! dans ces temps heureux où la chasteté
avoit encore ses martyrs; où les tyrans croyoient
punir plus rigoureusement les vierges chrétiennes
par la perte de cette vertu que par la perte même
de leur vie, la chaire chrétienne n'étoit destinée qu'à
faire des éloges de la pudeur. Les premiers pasteurs,
les Gyprien, les Ambroise, les Augustin, n'étoient
26S SUR L ENFANT PRODIGUE.
occupés qu'à encourager devant rassemblée des fi-
dèles les vierges innocentes, en leur exposant Tex-
cellence et les avantages de leur état; et dans les
monuments précieux de leur zélé et de leur science,
qui sont venus jusqu'à nous, nous y trouvons bien
plus d'éloges de la sainte virginité , que d'invectives
contre les impudiques, les fornicateurs, les adul-
tères, si rares alors parmi les fidèles.
Mais aujourd'hui, où ce vice a infecté tous les
âges, tous les sexes, et toutes les conditions; au-
jourd'hui, où il a effacé du christianisme ces pre-
miers traits de pudeur qui distinguoient nos pères
des nations corrompues et perverses; aujourd'hui,
enfin, où la licence publique et la force des exem-
ples entreprend de lui ôter même ce qui lui reste
encore de honteux , ah ! il faut que nous élevions la
voix, que nous ne rougissions plus de vous interdire
ce que vous faites presque gloire de vous permettre,
et que nous vous disions avec la liberté sainté de
notre ministère , que si quelqu'un souille et profane
le temple de Dieu dans son propre corps. Dieu le
perdra.
Telles sont les amertumes, l'indignité, la stîrvi-
tude, l'opprobre, les fureurs, et les troubles que
cette passion traîne après elle-même dès cette vie.
Je ne dis rien des ardeurs éternelles qui lui sont
destinées; j'aime bien mieux vous en exposer les re-
mèdes que les châtiments, et vous montrer dans
le retour du prodigue vers le père de famille , les
moyens , les motifs , et l'image de votre pénitence.
SUR L'ENFANT PRODIGUE. 269
SECONDE PARTIE.
Ce ne seroit pas assez de vous avoir exposé dans
les excès de l'enfant prodigue l'image des dérègle-
ments et des malheurs d'un pécheur voluptueux;
il faut vous proposer dans sa conversion le modèle
et les consolations de sa pénitence. En effet, mes
frères, il trouve en revenant à la maison du père de
famille, tout ce qu'il avoit perdu dans ses égare-
ments : son repentir répare toutes les suites de ses
désordres; et les mêmes démarches qu'il avoit faites
pour suivre des voies injustes deviennent comme
le modèle de celles qu'il fait pour en sortir. Suivons
l'histoire de notre Évangile, et nous allons remar-
quer toutes ces circonstances.
Le premier caractère de sa passion déplorable
avoit été de mettre comme un abyme entre lui et la
grâce; par les ténèbres qu'elle avoit répandues sur
son esprit, par un dégoût affreux des choses du
ciel , par l'asservissement des sens à l'empire de la
volupté : Peregre profectus est inregionem longinquam.
Or la première démarche de sa pénitence éloigne
tous ces obstacles.
Premièrement , elle lui ouvre les yeux sur l'état
honteux où la passion l'avoit réduit; elle le fait ren-
trer en lui-même : In se autem reversus. Le charme
qui le fascinoit tombe tout d'un coup; il est effrayé
de se retrouver lui-même tel qu'il est, couvert d'op-
probre, confondu avec les plus vils animaux, par-
270 SUR L'ENFANT PRODIGUE.
tageant avec eux leurs plaisirs et leur nourriture:
ah 1 c'est alors que toutes les idées fausses et flat-
teuses, sous lesquelles il s'étoit jusque-là représenté
la passion, s'évanouissent. Cette prétendue con-
stance, cette bonté de cœur, cette noblesse de sen-
timents, cette tendresse née avec nous, cette des-
tinée des penchants, vaines expressions dont la
corruption tâche de couvrir la honte du vice, c'est
alors que tout cela change de nom à ses yeux: il n'y
voit plus qu'un emportement honteux; que la dé-
pravation d'un cœur livré par la justice de Dieu à ses
propres désirs; qu'un avilissement qui le couvre de
confusion : ii ne se regarde plus que comme le rebut
de son peuple, la honte de sa religion, l'opprobre
de l'humanité , un monstre sur qui le Père céleste ne
devroit plus jeter les yeux que pour le frapper, et
ensevelir dans l'abyme sa personne et son ignomi-
nie : In se autem reversus.
Et c'est ici où ce pécheur, touché et déjà éclairé,
rappelle avec des larmes de componction , qui com-
mencent à couler de ses yeux, cette première saison
de sa vie où il vivoit encore dans l'innocence, où,
élevé sous les yeux du père de famille, il goûtoit en-
core les douceurs et l'abondance de sa maison; il
compare la candeur et la tranquillité de ses pre-
mières mœurs, avec les chagrins et les amertumes
des passions qui leur ont succédé : il voit qu'il n'y a
eu d'heureux dans toute sa vie que ses premières an-
nées, où son cœur encore calme et innocent n'a voit
pas éprouvé les troubles et les inquiétudes cruelles
SUR L'ENFANT PRODIGUE. 271
des engagements profanes ; que ses joies alors étoient
pures, ses désirs réglés et tranquilles, ses mœurs
ordomiées et douces; que tous les malheurs ont
fondu sur lui avec les étincelles impures qui allu-
mèi'ent son cœur; et que, depuis ce moment fatal,
ses jours n'ont plus été marqués que par de noirs
chagrins ; sa vie , toujours agitée et inquiète ; ses plai-
sirs mêmes , tristes et sombres : In se autem yeversiis.
Mais, en second lieu , si ses ténèbres se dissipent,
son dégoût affreux pour les choses du ciel se change
en un saint désir de la vertu et de la justice : Combien
de serviteurs dans la maison de mon père ont du pain
en abondance, et je suis ici à mourir de faim ! au lieu
qu'autrefois la seule idée de la règle et de la vertu le
faisoit frémir, la seule présence des gens de bien le
fatiguoit, la seule vue de la maison du père de fa-
m'ile lui étoit insupportable; il commence à envier
la destinée de ces serviteurs 5 de ces ames fidèles qui
lui sont attachées: il la compare à la sienne; leur
abondance, à la faim qui le dévore; la décence de
leur situation, à lopprobre de son état; leur tran-
quillité, à ses inquiétudes; Festime où ils vivent
parmi les hommes, au mépris honteux où il est
tombé. Plus il examine la condition des gens de
bien, plus son état lui paroît insupportable. Quoi!
se dit-il alors à lui-même, tandis que tant dames
fidèles jouissent des avantages de la maison pa-
ternelle, des secours de la religion, des consolations
secrètes de la grâce, de festime même des hommes;
qu'elles mangent le pain des enfants, et espèrent de
272 SUR L'ENFANT PRODIGUE.
n'être pas exclues de Fhéritage; je me vois ici en
proie à des passions honteuses, dégoûté, déchiré,
tyrannisé par mon propre cœur, vivant sans conso-
lation , sans honneur même devant les hommes ! Eh !
jusqu'à quand une injuste foiblesse prévaudra-t-elle
sur mon repos , sur mes lumières , sur mes véritables
intérêts, et sur ma destinée éternelle? Quanti mer-
cenarii in domo patris mei abundant panibus , ego autem
hic famé pereo !
Aussi, mes frères, notre heureux pénitent veut à
Finstant entrer dans la société des justes, et grossir
le nombre des serviteurs du père de famille : Fac me
sicut unum de mercenariis tuis. Il ne s'en tient pas à
de simples souhaits d'imitation , comme on fait tous
les jours dans le monde envers les personnes dont
on est forcé de respecter la vertu. Il ne se contente
pas de dire qu'elles ont pris le bon parti; qu'il n'y a
que cela de solide ; qu'on est heureux quand on peut
leur ressembler; que tout le reste est bien peu de
chose, et qu'on ne désespère pas de suivre un jour
leur exemple. Vains discours, ô mon Dieu ! dont on
s'abuse soi-même, et qu'on ne tient que pour calmer
les reproches secrets d'une conscience criminelle!
Notre prodigue touché ne renvoie pas à l'avenir :
il ne loue pas la vertu dans la vaine espérance d'en
suivre un jour les régies saintes ; il n'exagère pas les
malheurs d'une vie criminelle, pour se persuader à
lui-même qu'un jour il en sortira: la véritable dou-
leur parle moins, et agit plus promptement; il sent
que ce moment est pour lui le moment du salut.
SUR LENFANT PRODIGUE. 273
Combattu par ces agitations infinies, qui partagent
le cœur sur le point d\m changement, par cette
vicissitude de pensées qui se défendent et qui s'ac-
cusent; cherchant les ténèbres et la solitude, pour
sY entretenir plus librement avec lui-même, lais-
sant couler des torrents de larmes sur son visage,
n'étant plus maître de sa douleur, baissant les yeux
de confusion, et n osant plus les lever vers le ciel,
d'où il attend néanmoins son salut et sa délivrance :
que tardé-je donc encore? dit-il d'une voix qui ne
sort plus qu'avec des soupirs ; qui me retient encore
dans les liens honteux que je respecte? Les plaisirs?
ah! depuis long-temps il n'en est plus pour moi, et
mes jours ne sont plus qu'ennui et qu'amertume.
Les engagements profanes, et la constance mille
fois promise? mais mon cœur m'appartenoit-il pour
le promettre, et de quelle fidélité vais-je me piquer
envers des créatures qui n'en ont jamais eu pour
moi? Le bruit que mon changement va faire dans
le monde? mais pourvu que Dieu l'approuve, qu'im-
porte ce qu'en penseront les hommes? ne faut-il pas
que ma pénitence ait pour témoins tous ceux qui
l'ont été de mes scandales; et d'ailleurs que puis-je
craindre du public, après le mépris et la honte que
m'ont attirés mes désordres? L'incertitude du par-
don? ah ! j'ai un père tendre et miséricordieux ; il ne
demande que le retour de son enfant, et ma pré-
sence seule réveillera sa tendresse.
Je me lèverai donc, swyam je ferai un effort sur
la honte qui me retient et sur ma propre foiblessc :
18
274 SUR L ENFANT PRODIGUE.
j'irai dans sa maison sainte , où il est toujours prêt à
recevoir et à écouter les pécheurs : Ibo ad patrem.
Je suis un enfant ingrat, rebelle, dénaturé, indigne
de porter son nom , il est vrai ; mais il est encore mon
père : Ibo ad patrem. J'irai répandre à ses pieds toute
Tamertume de mon ame ; et là, ne faisant plus par-
ler que ma douleur , je lui dirai : Mon père, f ai péché
contre le ciel et devant vous; contre le ciel, par le
scandale et le dérèglement public de ma conduite ;
contre le ciel, par les discours d'impiété et de liber-
tinage que je tenois, pour me calmer et m' affermir
dans le crime; contre le ciel , parceque , comme un
vil animal , je n'ai jamais levé les yeux en haut pour
le regarder, et me souvenir que c'étoit là ma patrie
et mon origine; contre le ciel, par l'abus honteux
que j'ai fait de sa lumière, et de tous les jours qui
ont composé le cours de ma vie triste et criminelle :
Peccavi in cœlum. Mais ce qui a paru de mes désor-
dres à la face du soleil, n'en est que le côté le plus
supportable : les crimes qui n'ont eu que vous seul
pour témoin, sont bien plus dignes de votre colère;
j'ai péché encore devant vous : Peccavi in cœlum et
coram te; devant vous, par tant d'œuvres de ténè-
bres, que votre œil invisible a éclairées en secret;
devant vous , par les circonstances les plus honteu-
ses, et dont le seul souvenir me trouble et me con-
fond; devant vous, par l'usage indigne des dons et
des talents dont vous m'aviez favorisé ; devant vous
enfin, par tant d'invitations secrètes toujours reje-
tées, vous qui m'aviez secouru dès mon enfance, et
SUR L'ENFANT PRODIGUE. 275
qui aviez été pour moi le meilleur de tous les pères ;
j'ai été le plus ingrat et le plus dénaturé de tous les
enfants : Peccavi in cœlum et coram te.
Quel changement et quel exemple plein de con-
solation pour les pécheurs ! la grâce abonde où le
péché avoit abondé. Il semble, ô mon Dieu! que
vous voulez être particulièrement le père des in-
grats, le bienfaiteur des coupables, le Dieu des pé-
cheurs, le consolateur des pénitents. Aussi, comme
si tous les titres pompeux qui expriment votre gran-
deur et votre puissance, n'étoient pas dignes devons,
vous voulez qu'on vous appelle le père des miséricor-
des et le Dieu de toute consolation^ . Non, mon cher
auditeur, que l'abondance de vos iniquités n'alarme
pas votre confiance : le médecin céleste se plaît à
guérir les maux les plus désespérés : les plus grands
pécheurs sont les plus dignes de sa pitié et de sa mi-
séricorde : sans doute il n'a permis que vous tombas-
siez dans ce gouffre, et qu'il ne manquât plus rien
à vos malheurs, que pour faire éclater davantage
en vous les richesses et la puissance de sa grâce. Et
n'est-il pas plus grand en effet, lorsqu'il retire Jonas
du fond de Fabyme , que lorsqu'il ne fait que soute-
nir Pierre qui commençoit seulement à enfoncer sur
les eaux? Si vos péchés sont montés au plus haut
point, ah! voilà peut-être le moment de sa grâce:
peut-être la miséricorde de Dieu a marqué le premier
signal de ses faveurs par le dernier degré de vos
crimes: tout ce qu'il y a de plus à craindre dans nos
' II. Cor. c. 1 , V. 3.
276 SUR L'ENFANT PRODIGUE.
maux , c'est la défiance du remède. Mais si le pardon
accordé par le père de famille à notre prodigue ne
vous touche pas assez , du moins , que les consola-
tions qui accompagnent sa pénitence achèvent de
vaincre vos résistances.
Oui , mes frères , c'est ici la troisième circonstance
du retour de notre heureux pénitent. Les fruits de
Finiquité avoient été pour lui amers comme de Fab-
sinthe, les premières démarches de sa pénitence
sont suivies de mille consolations.
Premièrement, consolation du côté des facilités
qu'il trouve dans la sainte entreprise de son change-
ment. Le père de famille aperçoit son fils de loin ; et,
le voyant foible, exténué, agité et hors d'état pres-
que de se soutenir , il court au-devant de lui. Il court ,
dit saint Ambroise , il se hâte d'aller au-devant pour
le soutenir, de peur qu'il ne trouve sur son che-
min quelque obstacle qui l'arrête: Accurrit ne quis
inipediat. Il faut si peu de chose pour ébranler un pé-
cheur dans ce commencement de sa carrière! c'est
un homme qui a été battu long-temps des flots et de
Forage, qui, en se relevant, voit encore tout tour-
ner autour de lui, et est hors d'état de se soutenir,
si une main secourable ne Fempêche de retomber.
Une occasion, un dégoût, un obstacle, tout est ca-
pable alors d'éteindre dans une ame les premières
opérations de la grâce. Le démon même , plus atten-
tif alors que jamais à ne pas se laisser enlever des
mains une proie qui lui échappe, répand mille nua-
ges sur l'esprit, et n'offre à une ame touchée que
SUR L'ENFANT PRODIGUE. 277
des difficultés insurmontables dans sa nouvelle en-
treprise : difficultés du côté du monde, qu'elle vou-
droit encore ménager; difficultés du côté de ses pré-
tentions et de ses espérances humaines , qu elle craint
de perdre ou de reculer; difficultés du côté de ses
liaisons, de ses proches, de ses amis, de son rang,
de sa naissance , de ses emplois , autant de fantômes
que le démon réalise, qu'il grossit, qu'il peint vive-
ment dans l'imagination, qu'il présente sans cesse
à Famé timide et irrésolue; de sorte que , suspendue
souvent entre ses frayeurs et ses bons désirs , entre
ses résolutions et ses défiances, entre ses anciennes
erreurs et ses nouvelles lumières, elle s'arrête quel-
quefois, elle délibère, elle se décourage, elle recule;
et, après avoir supputé long-temps sa dépense et ses
forces, selon le mot de l'Évangile, elle en demeure
là, et ne jette pas même les premiers fondements de
l'édifice.
Mais que fait alors l'amour toujours attentif du
père de famille? il court vers son enfant, il se hâte
de le soutenir; il le rassure contre ses frayeurs et
contre sa propre foiblesse ; il calme ses agitations , il
dissipe ses nuages : Accurrit ne quis impediat. Cen est
pas assez : il rassemble mille circonstances qui lui fa-
cilitent toutes ses démarches; il l'éloigné des occa-
sions où sa foiblesse auroit pu échouer ; il renverse
des projets qui l'auroient exposé à de nouveaux pé-
rils ; il ménage des événements qui lui deviennent de
nouvelles facilités de rompre ses chaînes : Accurrit
ne guis impediat. Tout semble aider cette ame ton-
278 SUR L'ENFANT PRODIGUE.
cliée, tout la soutient, tout la favorise : ces monta-
gnes qu'elle croyoit voir devant elle , et ne pouvoir
jamais franchir, s'aplanissent comme par un soudain
enchantement. Ces impossibilités, tant redoutées,
s'évanouissent : plus elle avance , plus les voies se
dégagent, et les obstacles eux-mêmes qui Falar-
moient, deviennent les facilités de sa pénitence:
Accurrit ne quis impediat.
Secondement, consolation du côté des douceurs
secrètes qu'on trouve dans les premières démarches
d'une nouvelle vie. Le père de famille ne se con-
tente pas de courir au-devant de son fils retrouvé,
il se jette à son cou, il l'embrasse , il le baise; son
cœur peut à peine suffire à toute sa tendresse pater-
nelle; ses faveurs sont encore au-dessous de sa joie
et de son amour : Cecidit super collum ejus , et oscu-
latus est eum. Il retrouve son fils qu'il avoit perdu :
Perierat, et inventus est. Il le retrouve, à la vérité,
sale , hideux, déchiré ; mais ce qui devroitallumer ses
foudres , ne réveille que son amour. Il ne voit en lui
que ses malheurs , il ne voit plus ses crimes : Perie-
rat^ et inventus est. Il n'a pas oublié que c'est ici un
enfant ingrat et rebelle , mais c'est ce souvenir même
qui le touche; il voit revivre un enfant qui étoit mort
à ses yeux , il recouvre ce qu'il avoit perdu : Cecidit
super collum ejus, et osculatus est eum. Image tendre
et consolante de la joie que la conversion d'un seul
pécheur cause dans le ciel , et des consolations se-
crètes que Dieu fait sentir à une ame , dès les pre-
mières démarches de son retour vers lui ! Cecidit
SUR L'ENFANT PRODIGUE. 279
supei^ collum ejus ^ et osculatus est eum. O clémence
paternelle! ô source inépuisable de bonté! ô miséri-
corde de mon Dieu! que vous revient-il donc du sa-
lut de la créature?
Troisièmement, consolation du côté de la parti-
cipation aux saints mystères , dont on avoit si long-
temps vécu privé par ses dérèglements. Le père de
famille fait tuer le veau gras, il app,elle son fils re-
trouvé à ce festin céleste, il le nourrit de la viande
des élus : Adduciie vitulum saginatum; manducemus
et epulemur. On avoit vécu tant d'années sans Dieu,
sans religion, sans espérance, éloigné de Fautel et
des sacrifices, exclu comme un anathème de l'as-
semblée sainte, de la société des justes, et de toutes
les consolations de la foi : quelle douceur de se
retrouver au pied de l'autel saint avec ses frères,
nourri du même pain , soutenu de la même viande ,
attendant les mêmes promesses, secouru de leurs
prières , fortifié par leurs exemples, animé par l'har-
monie des saints cantiques qui accompagnent la
solennité et l'alégresse de ce divin banquet! Et cjuum
veniret, audivit symphoniam et chorum. Ame heu-
reuse! regrettez-vous alors les plaisirs honteux dont
la grâce vient de vous dégoûter? Voyez-vous en-
core dans le monde, où vous avez passé des jours
si pleins d'amertume , quelque chose qui puisse vous
rappeler à lui , et qui vous paroisse digne de votre
cœur? Et un seul jour passé dans la maison du Sei-
gneur, au pied de l'autel saint, n'est-il pas plus con-
solant pour vous que les années entières passées
2So SUR L'ENFANT PRODIGUE.
dans les plaisirs et dans les assemblées des pé-
cheurs?
Enfin, la dernière circonstance des égarements du
prodigue avoit été le mépris et l'avilissement où il
étoit tombé : l'honneur et la gloire sont le dernier
privilège de sa pénitence. On le rétablit dans tous
les droits dont il étoit déchu , on le revêt d'une robe
de dignité et d'innocence, on met à son doigt uue
marque de puissance et d'autorité, on lui donne
même la préférence sur son aîné, c'est-à-dire que
la piété fait oublier ce que nos passions avoient ou
d'insensé ou de méprisable; ou, pour mieux dire,
n'en rappelle le souvenir que pour donner plus de
prix aux vej tus qui leur ont succédé : elle change
en estime et en respect le mépris que nos vices nous
avoient attiré; elle nous rétablit dans tous les droits
de notre naissance, de nos titres, de nos dignités,
avilis par nos dissolutions ; elle nous tire de la boue
et de l'obscurité de la débauche , pour nous rendre
aux fonctions publiques ; elle nous sépare de la so-
ciété basse et honteuse des hommes obscurs et dis-
solus, pour nous réunir aux hommes sages et illus-
tres de notre rang et de notre état; en un mot, au
lieu que nous étions, comme le prodigue, l'opprobre
du ciel et de la terre , elle nous rend la joie des gens
de bien, la consolation des pasteurs, la gloire de la
religion, l'admiration même des mondains, un spec-
tacle digne des anges et des hommes.
Que faut-il donc encore, mon cher auditeur, pour
vous animer à suivre cet exemple? Vous errez depuis
SUR L'ENFANT PRODIGUE. 281
long-temps, comme le prodigue, dans des contrées
étrangères , livré à la honte et à Topprobre de vos pas-
sions : pourquoi refuseriez-vous de vous jeter dans
le sein que le Père céleste vous ouvre aujourd'hui
avec tant de bonté? Il vous a souffert durant les em-
portements d'une jeunesse déréglée; il se promet-
toit que, ces premiers égarements passés, 1 âge, l'ex-
périence , sa grâce , raméneroient enfin votre cœur :
ce temps est venu ; qu'attendez-vous encore pour
revenir à lui? Les premiers désordres de votre vie
pou voient trouver leur excuse dans la force des pas-
sions et de la licence de Tâge ; mais, à l'heure qu'il est,
qu'y a-t-il qui puisse vous excuser? des années qui
s'écoulent, la plus belle saison de votre vie qui vous
échappe, la jeunesse éteinte, un visage détruit, et
vous annonçant tous les jours, par son changement,
qu'il est temps enfin de changer à votre tour; le
monde tous les jours moins agréable, parceque tous
les jours vous lui plaisez moins ; tout ce qui vous
environne, ou vous ennuyant par un long usage,
ou vous faisant entendre , en s'éloignant peu-à-peu
de vous, qu'il ne faut plus compter sur un monde
où vous ne servez plus que d'un appareil incom-
mode, et qu'il est insensé de courir encore après
ce qui vous fuit, et de vous obstiner à fuir un Dieu
qui court au-devant de vous : qu'attendez-vous en-
core ?
Et au fond, quelle vie malheureuse menez-vous?
sans foi , sans religion, sans la consolation des sacre-
ments, sans pouvoir vous adresser à Dieu dans vos
282 SUR L'ENFANT PRODIGUE.
prières, sans aucune joie véritable dans le cœur,
lassé des plaisirs que vous poursuivez, ennuyé d'un
monde où vous ne traînez plus que le poids de vos
dégoûts et de vos crimes ; qu'attendez-vous pour fi-
nir vos peines et vos malheurs avec vos désordres?
Les mystères saints qui approchent; le temps de pro-
pitiation où nous sommes entrés ; toute l'Église oc-
cupée de la conversion des pécheurs ; la voix de ses
ministres qui vous exhortent de toutes parts à la
pénitence ; vous-même ému, ébranlé de tout cet ap-
pareil de religion, qu'attendez-vous? Porterez-vous
jusqu'au festin pascal , jusqu'à la solennité de la ré-
surrection , vos impuretés et votre ignominie ? Serez-
vous un anatlîème au milieu de vos frères , séparé
de l'autel et des sacrifices , tandis qu'ils participe-
ront tous à l'azyme sacré , et qu'ils célébreront le
jour du Seigneur?
Quelle joie pour vous , mon cher auditeur, si , en-
trant aujourd'hui dans des sentiments de componc-
tion ; si , prenant au sortir d'ici des mesures solides
de pénitence ; si , vous adressant à quelque homme
de Dieu aux pieds duquel vous alliez mettre ce poids
d'iniquité qui vous accable , nous vous voyions assis
à la table du Père céleste aux jours solennels que
nous attendons! Quelle joie, si nous lui entendons
dire: Mon jils étoit mort, et il est ressuscité! il étoit
-perdu, et il est retrouvé ! Que de divines consolations
vont se répandre alors dans votre ame! Les can-
tiques célestes des esprits qui sont autour du trône
de Dieu solenniseront ce jour heureux : les saints
SUR L'ENFANT PRODIGUE. 283
qui sont sur la terre , en béniront les richesses de la
miséricorde divine : les hommes pécheurs eux-mêmes
admireront votre changement , et seront ébranlés par
l'exemple de votre pénitence. Puissiez -vous, mon
cher auditeur, vous laisser toucher à des motifs si
pressants ; et vous , ô mon Dieu ! faire que mes sou-
haits ne soient pas vains ; écouter la préparation de
mon cœur, et mes vœux ardents pour le salut de mes
frères ; et répandre un esprit de componction sur les
pécheurs qui m écontent, afin que, revenus de leurs
voies égarées , ils vous trouvent prêt à les recevoir
dans le sein de votre gloire et de votre immortalité !
Ainsi soit-il.
SERMON
POUR
LE LUNDI DE LA TROISIÈME SEMAINE DE CARÊME.
SUR LE PETIT NOMBRE DES ÉLUS.
Multi leprosi erant in Israël sub ElisŒo propheta; et nemo eorum
mundatus est, nisi Naaman Syrus.
Il y avoit beaucoup de lépreux en Israël du temps du pro-
phète Élisée, et aucun d'eux ne fut guéri que le seul Naaman le
Syrien.
Luc. c. 4, V. 27.
Vous nous demandez tous les jours, mes frères,
s'il est vrai que le chemin du ciel soit si difficile , et
si le nombre de ceux qui se sauvent est aussi petit
que nous le disons. A une question si souvent pro-
posée, et encore plus souvent éclaircie, Jésus-Christ
vous répond aujourd'hui, qu'il y avoit beaucoup de
veuves en Israël affligées de la famine, et que la
seule veuve de Sarepta mérita d'être secourue par
le prophète Élie ; que le nombre des lépreux étoit
grand en Israël du temps du prophète Élisée , et que
cependant Naaman tout seul fut guéri par l'homme
de Dieu.
SUR LE PETIT NOMBRE DES ÉLUS. siSS
Pour moi, mes frères, si je venois ici vous alar-
mer plutôt que vous instruire , il me suffîroit de vous
exposer simplement ce qu'on lit de plus terrible dans
les livres saints sur cette grande vérité; et, parcou-
rant de siècle en siècle l'histoire des Justes, vous
montrer que dans tous les temps les élus ont été fort
rares. La famille de Noé, seule, sur la terre, sauvée
de l'inondation générale ; Abraham , seul discerné de
tout le reste des hommes, et devenu le dépositaire
de l'alliance; Josué et Caleb, seuls de six cent mille
Hébreux, introduits dans la terre de promesse; un
Job, seul juste dans la terre de Hus; Loth, dans So-
dôme; les trois enfants Juifs, dans Babylone.
A des figures si effrayantes auroient succédé les
expressions des prophètes ; vous auriez vu dans Isaïe
les élus aussi rares que ces grappes de raisin qu'on
trouve encore après la vendange, et qui ont échappé
à la diligence du vendangeur; aussi rares que ces
épis qui restent par hasard après la moisson , et que
la faux du moissonneur a épargnés.
L'Évangile auroit encore ajouté de nouveaux traits
à la terreur de ces images : je vous aurois parlé de
deux voies, dont l'une est étroite, rude, et la voie
d'un très petit nombre; l'autre, large, spacieuse,
semée de fleurs, et qui est comme la voie publique
de tous les hommes ; enfin, en vdius faisant remar-
quer que par-tout dans les livres saints la multitude
est toujours le parti des réprouvés ; et que les élus,
comparés au reste des hommes, ne forment qu'un
petit troupeau qui échappe presque à la vue , je vous
286 SUR LE PETIT NOMBRE
aurois laissés, sur votre salut, dans des alarmes tou-
jours cruelles à quiconque n a pas encore renoncé à
la foi et à Tespérance de sa vocation.
Mais que ferois-je en bornant tout le fruit de cette
instruction à vous prouver seulement que très peu
de personnes se sauvent? hélas ! je découvrirois le
danger sans apprendre à Téviter; je vous montre-
rois , avec le prophète , le glaive de la colère de Dieu
levé sur vos têtes, et je ne vous aiderois pas à vous
dérober au coup qui vous menace; je troublerois les
consciences, et je n'instruirois pas les pécheurs.
Mon dessein donc aujourd'hui est de chercher dans
nos mœurs les raisons de ce petit nombre. Comme
chacun se flatte qu'il n'en sera pas exclu , il importe
d'examiner si sa confiance est bien fondée. Je veux ,
en vous marquant les causes qui rendent le salut si
rare, non pas vous faire conclure en général que
peu seront sauvés , mais vous réduire à vous de-
mander à vous-mêmes si, vivant comme vous vivez,
vous pouvez espérer de l'être : qui suis-je? que fais-je
pour le ciel ? et quelles peuvent être mes espérances
éternelles?
Je ne me propose point d'autre ordre dans une
matière aussi importante. Quelles sont les causes
qui rendent le salut si rare ? Je vais en marquer trois
principales , et voilà le seul plan de ce discours :
Fart et les recherches seroient ici mal placés. Appli-
quez-vous, qui que vous soyez: le sujet ne sauroit
être plus digne de votre attention , puisqu'il s'agit
d'apprendre quelles peuvent être les espérances de
DES ÉLUS. 287
votre destinée éternelle. Implorons, etc. Ave, Ma-
ria^ etc.
PREMIÈRE PARTIE.
Peu de gens se sauvent, parcequ on ne peut com-
prendre dans ce nombre que deux sortes de per-
sonnes, ou celles qui ont été assez heureuses pour
conserver leur innocence pure et entière , ou celles
qui, après l'avoir perdue, Font retrouvée dans les
travaux de la pénitence : première cause. Il n'y a
que ces deux voies de salut; et le ciel n'est ouvert,
ou qu'aux innocents ou qu'aux pénitents. Or, de
quel côté êtes- vous? êtes-vous innocent? étes-vous
pénitent ? Rien de souillé n entrera dans le royaume
de Dieu : il faut donc y porter ou une innocence
conservée ou une innocence recouvrée. Or, mourir
innocent est un privilège où peu dames peuvent
aspirer; vivre pénitent est une grâce que les adou-
cissements de la discipline et le relâchement de nos
mœurs rendent presque encore plus rare.
En effet, qui peut prétendre aujourd'hui au salut
par un titre d'innocence? Où sont ces ames pures
en qui le péché n'ait jamais habité, et qui aient con-
servé jusqu'à la fin le trésor sacré de la première
grâce que l'Église leur avoit confié dans le baptême ,
et que Jésus-Christ leur redemandera au jour ter-
rible des vengeances?
Dans ces temps heureux où toute l'Église n'étoit
encore qu'une assemblée de saints, il étoit rare de
288 SUR LE PETIT NOMBRE
trouver des fidèles qui , après avoir reçu les dons de
l'Esprit saint , et confessé Jésus-Christ dans le sacre-
ment qui nous régénère , retombassent dans le dé-
règlement de leurs premières mœurs. Ananie et Sa-
phire furent les seuls prévaricateurs de l'Église de
Jérusalem; celle de Corinthe ne vit qu'un inces-
tueux ; la pénitence canonique étoit alors un remède
rare, et à peine parmi ces vrais Israélites se trouvoit-il
un seul lépreux qu'on fût obligé d'éloigner de l'autel
saint, et de séparer de la communion de ses frères.
Mais depuis, la foi s'affoiblissant en commençant
à s'étendre, le nombre des Justes diminuant à me-
sure que celui des fidèles augmentoit, le progrès de
l'Évangile a, ce semble, arrêté celui de la piété; et
le monde entier devenu chrétien a porté enfin avec
lui dans l'Église sa corruption et ses maximes. Hé-
las ! nous nous égarons presque tous dès le sein de
nos mères : le premier usage que nous faisons de
notre cœur est un crime ; nos premiers penchants
sont des passions , et notre raison ne se développe
et ne croît que sur les débris de notre innocence.
La terre, dit un prophète, est infectée par la corrup-
tion de ceux qui l'habitent; tous ont violé les lois,
changé les ordonnances, rompu l'alliance qui de-
voit durer éternellement ; tous opèrent l'iniquité , et
à peine s'en trouve-t-il un seul qui fasse îe bien; l'in-
justice, la calomnie, le mensonge, la perfidie, l'a-
dultère, les crimes les plus noirs ont inondé la terre :
Mendacium , etfurtum , et adulterium , inundaverunt ^ .
' Osée, c. 4-
DES ÉLUS. 289
Le frère dresse des embûches au frère ; le père est
séparé de ses enfants , Fépoux de son épouse ; il n'est
point de lien qu'un vil intérêt ne divise; la bonne foi
n'est plus que la vertu des simples ; les haines sont
éternelles; les réconciliations sont des feintes , et ja-
mais on ne regarde un ennemi comme un frère : on
se déchire , on se dévore les uns les autres ; les as-
semblées ne sont plus que des censures publiques ; la
vertu la plus entière n est plus à couvert de la contra-
diction des langues ; les jeux sont devenus ou des tra-
fics, ou des fraudes, ou des fureurs ; les repas, ces liens
innocents de la société , des excès dont on n'oseroit
parler; les plaisirs publics, des écoles de lubricité:
notre siècle voit des horreurs que nos pères ne con-
noissoient même pas; la ville est une Ninive péche-
resse; la cour est le centre de toutes les passions hu-
maines; et la vertu, autorisée par l'exemple du sou-
verain, honorée de sa bienveillance, animée par ses
bienfaits, y rend le crime plus circonspect, mais ne
l'y rend pas peut-être plus rare : tous les états , toutes
les conditions ont corrompu leurs voies; les pauvres
murmurent contre la main qui les frappe ; les riches
oublient l'auteur de leur abondance ; les grands ne
semblent être nés que pour eux-mêmes, et la licence
paroît le seul privilège de leur élévation ; le sel même
de la terre s'est affadi ; les lampes de Jacob se sont
éteintes; les pierres du sanctuaire se traînent indi-
gnement dans la boue des places publiques, et le
prêtre est devenu semblable au peuple. ODieu! est-
ce donc là votre Église et rassemblée des saints^
19
290 SUR LE PETIT NOMBRE
Est-ce là cet héritage si chéri, cette vigne bien-aimée ,
Fobjet de vos soins et de vos tendresses? et qu ofFroit
de plus coupable à vos yeux Jérusalem, lorsque
vous la frappâtes d'une malédiction éternelle? Voilà
donc déjà une voie de salut fermée presque à tous
les hommes: tous se sont égarés. Qui que vous soyez
qui m'écoutez ici, il a été un temps oii le péché ré-
gnoit en vous: Tâge a peut-être calmé vos passions ,
mais quelle a été votre jeunesse? Des infirmités ha-
bituelles vous ont peut-être dégoûté du monde; mais
quel usage faisiez-vous avant cela de la santé? un
coup de la grâce a peut-être changé votre cœur;
mais tout le temps qui a précédé ce changement, ne
priez-vous pas sans cesse le Seigneur qu il Tefface de
son souvenir?
Mais à quoi m'amusé-je? Nous sommes tous pé-
cheurs, ô mon Dieu! et vous nous connoissez. Ce
que nous voyons même de nos égarements n'en est
peut-être à vos yeux que Fendroit le plus suppor-
table: et, du côté de l'innocence, chacun de nous
convient assez qu il n'a plus rien à prétendre au sa-
lut. Il ne reste donc plus qu'une ressource : c'est la
pénitence. Après le naufrage, disent les saints, c'est
la planche heureuse qui seule peut encore nous me-
ner au port; il n'y a plus d'autre voie de salut pour
nous. Qui que vous soyez qui avez été pécheur,
prince , sujet, grand , peuple , la pénitence seule peut
vous sauver.
Or souffrez que je vous demande où sont les pé-
nitents parmi nous : où sont-ils? forment-ils dans
DES ÉLUS. ±gt
l'Église un peuple nombreux? Vous en trouverez
plus, disoit autrefois un père, qui ne soient jamais
tombés, que vous n'en trouverez qui, après leur
chute, se soient relevés par une véritable pénitence î
cette parole est terrible. Mais je veux que ce soit là
une de ces expressions qu'il ne faut pas trop pres-
ser, quoique les paroles des saints soient toujours
respectables. Ne portons pas les choses si loin ; la
vérité est assez terrible, sans y ajouter de nouvelles
terreurs par de vaines déclamations. Examinons seu-
lement si, du côté de la pénitence, nous sommes en
droit la plupart de prétendre au salut. Qu'est-ce
qu'un pénitent? Un pénitent, disoit autrefois Ter-
tullien, est un fidèle qui sent, tous les moments de
la vie , le malheur qu'il a eu de perdre et d'oublier
autrefois son Dieu ; qui a sans cesse son péché de-
vant les yeux ; qui en retrouve par-tout le souvenir
et les tristes images : un pénitent , c'est un homme
chargé des intérêts de la justice de Dieu contre lui-
même; qui s'interdit les plaisirs les plus innocents,
parcequ'il s'en est permis de criminels ; qui ne souf-
fre les plus nécessaires qu'avec peine; qui ne regarde
plus son corps que comme un ennemi qu'il faut af-
foiblir, comme un rebelle qu'il faut châtier, comme
un coupable à qui désormais il faut presque totrt re-
fuser, comme un vase souillé qu'il faut purifier,
comme un débiteur infidèle, dont il faut exiger jus-
qu'au dernier denier: un pénitent, c'est un criminel
qui s'envisage comme un homme destiné à la mort ,
parcequ'il ne mérite plus de vivre; ses moeurs, par
19.
392 SUR LE PETIT NOMBRE
conséquent, sa parure, ses plaisirs mêmes doivent
avoir je ne sais quoi de triste et d'austère, et il ne
doit plus vivre que pour souffrir : un pénitent ne voit
dans la perte de ses biens et de sa santé , que la pri-
vation des faveurs dont il a abusé ; dans les humi-
liations qui lui arrivent , que la peine de son péché ;
dans les douleurs qui le déchirent, que le commen-
cement des supplices qu il a mérités ; dans les cala-*
mités publiques qui affligent ses frères , que le châ-
timent peut-être de ses crimes particuliers : voilà ce
que c'est qu un pénitent. Mais je vous demande en-
core où sont parmi nous les pénitents de ce carac-
tère : 011 sont-ils ?
Ah ! les siècles de nos pères en voyoient encore
aux portes de nos temples : c'étoient des pécheurs
moins coupables que nous sans doute , de tout rang,
de tout âge , de tout état ; prosternés devant le ves-
tibule du temple ; couverts de cendre et de cilice ;
conjurant leurs frères qui entroient dans la maison
du Seigneur, d'obtenir de sa clémence le pardon de
leurs fautes ; exclus de la participation à Fautel , de
Tassistance même aux mystères sacrés ; passant les
années entières dans l'exercice des jeûnes, des ma-
cérations , des prières , et dans des épreuves si labo-
rieuses, que les pécheurs les plus ccandaleux ne
voudroient pas les soutenir aujourd'hui un seul jour;
privés non seulement des plaisirs publics, mais en-
core des douceurs de la société, de la communica-
tion avec leurs frères, de la joie commune des so-
lennités ; vivant comme des anathèmes , séparés de
1
DES ÉLUS. 293
rassemblée sainte; dépouillés même pour un temps
de toutes les marques de leur grandeur selon le siè-
cle, et n'ayant plus d'autre consolation que celle de
leurs larmes et de leur pénitence.
Tels étoient autrefois les pénitents dans TÉglise :
si Ton y voyoit encore des pécheurs, le spectacle de
leur pénitence édifioit bien plus l'assemblée des fi-
dèles , que leurs chutes ne Favoient scandalisée ; c'é-
toient de ces fautes heureuses , qui devenoient plus
utiles que l'innocence même. Je sais qu'une sage dis-
pensation a obligé l'Église de se relâcher des épreu-
ves publiques de la pénitence ; et si j'en rappelle ici
l'histoire, ce n'est pas pour blâmer la prudence des
pasteurs qui en ont aboli l'usage, mais pour déplo-
rer la corruption générale des fidèles qui les y a for-
cés. Les changements des mœurs et des siècles en-
traînent nécessairement avec eux les variations de la
discipline. La police extérieure, fondée sur les lois
des hommes, a pu changer; la loi de la pénitence,
établie sur l'Évangile et sur la parole de Dieu , est
toujours la même. Les degrés publics de la pénitence
ne subsistent plus, il est vrai; mais les rigueurs et
l'esprit de la pénitence sont encore les mêmes, et ne
sauroient jamais prescrire. On peut satisfaire à l'É-
glise sans subir les peines publiques qu'elle imposoit
autrefois ; on ne peut satisfaire à Dieu sans lui en of-
frir de particulières qui les égalent, et qui en soient
une juste compensation.
Or regardez autour de vous : je ne dis pas que
vous jugiez vos frères ; mais examinez quelles sont
21)4 SUR LE PETIT NOMBRE
jes mœurs de tous ceux qui vous environnent : je ne
parle pas même ici de ces pécheurs déclarés qui ont
secoué le joug, et qui ne gardent plus de mesures
dans le crime, je ne parle que de ceux qui vous res-
semblent, qui sont dans des mœurs communes, et
dont la vie n'offre rien de scandaleux ni de criant : ils
sont pécheurs, ils en conviendroient; vous n êtes pas
innocent, et vous en convenez vous-même: or sont-
ils pénitents, et Fêtes-vous? L'âge, les emplois, des
soins plus sérieux vous ont fait peut-être revenir des
emportements d'une première jeunesse; peut-être
même les amertumes que la bonté de Dieu a pris
plaisir de répandre sur vos passions, les perfidies,
les bruits désagréables , une fortune reculée , la santé
ruinée, des affaires en décadence, tout cela a refroidi
et retenu les penchants déréglés de votre cœur: le
crime vous a dégoûté du crime même ; les passions
d'elles-mêmes se sont peu-à-peu éteintes ; le temps
et la seule inconstance du cœur a rompu vos liens.
Cependant, dégoûté des créatures, vous n'en êtes pas
plus vif pour votre Dieu: vous êtes devenu plus pru-
dent, plus régulier, selon le monde, plus homme
de probité, plus exact à remplir vos devoirs publics
et particuliers , mais vous n'êtes pas pénitent ; vous
avez cessé vos désordres, mais vous ne les avez pas
expiés, mais vous ne vous êtes pas converti, mais
ce grand coup qui change le cœur et qui renouvelle
tout l'homme, vous ne l'avez pas encore senti.
Cependant cet état si dangereux n'a rien qui vous
alarme : des péchés qui n'ont jamais été purifiés par
DES ÉLUS. 295
une sincère pénitence, ni par conséquent remis de-
vant Dieu, sont à vos yeux comme s'ils n'étoient
plus ; et vous mourrez tranquille dans une impéni-
tence d'autant plus dangereuse que vous mourrez
sans la connoître. Ce n'est pas ici une simple expres-
sion et un mouvement de zélé ; rien n'est plus réel
et plus exactement vrai ; c'est la situation de presque
tous les hommes, et même des plus sages et des
plus approuvés dans le monde: les premières mœurs
sont toujours licencieuses; Tâge, les dégoûts, un
établissement, fixent le cœur, retirent du désordre,
réconcilient même avec les saints mystères : mais
où sont ceux qui se convertissent? où sont ceux qui
expient leurs crimes par des larmes et des macéra-
tions? où sont ceux qui, après avoir commencé comme
des pécheurs, finissent comme des pénitents? où
sont-ils? je vous le demande.
Montrez-moi seulement dans vos mœurs des tra-
ces légères de pénitence. Quoi? les lois de l'Église?
mais elles ne regardent plus les personnes d'un cer-
tain rang , et l'usage en a presque fait des devoirs
obscurs et populaires. Quoi? les soins de la fortune,
les inquiétudes de la faveur et de la prospérité, les
fatigues du service ; les dégoûts et les gènes de la
cour, les assujettissements des emplois et des bien-
séances? mais voudriez-vous mettre vos crimes au
nombre de vos vertus ; que Dieu vous tînt compte
des travaux que vous n'endurez pas pour lui ; que
votre ambition, votre orgueil, votre cupidité, vous dé-
chargeassent d'une obligation qu'elles-mêmes vous
296 SUR LE PETIT NOMBRE
imposent? Vous êtes pénitent du monde; mais vous
ne Fêtes pas de Jésus-Christ. Quoi enfin? les infir-
mités dont Dieu vous afflige? les ennemis qu il vous
suscite? les disgrâces et les pertes qu'il vous mé-
nage? mais recevez-vous ces coups avec soumission
seulement? et loin d'y trouver des occasions de pé^
nitence, n'en faites-vous pas la matière de nouveaux
crimes? Mais quand vous seriez fidèle sur tous ces
points, seriez-vous pénitent? Ce sont les obligations
d'une ame innocente, de recevoir avec soumission
les coups dont Dieu la frappe; de remplir avec cou-
rage les devoirs pénibles de son état, d'être fidèle
aux lois de l'Église : mais vous , qui êtes pécheur, ne
devez-vous rien au-delà? Et cependant vous préten-
dez au salut; mais sur quel titre? Dire que vous êtes
innocent devant Dieu , votre conscience rendroit té-
moignage contre vous-même: vouloir nous persua-
der que vous êtes pénitent , vous n'oseriez , et vous
vous condamneriez par votre propre bouche : sur
quoi donc pouvez-vous compter, ô homme qui vivez
si tranquille ! Ubi est ergo gloriatio tua ' ?
Et ce qu'il y a ici de terrible, c est qu'en cela vous
ne faites que suivre le torrent : vos mœurs sont les
mœurs de presque tous les hommes. Vous en con-
noissez peut-être de plus coupables que vous (car
je suppose qu'il vous reste encore des sentiments
de religion , et quelque soin de votre salut) ; mais de
véritables pénitents , en connoissez-vous ? Il faut les
aller chercher dans les cloîtres et dans les solitudes :
' Rom. c. 3, V. 27.
DES ÉLUS. 297
vous comptez à peine, parmi les personnes de votre
rang et de votre état, un petit nombre d'ames dont
les mœurs , plus austères que celles du commun , s at-
tii ent les regards , et peut-être aussi la censure du
public. Tout le reste marche dans la même voie. Je
vois que chacun se rassure sur son voisin; que les
enfants succèdent là-dessus à la fausse sécurité de
leurs pères; que nul ne vit innocent; que nul ne
meurt pénitent : je le vois , et je m'écrie : O Dieu ! si
vous ne nous avez pas trompés ; si tout ce que vous
nous avez dit sur la voie qui conduit à la vie , doit
s'accomplir jusqu'à un point; si le nombre de ceux
qu'il faudroit perdre ne vous fait rien rabattre de la
sévérité de vos lois , où va donc se rendre cette mul-
titude infinie de créatures qui disparoissent tous les
jours à nos yeux? Où sont nos amis, nos proches,
nos maîtres, nos sujets, qui nous ont précédés; et
quelle est leur destinée dans la région éternelle des
morts? Que serons-nous un jour nous-mêmes?
Lorsqu'autrefois un prophète se plaignoit au Sei-
gneur que tous avoient abandonné son alliance dans
Israël, il répondit qu'il s'étoit encore réservé sept
mille hommes qui n'avoient pas fléchi le genou de-
vant Baal : c'est tout ce qu'un royaume entier ren-
fermoit alors d ames pures et fidèles. Mais pourriez-
vous encore aujourd'hui, ô mon Dieu! consoler les
gémissements <le vos serviteurs par la même assu-
rance? Je sais que votre œil discerne encore des
justes au milieu de nous; que le sacerdoce a encore
ses Phinée; la magistrature ses Samuel; l'épée ses
298 SUR LE PETIT NOMBRE
Josué; la cour ses Daniel, ses Esther, et ses David;
car le monde ne subsiste que pour vos élus , et tout
seroit détruit si leur nombre étoit accompli : mais
ces restes heureux des enfants d'Israël qui se sau-
veront, que sont-ils, comparés aux grains de sable
de la mer; je veux dire à cette multitude infinie qui
se damne? Venez nous demander après cela, mes
frères, s'il est vrai que peu seront sauvés! Vous Fa-
vez dit, ô mon Dieu! et par-là c'est une vérité qui
demeure éternellement. Mais quand Dieu ne Fauroit
pas dit, je ne voudrois , en second lieu , que voir un
instant ce qui se passe parmi les hommes ; les lois
sur lesquelles ils se gouvernent, les maximes qui
sont devenues les règles de la multitude : et c'est ici
la seconde cause de la rareté des élus , qui n'est pro-
prement qu'un développement de la première; la
force des coutumes et des usages.
SECONDE PARTIE.
Peu de gens se sauvent, parceque les maximes
les plus universellement reçues dans tous les états,
et sur lesquelles roulent les mœurs de la multitude,
sont des maximes incompatibles avec le salut: sur
l'usage des biens , sur Famour de la gloire , sur la
modération chrétienne , sur les devoirs des charges
et des conditions, sur le détail des œuvres prescrites,
les régies reçues, approuvées, autorisées dans le
monde , contredisent celles de FÉvangile ; et dès-là
elles ne peuvent que conduire à la mort.
DES ÉLUS. 299
Je n'entrerai pas ici dans un détail trop vaste pour
un discours , et trop peu sérieux même pour la chaire
chrétienne. Je ne vous dis pas que c'est un usage
étabh dans le monde, qu on peut mesurer sa dépense
sur son bien et sur son rang; et que pourvu que ce
soit du patrimoine de ses pères, on peut s'en faire
honneur , ne point mettre de bornes à son luxe , et ne
consulter dans ses profusions que son orgueil et ses
caprices. Mais la modération chrétienne a ses régies ;
mais vous n'êtes pas le maître absolu de vos biens , et
tandis sur-tout que mille malheureux souffrent, tout
ce que vous employez au-delà des besoins et des bien-
séances de votre état, est une inhumanité, et un vol
que vous faites aux pauvres. Ce sont là, dit-on, des
raffinements de dévotion , et en matière de dépense
et de profusion , rien n est blâmable et excessif selon
le monde, que ce qui peut aboutir à déranger la for-
tune et altérer les affaires. Je ne vous dis pas que
c'est un usage reçu , que Tordre de la naissance , ou
les intérêts de la fortune, décident toujours de nos
destinées , et règlent le choix du siècle ou de l'Église ,
de la retraite ou du mariage. Mais la vocation du
ciel, ô mon Dieu ! prend-elle sa source dans les lois
humaines d'une naissance charnelle? On ne peut pas
tout établir dans le monde, et il seroit triste de voir
prendre à des enfants des partis peu dignes de leur
rang et de leur naissance. Je ne vous dis pas que
Fusage veut que les jeunes personnes du sexe, qu'on
élève pour le monde, soient instruites de bonne
heure de tous les arts propres à réussir et à plaire,
3oo SUR LE PETIT NOMBRE
et exercées avec soin dans une science funeste, sur
laquelle nos coeurs ne naissent que trop instruits.
Mais Tédu cation chrétienne est une éducation de
retraite, de pudeur, de modestie, de haine du monde.
On a beau dire; il faut vivre comme on vit : et des
mères, d'ailleurs chrétiennes et timorées, ne s'avi'
sent pas même d'entrer en scrupule sur cet article.
Ainsi vous êtes jeune encore; c'est la saison des
plaisirs : il ne seroit pas juste de vous interdire à cet
âge ce que tous les autres se sont permis : des années
plus mûres amèneront des mœurs plus sérieuses.
Vous êtes né avec un nom ; il faut parvenir à force
d'intrigues , de bassesse , de dépense ; faire votre idole
de votre fortune; l'ambition, si condamnée parles
règles de la foi, n'est plus qu'un sentiment digne de
votre nom et de votre naissance. Vous êtes d un sexe
et d'un rang qui vous met dans les bienséances du
monde; vous ne pouvez pas vous faire des mœurs à
part : il faut vous trouver aux réjouissances publi-
ques, aux lieux où celles de votre rang et de votre
âge s'assemblent, être des mêmes plaisirs, passer
les jours dans les mêmes inutilités, vous exposer
aux mêmes périls : ce sont des manières reçues , et
vous n'êtes pas pour les réformer. Voilà la doctrine
du monde.
Or souffrez que je vous demande ici : Qui vous
rassure dans ces voies? Quelle est la règle qui les
justifie dans votre esprit, qui vous autorise, vous , à
ce faste, qui ne convient ni au titre que vous avez
reçu dans votre baptême , ni peut-être à ceux que
DES ÉLUS. 3oi
vous tenez de vos ancêtres? Vous , à ces plaisirs pu-
blics , que vous ne croyez innocents que parceque
votre ame, trop familiarisée avec le crime , n'en sent
plus les dangereuses impressions? Vous, à ce jeu
éternel, qui est devenu la plus importante occupa-
tion de votre vie? Vous , à vous dispenser de toutes les
lois de rÉglise; à mener une vie molle, sensuelle,
sans vertu, sans souffrance , sans aucun exercice pé-
nible de religion? Vous, à solliciter le poids formi-
dable des honneurs du sanctuaire, quil suffit d'a-
voir désirés pour en être indigne devant Dieu ? Vous ,
à vivre comme étranger au milieu de votre propre
maison , à ne pas daigner vous informer des mœurs
de ce peuple de domestiques qui dépend de vous,
à ignorer par grandeur s ils croient au Dieu que vous
adorez, et s'ils remplissent les devoirs de la religion
que vous professez? Qui vous autorise à des maxi-
mes si peu chrétiennes? Est-ce l'Évangile de Jésus-
Christ? Est-ce la doctrine des saints? Sont-ce les lois
de l'Église? car il faut une régie pour être en sûreté :
quelle est la vôtre? L'usage; voilà tout ce que vous
avez à nous opposer; on ne voit personne autour de
soi qui ne se conduise sur les mêmes régies; entrant
dans le monde , on v a trouvé ces mœurs étabhes:
nos pères avoient ainsi vécu, et c'est d'eux que nous
les tenoifs; les plus sensés du siècle s'y conforment;
on n'est pas plus sage tout seul que tous les hommes
ensemble; il faut s'en tenir à ce qui s'est toujours
pratiqué, et ne vouloir pas être tout seul de son
côté.
3o2 SUR LE PETIT NOMBRE
Voilà ce qui vous rassure contre toutes les ter-
reurs de la religion; personne ne remonte jusqu'à
la loi; l'exemple public est le seul garant de nos
mœurs; on ne fait pas attention que les lois des
peuples sont vaines, comme dit TEsprit saint: Quia
leges populorum vanœ sunt i ; que Jésus-Christ nous
a laissé des régies auxquelles ni les temps, ni les
siècles, ni les mœurs, ne sauroient jamais rien chan-
ger; que le ciel et la terre passeront; que les mœurs
et les usages changeront ; mais que ces régies divines
seront toujours les mêmes.
On se contente de regarder autour de soi : on ne
pense pas que ce quon appelle aujourd'hui usage,
étoit des singularités monstrueuses avant que les
mœurs des chrétiens eussent dégénéré; et que si la
corruption a depuis gagné, les dérèglements, pour
avoir perdu leur singularité, n'ont pas pour cela
perdu leur malice : on ne voit pas que nous serons
jugés sur l'Évangile, et non sur l'usage; sur les
exemples des saints, et non sur les opinions des
hommes ; que les coutumes qui ne se sont établies
parmi les fidèles qu'avec Taffoiblissement de la foi,
sont des abus dont il faut gémir, et non des modèles
à suivre; qu'en changeant les mœurs, elles n'ont
pas changé les devoirs; que l'exemple commun qui
les autorise prouve seulement que la vertu est rare,
mais non pas que le désordre est permis : en un mot,
que la piété et la vie chrétienne sont trop amères à
' Jerem. c. lo, V. 3.
DES ÉLUS. 3o3
]a nature , pour être jamais le parti du plus grand
nombre.
Venez nous dire maintenant que vous ne faites
que ce que font tous les autres ; c est justement pour
cela que vous vous damnez. Quoi! le plus terrible
préjugé de votre condamnation deviendroit le seul
motif de votre confiance! Quelle est dans FÉcriture
la voie qui conduit à la mort? N'est-ce pas celle où
marche le grand nombre? Quel est le parti des ré-
prouvés? N'est-ce pas la multitude? Vous ne faites
que ce que font les autres? mais ainsi périrent, du
temps de Noé, tous ceux qui furent ensevelis sous
les eaux du déluge; du temps de Nabuchodonosor,
tous ceux qui se prosternèrent devant la statue sa-
crilège; du temps d'Élie, tous ceux qui fléchirent
le genou devant Baal; du temps d'Éiéazar, tous ceux
qui abandonnèrent la loi de leurs pères. Vous ne
faites que ce que font les autres, mais c'est ce que
l'Écriture vous défend : Ne vous conformez point à ce
siècle corrompu \ nous dit-elle: or le siècle corrompu
n'est pas le petit nombre de justes que vous n'imitez
point; c'est la multitude que vous suivez. Vous ne
faites que ce que font les autres ! vous aurez donc le
même sort qu'eux. Or malheur à toi , s'écrioit au-
trefois saint Augustin, torrent fatal des coutumes
humaines! ne suspendras-tu jamais ton cours? en-
traîneras-tu jusqu'à la fin les enfants d'Adam dans
l'abyme immense et terrible? f^œ tibi , Jlumen maris
' Rom. c. 12, V. 2.
3o4 SUR LE PETIT NOMBRE
humant! quousque volves Evœ filios in mare magnum
et formidolosum ^?
Au lieu de se dire à soi-même: Quelles sont mes
espérances? Il y a dans FÉgîise deux voies: Tune
large, où passe presque tout le monde ^ et qui abou-
tit à la mort; Fautre étroite, où très peu de gens en-
trent, et qui conduit à la vie. De quel côté suis-je?
mes mœurs, sont-ce les mœurs ordinaires de ceux
de mon rang , de mon âge , de mon état? suis-je avec
le grand nombre? je ne suis donc pas dans la bonne
voie; je me perds; le grand nombre dans chaque
état n est pas le parti de ceux qui se sauvent. Loin
de raisonner de la sorte , on se dit à soi-même : Je ne
suis pas de pire condition que les autres ; ceux de
mon rang et de mon âge vivent ainsi, pourquoi ne
vivrois-je pas comme eux? Pourquoi, mon cher au-
diteur? pour cela même : la vie commune ne sau-
roit être une vie chrétienne; les saints ont été dans
tous les siècles des hommes singuliers; ils ont eu
leurs mœurs à part; et ils n'ont été saints que par-
cequ'ils n'ont pas ressemblé au reste des hommes.
L'usage avoit prévalu au siècle d'Esdras , qu'on
s'alliât, malgré la défense, avec des femmes étran-
gères; l'abus étoit universel ; les prêtres et le peuple
n'en faisoient plus de scrupule. Mais que fit ce saint
restaurateur de la loi? suivit-il l'exemple de ses frè-
res? Crut-il qu'une transgression commune fût deve-
nue plus légitime? Il en appela de l'abus à la régie;
» S. AuG. in Conf. lib. I, c. 16, n° aS.
DES ÉLUS. 3o5
il prit le livre de la loi entre les mains ; il Texpli-
qua au peuple consterné, et corrigea Tusage par la
vérité.
Suivez de siècle en siècle Fhistoire des Justes , et
voyez si Loth se conformoit aux voies de Sodôme,
et si rien ne le distinguoit de ses concitoyens ; si
Abraham vivoit comme ceux de son siècle; si Job
étoit semblable aux autres princes de sa nation; si
Esther , dans la cour d'Assuérus , se conduisoit
comme les autres femmes de ce prince; s'il y avoit
beaucoup de veuves à Bétbulie et dans Israël qui
ressemblassent à Judith; si, parmi les enfants de la
captivité, il n'est pas dit de Tobie seul qu'il n'imi-
toit pas la conduite de ses frères, et qu'il fiiyoit
même le danger de leur société et de leur commerce :
voyez si dans ces siècles heureux , où les chrétiens
étoient encore saints , ils ne brilloient pas comme des
astres au miUeu des nations corrompues, et s'ils ne
servoient pas de spectacle aux anges et aux hommes ,
par la singularité de leurs mœurs; si les païens ne
leur reprochoient pas leur retraite, leur éloigne-
ment des théâtres, des cirques, et des autres plai-
sirs publics; s'ils ne se plaignoient pas que les chré-
tiens affectoient de se distinguer sur toutes choses
de leurs concitoyens; de former comme un peuple
à part au milieu de leur peuple ; d'avoir leurs lois et
leurs usages particuliers; et si, dès-là qu'un homme
avoit passé du côté des chrétiens, ils ne le comp-
toient pas comme un homme perdu pour leurs plai-
sirs, pour leurs assemblées, et pour leurs coutumes:
20
3o6 SUR LE PETIT NOMBRE
enfin, voyez si dans tous les siècles les saints, dont
la vie et les actions sont venues jusqu'à nous, ont
ressemblé au reste des hommes.
Vous nous direz peut-être que ce sont là des sin-
gularités et des exceptions, plutôt que des régies
que tout le monde soit obligé de suivre : ce sont des
exceptions , il est vrai ; mais c'est que la régie géné-
rale est de se perdre ; c'est qu'une ame fidèle au mi-
lieu du monde est toujours une singularité qui tient
du prodige. Tout le monde, dites-vous, n'est pas
obligé de suivre ces exemples : mais est-ce que la
sainteté n'est pas la vocation générale de tous les
fidèles? Est-ce que pour être sauvé il ne faut pas
être saint? Est-ce que le ciel doit beaucoup coûter
à quelques uns et rien du tout aux autres? Est-ce
que vous avez un autre Évangile à suivre , d'autres
devoirs à remplir, et d'autres promesses à espérer
que les saints? Ah! puisqu'il y avoit une voie plus
commode pour arriver au salut, pieux fidèles qui
jouissez dans le ciel d'un royaume que vous n'avez
emporté que par la violence, et qui a été le prix de
votre sang et de vos travaux, pourquoi nous laissiez-
vous des exemples si dangereux et si inutiles? Pour-
quoi nous avez-vous frayé un chemin âpre, dés-
agréable, et tout propre à rebuter notre foiblesse,
puisqu'il y en avoit un autre plus doux et plus battu ,
que vous auriez pu nous montrer pour nous encou-
rager et nous attirer , en nous facilitant notre car-
rière? Grand Dieu ! que les hommes consultent peu
la raison dans l'affaire de leur salut éternel !
DES ÉLUS. 3o7
Rassurez-vous après cela sur la multitude ; comme
si le grand nombre pouvoit rendre le crime impuni ,
et que Dieu n osât perdre tous les hommes qui vi-
vent comme vous. Mais que sont tous les hommes
ensemble devant Dieu? La multitude des coupables
Fempêcha-t-elle d'exterminer toute chair au temps
du déluge; de faire descendre le feu du ciel sur cinq
villes infâmes; d engloutir Pharaon et toute son ar-
mée sous les eaux; de frapper de mort tous les mur-
murateurs dans le désert? Ah! les rois de la terre
peuvent avoir égard au grand nombre de coupables ,
parceque la punition devient impossible , ou du moins
dangereuse, dès que la faute est trop générale. Mais
Dieu, qui secoue les impies de dessus la terre, dit
Job , comme on secoue la poussière qui s'est attachée
au vêtement; Dieu, devant qui les peuples et les na-
tions sont comme si elles n étoient pas, il ne compte
pas les coupables , il ne regarde que les crimes : et
tout ce que peut présumer la foible créature des
complices de sa transgression , c'est de les avoir pour
compagnons de son infortune.
Mais si peu de gens se sauvent, parceque les
maximes les plus universellement reçues sont des
maximes de péché; peu de gens se sauvent, parce-
que les maximes et les obligations les plus univer-
sellement ignorées ou rejetées sont les plus indis-
pensables au salut. Dernière réflexion qui nest
encore que la preuve et Féclaircissement des précé-
dentes.
20.
3o8 SUR LE PETIT NOMBRE
TROISIÈME PARTIE.
Quels sont les engagements de la vocation sainte
à laquelle nous avons été tous appelés? les promesses
solennelles du baptême. Qu'avons-nous promis au
baptême? de renoncer au monde , à la chair , à Satan ,
et à ses œuvres ; voilà nos vœux , voilà Tétat du chré-
tien, voilà les conditions essentielles du traité saint
conclu entre Dieu et nous, par lequel la vie éter-
nelle nous a été promise. Ces vérités paroissent fa-
milières, destinées au simple peuple; mais cest un
abus : il n'en est pas de plus sublimes , et il n'en est
pas aussi de plus ignorées: c'est à la cour des rois,
c'est aux grands de la terre , qu'il faut sans cesse les
annoncer : Begibus et principibus tenace. Hélas ! ils sont
des enfants de lumière pour les affaires du siècle; et
les premiers principes de la morale chrétienne leur
sont quelquefois plus inconnus qu'aux ames simples
et vulgaires : ils auroient besoin de lait, et ils exigent
de nous une nourriture solide , et que nous parlions
le langage de la sagesse, comme si nous parlions
parmi les parfaits.
Vous avez donc premièrement renoncé au monde
dans votre baptême : c'est une promesse que vous
avez faite à Dieu à la face des autels saints; l'Église
en a été le garant et la dépositaire; et vous n'avez
été admis au nombre des fidèles et marqué du sceau
ineffaçable du salut, que sur la foi que vous avez
jurée au Seigneur de n'aimer ni le monde , ni tout ce
DES ÉLUS. 3o9
que le monde aime. Si vous eussiez répondu alors
sur les fonts sacrés ce que vous dites tous les jours ,
que vous ne trouvez pas le monde si noir et si perni-
cieux que nous le disons ; qu au fond on peut l'aimer
innocemment; quW ne le décrie tant dans la chaire,
que parcequon ne le connoît pas; et que puisque
vous avez à vivre dans le monde, vous voulez vivre
comme le monde ; si vous eussiez ainsi répondu, ah!
rÉglise eût refusé de vous recevoir dans son sein, de
vous associer à Tespérance des chrétiens, à la com-
munion de ceux qui ont vaincu le monde; elle vous
eût conseillé d'aller vivre parmi ces infidèles qui
ne connoissent pas Jésus-Christ, et oii le prince du
monde se faisant adorer, il est permis d'aimer ce qui
lui appartient. Et voilà pourquoi, dans les premiers
temps, ceux des catéchumènes qui ne pouvoient en-
core se résoudre de renoncer au monde et à ses plai-
sirs différoient leur haptéme jusqu'à la mort, et n'o-
soient venir contracter aux pieds des autels , dans le
sacrement qui nous régénère, des engagements dont
ils connoissoient l'étendue et la sainteté, et auxquels
ils ne se sentoient pas encore en état de satisfaire.
Vous êtes donc obligé, par le plus saint de tous les
serments, de haïr le monde, c'est-à-dire de ne pas
vous conformer à lui : si vous l'aimez, si vous suivez
ses plaisirs et ses usages , non seulement vous êtes
ennemi de Dieu, comme dit saint Jean, mais de
plus vous renoncez à la foi donnée dans le baptême;
vous abjurez l'Évangile de Jésus-Christ; vous êtes
un apostat dans la religion , et foulez aux pieds les^
3io SUR LE PETIT NOMBRE
vœux les plus saints et les plus irrévocables que
Thomme puisse faire.
Or, quel est ce monde que vous devez haïr? je
n'aurois qu'à vous répondre que c'est celui que vous
aimez : vous ne vous tromperez jamais à cette mar-
que : ce monde , c'est une société de pécheurs dont
les désirs, les craintes, les espérances, les soins, les
projets, les joies, les chagrins, ne roulent plus que
sur les biens ou sur les maux de cette vie : ce
monde, c'est un assemblage de gens qui regardent
la terre comme leur patrie; le siècle à venir comme
un exil, les promesses de la foi comme un songe;
la mort comme le plus grand de tous les malheurs :
ce monde, c'est un royaume temporel où Ton ne
connoît pas Jésus-Christ; où ceux qui le connoissent
ne le glorifient pas comme le Seigneur, le haïssent
dans ses maximes , le méprisent dans ses serviteurs,
le persécutent dans ses œuvres , le négligent ou l'ou-
tragent dans ses sacrements et dans son culte : enfin
le monde, pour laisser à ce mot une idée plus mar-
quée, c'est le grand nombre. Voilà ce monde que
vous devez éviter , haïr, combattre par vos exemples ;
être ravi qu'il vous haïsse à son tour; qu'il contre-
dise vos mœurs par les siennes : c'est ce monde qui
doit être pour vous un crucifié, c'est-à-dire un ana-
thème et un objet d'horreur, et à qui vous devez
vous-même paroître tel.
Or, est-ce là votre situation par rapport au monde?
ses plaisirs vous sont-ils à charge? ses scandales af-
fligent-ils votre foi? y gémissez-vous sur la durée de
DES ÉLUS. 3ii
votre pèlerinage? n'avez-vous plus rien de commun
avec ]e monde? nen êtes-vous pas vous-méroe un
des principaux acteurs? ses lois ne sont-elles pas les
vôtres? ses maximes vos maximes? ce quil con-
damne ne le condamnez-vous pas? n'approuvez-
vous pas ce qu'il approuve? et quand vous resteriez
seul sur la terre, ne peut-on pas dire que ce monde
corrompu revivroit en vous , et que vous en laisse-
riez un modèle à vos descendants? Et quand je dis
vous, je m'adresse presque à tous les hommes. Où
sont ceux qui renoncent de bonne foi aux plaisirs,
aux usages , aux maximes , aux espérances du monde?
tous Font promis ; qui le tient? On voit bien des gens
qui se plaignent du monde; qui l'accusent d'injus-
tice, d'ingratitude, de caprice; qui se déchaînent
contre lui ; qui parlent vivement de ses abus et de
ses erreurs; mais en le décriant ils l'aiment, ils le
suivent, ils ne peuvent se passer de lui: en se plai-
gnant de ses injustices, ils sont piqués, ils ne sont
pas désabusés; ils sentent ses mauvais traitements,
ils ne connoissent pas ses dangers; ils le censurent;
mais où sont ceux qui le haïssent^^ et de là jugez si
bien des gens peuvent prétendre au salut.
En second lieu , vous avez renoncé à la chair dans
votre baptême; c'est-à-dire vous vous êtes engagé à
ne pas vivre selon les sens, à regarder l'indolence
même et la mollesse comme un crime, à ne pas flat-
ter les désirs corrompus de votre chair, à la châtier,
à la dompter, à la crucifier; ce n'est pas ici une per-
fection, c'est un vœu; c'est le premier de tous vos
3i2 SUR LE PETIT NOMBRE
devoirs; c'est le caractère le plus inséparable de la
foi : or, oii sont les chrétiens qui là-dessus soient
plus fidèles que vous? Enfin, vous avez dit anathème
à Satan et à ses œuvres; et quelles sont ses œuvres?
celles qui composent presque le fil et comme toute
la suite de votre vie; les pompes, les jeux, les plai-
sirs , les spectacles , le mensonge dont il est le père,
l'orgueil dont il est le modèle, les jalousies et les con-
tentions dont il estTartisan. Mais je vous demande,
oii sont ceux qui n'ont pas levé Fanathème qu'ils
avoient prononcé là-dessus contre Satan?
Et de là, pour le dire ici en passant, voilà bien des
questions résolues. Vous nous demandez sans cesse
si les spectacles et les autres plaisirs publics sont
innocents pour des chrétiens? Je n'ai, à mon tour,
qu'une demande à vous faire. Sont-ce des œuvres de
Satan ou des œuvres de Jésus-Christ? car, dans la
religion, il n'est pas de milieu. Ce n'est pas qu'il n'y
ait des délassements et des plaisirs qu'on peut appe-
ler indifférents; mais les plaisirs les plus indiffé-
rents que la religion permet, et que la foiblesse de
la nature rend même nécessaires, appartiennent,
en un sens, à Jésus-Christ, par la facilité qui doit
nous en revenir de nous appliquer à des devoirs
plus saints et plus sérieux: tout ce que nous faisons ,
que nous pleurions, que nous nous réjouissions, il
doit être d'une telle nature, que nous puissions du
moins le rapporter à Jésus-Christ, et le faire pour sa
gloire.
Or, sur ce principe le plus incontestable, le plus
DES ÉLUS. 3i3
universellement reçu de la morale chrétienne, vous
n'avez qu'à décider. Pouvez-vous rapporter à la gloire
de Jésus-Ghrist les plaisirs des théâtres? Jésus-Christ
peut-il entrer pour quelque chose dans ces sortes de
délassements? et, avant que d'y entrer, pourriez-vous
lui dire que vous ne vous proposez dans cette action
que sa gloire et le désir de lui plaire? Quoi ! les spec-
tacles, tels que nous les voyons aujourd'hui, plus
criminels encore par la débauche publique des créa-
tures infortunées qui montent sur le théâtre, que
par les scènes impures ou passionnées qu'elles débi-
tent , les spectacles seroient des œuvres de Jésus-
Ghrist? Jésus-Christ animeroit une bouche d'oii sor-
tent des airs profanes et lascifs? Jésus-Christ forme-
roit lui-même les sons d'une voix qui corrompt les
cœurs ? Jésus-Christ paroitroit sur les théâtres en la
personne d'un acteur, d'une actrice effrontée, gens
infâmes même selon les lois des hommes ? Mais ces
blasphèmes me font horreur: Jésus-Christ préside-
roit à des assemblées de péché où tout ce qu'on en-
tend anéantit sa doctrine, où le poison entre par
tous les sens dans Tame, où tout l'art se réduit à
inspirer, à réveiller, à justifier les passions qu'il
condamne? Or, si ce ne sont pas des œuvres de Jésus-
Christ dans le sens déjà expliqué, c'est-à-dire des
œuvres qui puissent du moins être rapportées à Jésus-
Christ, ce sont donc des œuvres de Satan, dit Ter-
tullien: Nihil enim non diaholi est , quidquid non Dei
est hoc ergo erit pompa diaboli. Donc, tout chré-
tien doit s'en abstenir; donc il viole les vœux de son
3i4 SUR LE PETIT NOMBRE
baptême lorsqu'il y participe; donc, de quelque in-
nocence dont il puisse se flatter, en reportant de ces
lieux son cœur exempt d'impression, il en sort
souillé, puisque, par sa seule présence , il a participé
aux œuvres de Satan auxquelles il avoit renoncé dans
son baptême, et violé les promesses les plus sacrées
qu'il avoit faites à Jésus-Christ et à son Église.
Voilà les vœux de notre baptême , mes frères : ce
ne sont point ici des conseils et des pratiques pieuses ,
je vous l'ai déjà dit; ce sont nos obligations les plus
essentielles : il ne s'agit pas d'être plus ou moins par-
fait en les négligeant ou en les observant ; il s'agit
d'être chrétien ou de ne l'être pas. Cependant qui
les observe? qui les connoît seulement? qui s'avise
de venir s'accuser au tribunal d'y avoir été infidèle?
On est souvent en peine pour trouver de quoi fournir
à une confession; et, après une vie toute mondaine,
on n'a presque rien à dire au prêtre. Hélas, mes frè-
res ! si vous saviez à quoi vous engage le titre de
chrétien que vous portez ; si vous compreniez la sain-
teté de votre état, le détachement de toutes les créa-
tures , qu'il vous impose ; la haine du monde , de vous-
même, et de tout ce qui n'est pas Dieu, qu'il vous
ordonne ; la vie de la foi , la vigilance continuelle , la
garde des sens , en un mot, la conformité avec Jésus-
Christ crucifié , qu'il exige de vous ; si vous le com-
preniez ; si vous faisiez attention que devant aimer
Dieu de tout votre cœur et de toutes vos forces, un
seul désir qui ne peut se rapporter à lui, vous souille;
si vous le compreniez, vous vous trouveriez un mon-
DES ÉLUS. 3i5
stre devant ses yeux. Quoi! diriez-vous , des obliga-
tions si saintes, et des mœurs si profanes? Une vigi-
lance si continuelle, et une vie si peu attentive et si
dissipée? un amour de Dieu si pur, si plein, si uni-
versel , et un cœur toujours en proie à mille affections
ou étrangères ou criminelles? Si cela est ainsi , ô mon
Dieu! qui pourra donc se sauver? Quis poterit salvus
esse^? peu de gens, mon cher auditeur: ce ne sera
pas vous, du moins si vous ne changez ; ce ne seront
pas ceux qui vous ressemblent: ce ne sera pas la
multitude.
Qui pourra se sauver? Youlez-vous le savoir? ce
seront ceux qui opèrent leur salut avec tremble-
ment; qui vivent au milieu du monde, mais qui ne
vivent pas comme le monde. Qui pourra se sauver?
cette femme chrétienne qui , renfermée dans Fen-
ceinte de ses devoirs domestiques, élève ses enfants
dans la foi et dans la piété; laisse au Seigneur la déci-
sion de leur destinée; ne partage son cœur qu'entre
Jésus-Christ et son époux; est ornée de pudeur et de
modestie; ne s'assied pas dans les assemblées de va-
nité; ne se fait point une loi des usages insensés du
monde, mais corrige les usages par la loi de Dieu,
et donne du crédit à la vertu par son rang et par ses
exemples. Qui pourra se sauver? ce fidèle qui, dans
le relâchement de ces derniers temps , imite les pre-
mières mœurs des chrétiens ; qui a les mains inLo-
centes et le cœur pur: vigilant, (jui na pas reçu son
anie en vain^ , mais qui, au miUeu même des périls
' Matth. c. 19, V. 25. ' Ps. 23, V. 4-
3i6 SUR LE PETIT NOMBRE
du grand monde , s'applique sans cesse à la purifier ;
juste , (jui ne jure pas frauduleusement à son prochain %
et ne doit pas à des voies douteuses Finnocent ac-
croissement de sa fortune; généreux, qui comble
de bienfaits Fennemi qui a voulu le perdre , et ne
nuit à ses concurrents que par son mérite ; sincère,
qui ne sacrifie pas la vérité à un vil intérêt, et ne
sait point plaire en trahissant sa conscience ; chari-
table , qui fait de sa maison et de son crédit Fasile de
ses frères ; de sa personne , la consolation des affli-
gés ; de son bien , le bien des pauvres ; soumis dans
les afflictions, chrétien dans les injures, pénitent
même dans la prospérité. Qui pourra se sauver?
vous, mon cher auditeur, si vous voulez suivre ces
exemples : voilà les gens qui se sauveront. Or, ces
gens-là ne forment pas assurément le plus grand
nombre; donc, tandis que vous vivrez comme la
multitude, il est de foi que vous ne devez pas pré-
tendre au salut : car si , en vivant ainsi, vous pouviez
vous sauver, tous les hommes presque se sauve-
roient , puisqu à un petit nombre d'impies près qui
se livrent à des excès monstrueux, tous les autres
hommes ne font que ce que vous faites; or, que tous
les hommes presque se sauvent, la foi nous défend
de le croire : il est donc de foi que vous ne devez
rien prétendre au salut, tandis que vous ne pour-
rez vous sauver si le grand nombre ne se sauve.
Voilà des vérités qui font trembler ; et ce ne sont
pas ici de ces vérités vagues qui se disent à tous les
' Ps. 23, V. 4'
DES ÉLUS. 3i7
hommes , et que nul ne prend pour soi et ne se dit
à soi-même. Il n'est peut-être personne ici qui ne
puisse dire de soi : Je vis comme le grand nombre,
comme ceux de mon rang, de mon âge, de mon
état; je suis perdu si je meurs dans cette voie. Or,
quoi de plus propre à effrayer une ame à qui il reste
encore quelque soin de son salut? Cependant c'est
la multitude qui ne tremble point; il n'est qu'un pe-
tit nombre de Justes qui opèrent à l'écart leur salut
avec crainte ; tout le reste est calme : on sait en gé-
néral que le grand nombre se damne; mais on se
flatte qu'après avoir vécu avec la multitude, on en
sera discerné à la mort ; chacun se met dans le cas
d'une exception chimérique; chacun augure favora-
blement pour soi.
Et c'est pour cela que je m'arrête à vous, mes
frères, qui êtes ici assemblés. Je ne parle plus du
reste des hommes, je vous regarde comme si vous
étiez seuls sur la terre, et voici la pensée qui m'oc-
cupe et qui m'épouvante. Je suppose que c'est ici
votre dernière heure et la fin de l'univers; que les
cieux vont s'ouvrir sur vos têtes, Jésus-Christ pa-
roître dans sa gloire au milieu de ce temple , et que
vous n'y êtes assemblés que pour l'attendre , et
comme des criminels tremblants à qui l'on va pro-
noncer ou une sentence de grâce, ou un aiTêt de
mort éternelle : car vous avez beau vous flatter, vous
mourrez tels que vous êtes aujourd'hui; tous ces
désirs de changement qui vous amusent, vous amu-
seront jusqu'au lit de la mort; c'est l'expérience de
3i8 SUR LE PETIT NOMBRE
tous les siècles; tout ce que vous trouverez alors en
vous de nouveau sera peut-être un compte un peu
plus grand que celui que vous auriez aujourd'hui à
rendre ; et sur ce que vous seriez si Ton venoit vous
juger dans le moment, vous pouvez presque décider
de ce qui vous arrivera au sortir de la vie.
Or, je vous demande , et je vous le demande frappé
de terreur, ne séparant pas en ce point mon sort du
vôtre, et me mettant dans la même disposition où je
souhaite que vous entriez; je vous demande donc:
si Jésus-Christ paroissoit dans ce temple, au milieu
de cette assemblée, la plus auguste de Tunivers,
pour nous juger, pour faire le terrible discernement
des boucs et des brebis, croyez-vous que le plus
grand nombre de tout ce que nous sommes ici fût
placé à la droite? croyez-vous que les choses du
moins fussent égales? croyez-vous qu'il s'y trouvât
seulement dix Justes que le Seigneur ne put trouver
autrefois en cinq villes toutes entières? Je vous le
demande, vous l'ignorez, je l'ignore moi-même;
vous seul, ô mon Dieu! connoissez ceux qui vous
appartiennent : mais si nous ne connoissons pas ceux
qui lui appartiennent, nous savons du moins que
les pécheurs ne lui appartiennent pas. Or, qui sont
les fidèles ici assemblés? les titres et les dignités ne
doivent être comptés pour rien ; vous en serez dé-
pouillés devant Jésus-Christ : qui sont-ils? beaucoup
de pécheurs qui ne veulent pas se convertir; encore
plus qui le voudroient, mais qui diffèrent leur con-
version ; plusieurs autres qui ne se convertissent ja-
DES ÉLUS. 3i9
raais que pour retomber; enfin un grand nombre
qui croient n'avoir pas besoin de conversion : voilà
le parti des réprouvés. Retrancbez ces quatre sortes
de pécheurs de cette assemblée sainte; car ils en
seront retranchés au grand jour : paroissez mainte-
nant, Justes; où êtes-vous? restes d'Israël, passez à
la droite : froment de Jésus-Christ, démêlez-vous de
cette paille destinée au feu : ô Dieu ! où sont vos élus?
et que reste-t il pour votre partage?
Mes frères, notre perte est presque assurée, et
nous n'y pensons pas. Quand même dans cette ter-
rible séparation, qui se fera un jour, il ne devroit y
avoir qu'un seul pécheur de cette assemblée du côté
des réprouvés, et qu'une voix du ciel viendroit nous
en assurer dans ce temple, sans le désigner; qui de
nous ne craindroit d'être le malheureux? qui de
nous ne retoraberoit d'abord sur sa conscience , pour
examiner si ses crimes n'ont pas mérité ce châti-
ment? qui de nous, saisi de frayeur, ne demande-
roit pas à Jésus-Christ, comme autrefois les apôtres:
Seigneur, ne seroit-ce pas moi? jXumquid ego sum.
Domine^? et si I on laissoit quelque délai, qui ne se
mettroil en état de détourner de lui cette infortune,
par les larmes et les gémissements d'une sincère
pénitence?
Sommes-nous sages, mes chers auditeurs? Peut-
être que parmi tous ceux qui m'entendent il ne se
trouvera pas dix Justes ; peut-être s'en trouvera-t-il
encore moins; que sais-je? ô mon Dieu! je n'ose re-
' M.\TTH. C. 26 , V. 2 2.
320 SUR LE PETIT NOMBRE
garder d'un œil fixe les abymes de vos jugements et
de votre justice; peut-être ne s en trouvera-t-il qu'un
seul; et ce danger ne vous touche point, mon cher
auditeur? et vous crovez être ce seul heureux dans
le grand nombre qui périra, vous qui avez moins
sujet de le croire que tout autre; vous sur qui seul la
sentence de mort devroit tomber, quand elle ne tom-
beroit que sur un seul des pécheurs qui m'écoutent?
Grand Dieu I que Ton connoît peu dans le monde
les terreurs de votre loi ! Les Justes de tous les siè-
cles ont séché de frayeur en méditant la sévérité et
la profondeur de vos jugements sur la destinée des
hommes : on a vu de saints solitaires, après une vie
entière de pénitence, frappés de la vérité que je
prêche, entrer au lit de la mort dans des terreurs
qu'on ne pouvoit presque calmer , faire trembler d'ef-
froi leur couche pauvre et austère, demander sans
cesse d'une voix mourante à leurs frères : Croyez-
vous que le Seigneur me fasse miséricorde? et être
presque sur le point de tomber dans le désespoir, si
votre présence, ô mon Dieu! n'eût à l'instant apaisé
l'orage, et commandé encore une fois aux vents et
à la mer de se calmer : et aujourd'hui , après une vie
commune, mondaine, sensuelle, profane, chacun
meurt tranquille; et le ministre de Jésus-Christ, ap-
pelé , est obligé de nourrir la fausse paix du mourant ,
de ne lui parler que des trésors infinis des miséri-
cordes divines, et de l'aider, pour ainsi dire, à se sé-
duire lui-même. O Dieu! que prépare donc aux en-
fants d'Adam la sévérité de votre justice?
DES ÉLUS. 321
Mais que conclure de ces grandes vérités? quil
faut désespérer de son salut? A Dieu ne plaise ! Il n y
a que Timpie qui, pour se calmer sur ses désordres,
tâche ici de conclure en secret que tous les hommes
périront comme lui : ce ne doit pas être là le fruit de
ce discours ; mais de vous détromper de cette er-
reur si universelle, qu'on peut faire tout ce que les
autres font, et que Fusage est une voie sûre; mais
de vous convaincre que pour se sauver il faut se dis-
tinguer des autres, être singulier, vivre à part au
milieu du monde, et ne pas ressembler à la foule.
Lorsque les Juifs, emmenés en servitude, furent
sur le point de quitter la Judée et de partir pour Ba-
bylone, le prophète Jérémie, à qui le Seigneur avoit
ordonné de ne pas abandonner Jérusalem , leur parla
de la sorte: Enfants d'Israël, lorsque vous serez ar-
rivés à Babylone, vous verrez les habitants de ce
pays-là qui porteront sur leurs épaules des dieux
d'or et d'argent; tout le peuple se prosternera de-
vant eux pour les adorer; mais pour vous alors, loin
de vous laisser entraîner à l'impiété de ces exemples,
dites en secret: C'est vous seul. Seigneur, qu'il faut
adorer: Te oportet adorari^ Domine"^.
Souffrez que je finisse en vous adressant les mê-
mes paroles. Au sortir de ce temple et de cette
autre sainte Sion, vous allez rentrer dans Babv-
lone; vous allez revoir ces idoles d'or et d'argent,
devant lesquelles tous les hommes se prosternent;
vous allez retrouver les vains objets des passions
' Baruch. c. 6, V. 5.
322 SUR LE PETIT NOMBRE
humaines ; les biens , la gloire , les plaisirs , qui sont
les dieux de ce monde, et que presque tous les
hommes adorent; vous verrez ces abus que tout le
monde se permet ; ces erreurs que Tusage autorise ;
ces désordres dont une coutume impie a presque
fait des lois. Alors, mon cher auditeur, si vous vou-
lez être du petit nombre des vrais Israélites, dites
dans le secret de votre cœur : C'est vous seul , ô mon
Dieu ! qu'il faut adorer : Te oportet adorari, Domine;
je ne veux point avoir de part avec un peuple qui
ne vou* connoît pas; je n aurai jamais d'autre loi
que votre loi sainte : les dieux que cette multitude
insensée adore ne sont pas des dieux, ils sont l'ou-
vrage de la main des hommes ; ils périront avec eux;
vous seul êtes l'immortel, ô mon Dieu! et vous seul
méritez qu'on vous adore : Te oportet adorari , Do-
mine. Les coutumes de Babylone n'ont rien de com-
mun avec les saintes lois de Jérusalem; je vous ado-
rerai avec ce petit nombre d'enfants d'Abraham , qui
composent encore votre peuple au milieu d'une na-
tion infidèle; je tournerai avec eux tous mes désirs
vers la sainte Sion : on traitera de foiblesse la singu-
larité de mes mœurs; mais heureuse foiblesse, Sei-
gneur, qui me donnera la force de résister au tor-
rent et à la séduction des exemples ! et vous serez
mon Dieu, au milieu de Babylone, comme vous le
serez un jour dans la sainte Jérusalem: Te oportet
adorari , Domine. Ah ! le temps de la captivité finira
enfin ; vous vous souviendrez d'Abraham et de Da-
vid ; vous délivrerez votre peuple; vous nous trans-
DES ÉLUS. 323
porterez dans la sainte cité ; et alors vous régnerez
seul sur Israël , et sur les nations qui ne vous con-
noissent pas : alors, tout étant détruit, tous les em-
pires, tous les sceptres, tous les monuments de
Torgueil humain étant anéantis, et vous seul de-
meurant éternellement , on connoîtra que vous seul
devez être adoré : Teoportet adorari, Domine.
Voilà le fruit que vous devez retirer de ce dis-
cours : vivez à part ; pensez sans cesse que le grand
nombre se damne ; ne comptez pour rien les usages ,
si la loi de Dieu ne les autorise ; et souvenez-vous
que les saints ont été dans tous les siècles des hom-
mes singuliers. C'est ainsi qu'après vous être distin-
gués des pécheurs sur la terre , vous en serez séparés
glorieusement dans l'éternité. Ainsi soit-iL
SERMON
POUR LE QUATRIÈME DIMANCHE DE CARÊME.
SUR L'AUMONE.
Accepit ergo Jésus panes ; et quum gratins egîsset^ dîstrihuît dis'
cumbentîbus.
Jésus prit les pains; et ayant rendu grâces, il les distribua
aux disciples, et les disciples à ceux qui étoient assis.
JOAN. C. 6 , V. II.
Ce n est pas sans mystère que Jésus-Christ asso-
cie aujourd'hui ses disciples au prodige de la multi-
plication des pains, et qu'il se sert de leur ministère
pour distribuer la nourriture miraculeuse à un peu-
ple pressé de faim et de misère. Il pouvoit sans doute
encore faire pleuvoir la manne dans le désert, et
épargner à ses disciples le soin d'une si pénible dis-
tribution.
Mais ne pouvoit-il pas aussi, après avoir ressus-
cité Lazare, ne point employer leur secours pour le
délier? sa voix toute-puissante, qui venoit de bri-
ser les chaînes de la mort, auroit-elle trouvé quel-
que résistance dans de foibles liens que la main de
l'homme avoit formés? C'est qu'il vouloit leur tracer
par avance, dans cette fonction, l'exercice sacré de
SUR L'AUMONE. 3^5
leur ministère ; la part qu'ils alloient avoir désormais
à la résurrection spirituelle des pécheurs, et que
tout ce qu'ils délieroient sur la terre seroit délié dans
le ciel.
Il pouvoit encore, lorsqu'il fut question de payer
le tribut à César, se passer des filets de Pierre pour
chercher une pièce d'argent dans les entrailles d'un
poisson ; lui qui des pierres mêmes pouvoit susci^
ter des enfants d'Abraham , auroit pu à plus forte
raison les changer en un métal précieux, et y trou-
ver le prix du tribut dû à César : mais , en la personne
du chef de l'Église, il vouloit instruire tous ses mi-
nistres à respecter ceux qui portent le glaive , et à
donner, en rendant l'honneur et le tribut aux puis-
sances étabhes de Dieu, un exemple de soumission
au reste des fidèles.
Ainsi, en se servant aujourd'hui de l'entremise
des apôtres pour distribuer aux troupes le pain mi-
raculeux, son dessein est d'accoutumer tous ses dis-
ciples à la miséricorde et à la libéralité envers les
malheureux : il vous établit les ministres de sa pro-
vidence , et ne multiplie les biens de la terre entre
vos mains, qu'afin que de là ils se répandent sur
cette multitude d'infortunés qui vous environnent.
Il pourroit sans doute les nourrir lui-même,
comme il nourrit autrefois les Paul et les Élie dans
le désert: il pourroit, sans votre entremise, soula-
ger des créatures qui portent son image ; lui dont la
main invisible prépare la nourriture aux petits cor-
beauxmêmes,quirinvoquentdansleur délaissement:
326 SUR L'AUMONE.
mais il veut vous associer au mérite de sa libéralité ;
il veut que vous soyez placés entre lui et les pauvres,
comme des nuées fécondes, toujours prêtes à ré-
pandre sur eux les rosées bienfaisantes que vous
n'avez reçues que pour eux.
Tel est Tordre de sa providence : il falloit ména-
ger à tous les hommes des moyens de salut; les ri-
chesses corromproient le cœur, si la charité n'en
expioit les abus; l'indigence lasseroit la vertu , si les
secours de la miséricorde n'en adoucissoient l'amer-
tume: les pauvres facilitent aux riches le pardon de
leurs plaisirs; les riches animent les pauvres à ne
pas perdre le mérite de leurs souffrances.
Appliquez-vous donc, qui que vous soyez, à toute
la suite de cet Évangile. Si vous gémissez sous le joug
de l'indigence , la tendresse et l'attention de Jésus-
Christ sur les besoins d'un peuple errant et dépour-
vu vous consolera : si vous êtes né dans l'opulence,
l'exemple des disciples va vous instruire. Vous y ver-
rez, en premier lieu, les prétextes qu'on oppose au
devoir de Faumône, confondus; vous y apprendrez,
en second lieu , quelles doivent en être les régies :
c'est-à-dire que, dans la première partie de ce dis-
cours, nous établirons ce devoir contre toutes les
vaines excuses de la cupidité; dans la seconde, nous
vous instruirons sur la manière de l'accomplir, contre
les défauts même de la charité : c'est l'instruction la
plus naturelle que nous présente l'histoire de notre
Évangile. Implorons le secours de l'Esprit saint par
l'entremise de Marie. Ave, Maria, etc.
SUR L'AUMONE.
PREMIÈRE PARTIE.
On ne met guère en question dans le monde , si
la loi de Dieu nous fait un précepte de Taumône ;
FÉvangile est si précis sur ce devoir ; Fesprit et le fond
de la religion y conduisent si naturellement; la seule
idée que nous avons de la Providence , dans la dis-
pensation des choses temporelles , laisse si peu de
lieu sur ce point à Topinion et au doute, que, quoi-
que plusieurs ignorent toute Fétendue de cette obli-
gation , il n'est personne néanmoins qui ne convienne
du fond et de la régie.
Qui Fignore, en effet, que le Seigneur, dont la
providence a réglé toutes choses avec un ordre si
admirable , et préparé leur nourriture même aux ani-
maux , n'auroit pas voulu laisser des hommes créés à
son image , en proie à la faim et à Findigence, tandis
qu'il répandroit à pleines mains , sur un petit nombre
d'heureux, la rosée du ciel et la graisse de la terre,
s'il n'avoit prétendu que l'abondance des uns sup-
pléât à la nécessité des autres ?
Qui Fignore , que tous les biens appartenoient ori-
ginairement à tous les hommes en commun ; que la
simple nature ne connoissoit ni de propriété ni de
partage, et qu'elle laissoit d'abord chacun de nous
en possession de tout l'univers? mais que pour
mettre des bornes à la cupidité, et éviter les dis-
sensions et les troubles, le commun consentement
des peuples établit que les plus sages, les plus mi-
328 SUR L AUMONE.
séî icordieux , les plus intégres, seroient aussi les
plus opulents ; qu'outre la portion de bien que la
nature leur destinoit, ils se cliargeroient encore de
celle des plus foibles, pour en être les dépositaires,
et la défendre contre les usurpations et les violences :
de sorte quils furent établis, par la nature même,
comme les tuteurs des malheureux; et que ce quils
eurent de trop ne fut plus que l'héritage de leurs
frères, confié à leurs soins et à leur équité ?
Qui Tignore enfin, que les liens de la religion ont
encore resserré ces premiers nœuds que la nature
av oit formés parmi les hommes ; que la grâce de Jé-
sus-Christ , qui enfanta les premiers fidèles , non
seulement n'en fit quuQ cœur et qu'une ame, mais
encore qu'une famille d'où toute propriété fut ban-
nie ; et que l Évangile nous faisant une loi d'aimer
nos frères comme nous-mêmes, ne nous permet
plus, ou d'ignorer leurs besoins, ou d'être insen-
sibles à leurs peines?
Mais il en est du devoir de l'aumône comme de
tous les autres devoirs de la loi : en général , en idée
on n'ose en contredire l'obligation; la circonstance
de Faccomplir est-elle arrivée, on ne manque jamais
de prétexte, ou pour s'en dispenser tout-à-fait, ou
pour ne s'en acquitter qu'à demi. Or, il semble que
l'Esprit de Dieu a voulu nous marquer tous ces pré-
textes dans les réponses que font les disciples à Jé-
sus-Christ, pour s'excuser de secourir cette multitude
affamée qui l'avoit suivi au désert.
En premier lieu, ils le font souvenir qu'à peine
SUR L'AUMONE. 829
ont-ils de quoi fournir à leurs propres besoins, et
qu'il ne leur reste que cinq pains d'orge et deux
poissons : Est puer unus hic, qui habet (juinque panes
hordeaceos et duos pisces ' ; et voilà le premier prétexte
que la cupidité oppose au devoir de la miséricorde.
A peine a-t-on le nécessaire ; on a un nom et un rang
à soutenir dans le monde, des enfants à établir, des
créanciers à satisfaire , des fonds à dégager , des char-
ges publiques à supporter, mille frais de pure bien-
séance auxquels il faut fournir : or, qu'est-ce qu'un
revenu qui n'est pas infini , pour des dépenses de tant
de sortes? Sedhœc quid inter tantos"^? Ainsi parle tous
les jours le monde , et le monde le plus brillant et le
plus somptueux.
Or, mes frères, je sais que les bornes du néces-
saire ne sont pas les mêmes pour tous les états;
qu'elles augmentent à proportion du rang et de la
naissance; qu'une étoile, comme parle l'apôtre, doit
différer en clarté d'une autre étoile; que même, dès
les siècles apostoliques, on voyoit dans l'assemblée
des fidèles des hommes revêtus d'une robe de dis-
tinction, et portant au doigt un anneau d'or, tandis
que les autres, d'une condition plus obscure, se
contentoient de simples vêtements pour couvrir leur
nudité; qu'ainsi la religion ne confond pas les états;
et que si elle défend à ceux qui habitent les palais
des rois la mollesse des mœurs et le faste indécent
des vêtements , elle ne leur ordonne pas aussi la pau-
' JoAN. c. 6, V. g. — Ibid.
33o SUR L'AUMONE.
vreté et la simplicité de ceux qui vivent au fond des
champs et de la plus obscure populace : je le sais.
Mais, mes frères, c'est une vérité incontestable,
que ce qu'il y a de superflu dans vos biens ne vous
appartient pas ; que c'est la portion des pauvres ; et
que vous ne devez compter à vous de vos revenus,
que ce qui est nécessaire pour soutenir l'état où la
Providence vous a fait naître. Je vous demande donc:
Est-ce l'Évangile ou la cupidité, qui doit régler ce
nécessaire? Oseriez-vous prétendre que toutes les
vanités, dont l'usage vous fait une loi, vous fussent
comptées devant Dieu comme des dépenses insépa-
rables de votre condition? prétendre que tout ce qui
vous flatte , vous accommode , nourrit votre orgueil ,
satisfait vos caprices, corrompt votre cœur, vous
soit pour cela nécessaire? prétendre que tout ce que
vous sacrifiez à la fortune d'un enfant pour l'élever
plus haut que ses ancêtres ; tout ce que vous risquez
à un jeu excessif; que ce luxe, ou qui ne convient
pas à votre naissance, ou qui en est un abus, soient
des droits incontestables qui doivent être pris sur vos
biens avant ceux de la charité? prétendre enfin que,
parce qu'un père obscur et échappé de la foule vous
aura laissé héritier de ses trésors, et peut-être aussi
de ses injustices, il vous sera permis d'oublier votre
peuple et la maison de votre père , vous mettre à côté
des plus grands noms, et soutenir le même éclat,
parceque vous pouvez fournir à la même dépense?
Si cela est ainsi, mes frères, si vous ne comptez
pour superflu que ce qui peut échapper à vos plai-
SUR L'AUMONE, 33i
sirs, à vos profusions, à vos caprices, vous n'avez
donc qu'à être voluptueux, capricieux, dissolus,
prodigues, pour être dispensés du devoir de l'au-
mône. Plus vous aurez de passions à satisfaire, plus
l'obligation d'être charitable diminuera; et vos ex-
cès, que le Seigneur vous ordonnoit d'expier par la
miséricorde, seront eux-mêmes le privilège qui vous
en décharge! Il faut donc qu'il y ait ici une régie à
observer, et des bornes à se prescrire, différentes
de celles de la cupidité : et la voici, la régie de la foi.
Tout ce qui ne tend qu'à nourrir la vie des sens , qu'à
flatter les passions , qu'à autoriser les pompes et les
abus du monde , tout cela est superflu pour un chré-
tien ; c'est ce qu'il faut retrancher et mettre à part :
voilà le fonds et l'héritage des pauvres; vous n'en
êtes que le dépositaire , et ne pouvez y toucher sans
usurpation et sans injustice. L'Évangile , mes frères,
réduit à peu le nécessaire du chrétien , quelque élevé
qu'il soit dans le monde; la religion retranche bien
des dépenses: et si nous vivions tous selon. les ré-
gies de la foi, nos besoins, qui ne seroient plus mul-
tipliés par nos passions, seroient moindres; nous
trouverions la plus grande partie de nos biens inu-
tile ; et , comme dans le premier âge de la foi, l'Église
ne verroit point d'indigent parmi les fidèles. Nos dé-
penses augmentent tous les jours, parceque tous les
jours nos passions se multiplient; l'opulence de nos
pères n'est plus qu'un état pauvre et malaisé pour
nous; et nos grands biens ne peuvent plus suffire,
parceque rien ne suffit à qui ne se refuse rien.
332 SUR SAUMONE.
Et pour donner à cette vérité toute Fétendue que
demande le sujet que nous traitons , je vous demande
en second lieu, mes frères : l'élévation et Tabondance
où vous êtes nés vous dispensent-elles de la simpli-
cité, de la frugalité, de la iliodestie , de la violence
évangélique? Pour être nés grands, vous n'en êtes
pas moins chrétiens. En vain, comme les Israélites
dans le désert, avez-vous amassé plus de manne que
vos frères; vous n'en pouvez garder pour votre
usage que la mesure prescrite par la loi : Qui mul-
tum, non abundavit ^ , Hors de là Jésus-Christ nau-
roit défendu le faste , les pompes , les plaisirs , qu aux
pauvres et aux malheureux; eux à qui l'infortune
de leur condition rend cette défense fort inutile.
Or, cette vérité capitale supposée; si, selon la
régie de la foi, il ne vous est pas permis de faire ser-
vir vos richesses à la félicité de vos sens ; si le riche
est obligé de porter sa croix , de ne chercher pas sa
consolation en ce monde, et de se renoncer sans
cesse soi-même comme le pauvre, quel a pu être le
dessein de la Providence, en répandant sur vous les
biens de la terre, et quel avantage peut-il vous en
revenir à vous-mêmes? Seroit-ce de fournir à vos
passions désordonnées ? mais vous n'êtes plus rede-
vables à la chair, pour vivre selon la chair. Seroit-ce
de soutenir l'orgueil du rang et de la naissance?
mais tout ce que vous donnez à la vanité, vous le
retranchez de la charité. Seroit-ce de thésauriser
pour vos neveux? mais votre trésor ne doit être que
' IL Cor. c. 8, v. i5.
SUR LAUMONE. 333
dans le ciel. Seroit-ce de passer la vie plus agréable-
ment? mais si vous ne pleurez, si vous ne souffrez,
si vous ne combattez , vous êtes perdus. Seroit-ce de
vous attacher plus à la terre? mais le chrétien n est
pas de ce monde, il est citoyen du siècle à venir.
Seroit-ce d'agrandir vos possessions et vos héritages?
mais vous n'agrandiriez jamais que le lieu de votre
exil ; et le gain du monde entier vous seroit inutile ,
si vous veniez à perdre votre ame. Seroit-ce de char-
ger vos tables de mets plus exquis? mais vous savez
que FÉvangile n'interdit pas moins la vie sensuelle
et voluptueuse au riche qu'à l'indigent. Repassez
sur tous les avantages que vous pouvez retirer se-
lon le monde de votre prospérité , ils vous sont pres-
que tous interdits par la loi de Dieu.
Ce n'a donc pas été son dessein de vous les mé-
nager en vous faisant naître dans l'abondance ; ce
n'est donc pas pour vous que vous êtes nés grands ;
ce n'est pas pour vous, comme le disoit autrefois
Mardochée à la pieuse Esther, que le Seigneur vous
a élevée à ce point de grandeur et de prospérité qui
vous environne; c'est pour son peuple affligé; c'est
pour être la protectrice des infortunés : Et quis novit
utrum ad regnum veneris , ut in tali tempore parareris ' ?
Si vous ne répondez pas à ce dessein de Dieu sur
vous , continuoit ce sage Juif, il se servira de quel-
que autre qui lui sera plus fidèle ; il lui transportera
cette couronne qui vous étoit destinée ; il saura bien
pourvoir par quelque autre voie à l'affliction de son
' ESTH, C. 4î V. l4-
334 SUR L AUMONE.
peuple; car il ne permet pas que les siens périssent;
mais vous et la maison de votre père périrez : Per
aliam occasionem liberabuntur Judœi\ et tu, et do~
mus patris tui , peribitis \ Vous n'êtes donc, dans les
desseins de Dieu, que les ministres de sa providence
envers les créatures qui souffrent : vos grands biens
ne sont donc que des dépôts sacrés que sa bonté a
mis entre vos mains pour y être plus à couvert de
l'usurpation et de la violence, et conservés plus sû-
rement à la veuve et à Forphelin : votre abondance,
dans Tordre de sa sagesse, nest donc destinée qu'à
suppléer à leur nécessité ; votre autorité qu'à les pro-
téger; vos dignités qu'à venger leurs intérêts ; votre
rang qu'à les consoler par vos offices : tout ce que
vous êtes , vous ne l'êtes que pour eux ; votre éléva-
tion ne seroitplus l'ouvrage de Dieu; et il vous auroit
maudits en répandant sur vous les biens de la terre,
s'il vous les avoit donnés pour un autre usage.
Ah! ne nous alléguez donc plus, pour excuser
votre dureté envers vos frères, des besoins que la
loi de Dieu condamne; justifiez plutôt sa provi-
dence envers les créatures qui souffrent; faites-leur
connoître, en rentrant dans son ordre, qu'il y a un
Dieu pour elles comme pour vous; et bénir les con-
seils adorables de sa sagesse dans la dispensation
des choses d'ici-bas, qui leur a ménagé dans votre
abondance des ressources si consolantes.
Mais d'ailleurs, mes frères, que peuvent retran-
cher à ces besoins que vous nous alléguez tant, les
' ESTH. C. 4î V. l4-
SUR L'AUMONE. 335
largesses modiques quon vous demande? Le Sei-
gneur n exige pas de vous une partie de vos fonds
et de vos héritages, quoiqu'ils lui appartiennent
tout entiers, et qu'il ait droit de vous en dépouiller;
il vous laisse tranquilles possesseurs de ces terres ,
de ces palais qui vous distinguent dans votre peu-
ple , et dont la piété de vos ancêtres enrichissoit au-
trefois nos temples ; il ne vous ordonne pas , comme
à ce jeune homme de l'Évangile, de renoncer à tout,
de distribuer tout votre bien aux pauvres , et de le
suivre; il ne vous fait pas une loi, comme autrefois
aux premiers fidèles, de venir porter tous vos tré-
sors aux pieds de vos pasteurs; il ne vous frappe
pas d'anathème , comme il frappa Ananie et Saphire,
pour avoir osé seulement retenir une portion d'un
bien qu'ils avoient reçu de leurs pères , vous qui
ne devez peut-être qu'aux malheurs publics et à
des gains odieux ou suspects l'accroissement de vo-
tre fortune; il consent que vous appeliez les terres
de vos noms , comme dit le prophète , et que vous
transmettiez à vos enfants les possessions qui vous
sont venues de vos ancêtres ; il veut seulement que
vous en retranchiez une légère portion pour les in-
fortunés qu'il laisse dans Findigence; il veut que,
tandis que vous portez sur l'indécence et le faste de
vos parures la nourriture d'un peuple entier de
malheureux, vous ayez de quoi couvrir la nudité
de ses serviteurs qui n'ont pas où reposer leur tête ;
il veut que de ces tables voluptueuses , où vos grands
biens peuvent à peine suffire à votre sensualité et
336 SUR KAUMONE.
aux profusions d'une délicatesse insensée, vous lais-
siez du moins tomber quelques miettes pour soula-
ger des Lazares pressés de la faim et de la misère;
il veut que, tandis qu'on verra sur les murs de vos
palais des peintures d'un prix bizarre et excessif,
votre revenu puisse suffire pour honorer les images
vivantes de votre Dieu ; il veut enfin que tandis que
vous n'épargnerez rien pour satisfaire la fureur d'un
jeu outré, et que tout ira fondre dans ce gouffre,
vous ne veniez pas supputer votre dépense , mesurer
vos forces, nous alléguer la médiocrité de votre for-
tune et l'embarras de vos affaires, quand il s'agira
de consoler l'affliction d'un chrétien. Il le veut; et
n'a-t-il pas raison de le vouloir? Quoi 1 vous seriez
riches pour le mal et pauvres pour le bien ! vos re-
venus suffiroient pour vous perdre, et ils ne suffi-
roient pas pour vous sauver et pour acheter le ciel !
et, parceque vous outrez l'amour de vous-mêmes, il
vous seroit permis d'être barbares envers vos frères !
Mais , mes frères , d'où vient que c'est ici la seule
circonstance où vous diminuez vous-mêmes l'opi-
nion qu'on a de vos richesses? Par-tout ailleurs, vous
voulez qu'on vous croie puissants; vous vous don-
nez pour tels; vous cachez même quelquefois sous
des dehors encore brillants des affaires déjà rui-
nées, pour soutenir cette vaine réputation d'opu-
lence. Cette vanité ne vous abandonne donc que lors-
qu'on vous fait souvenir du devoir de la miséricorde :
alors, peu contents d'avouer la médiocrité de votre
fortune , vous l'exagérez ; et la dureté l'emporte dans
SUR L'AUMONE. 337
votre cœur, non seulement sur la vérité , mais en-
core sur la vanité. Ah! le Seigneur reprochoit au-
trefois à un évêque dans FApocalypse : «Vous dites :
« Je suis riche, je suis comblé de biens ; et vous ne
«savez pas que vous êtes pauvre, nu et misérable
« à mes yeux'. » Mais il devroit aujourd'hui changer
ce reproche à votre égard, et vous dire: Oh! vous
vous plaignez que vous êtes pauvres et dépourvus
de tout; et vous ne voulez pas voir que vous êtes
riches, comblés de biens, et que dans un temps où
presque tous ceux qui vous environnent souffrent ,
vous seuls ne manquez de rien à mes yeux.
Et c'est ici le second prétexte qu'on oppose au
devoir de l'aumône, la misère générale. Aussi les
disciples répondent en second heu au Sauveur,
pour s'excuser de secourir cette multitude affamée ,
que le lieu est désert et stérile, que l'heure est déjà
passée, et qu'il faut renvoyer le peuple afin qu'il
aille dans les bourgs et dans les maisons voisines
acheter de quoi se nourrir: Desertus est locus hic, et
jam hora prœteriit^. Nouveau prétexte dont on se
sert pour se dispenser de la miséricorde : la stérilité
et le dérangement des saisons.
Mais premièrement, Jésus-Christ n'auroit-il pas
pu répondre aux disciples , dit saint Ghrysostôme :
C'est parceque le lieu est désert et stérile , et que
ce peuple ne sauroit y trouver de quoi soulager sa
faim, qu'il ne faut pas le renvoyer à jeûn, de peur
que les forces ne lui manquent en chemin? Et voilà
' Apoc. c. 3, V. 17. — ^ Marc. c. 6, v. 35.
338 SUR L'AUMONE.
ce que je pourrois aussi d'abord vous répondre : les
temps sont mauvais ; les saisons sont fâcheuses : ah !
c'est pour cela même que vous devez entrer dans des
inquiétudes plus vives et plus tendres sur les besoins
de vos frères. Si le lieu est désert et stérile pour vous,
que doit-il être pour tant de malheureux? si vous
vous ressentez du malheur des temps , ceux qui n'ont
pas les mêmes ressources que vous, que n'en doi-
vent-ils pas souffrir? si les plaies de l'Égypte entrent
jusque dans les palais des grands et de Pharaon
même , quelle sera la désolation de la cabane du
pauvre et du laboureur? Si les princes d'Israël , dans
Samarie affligée, ne trouvent plus de ressource dans
leur aire, ni dans leur pressoir, selon l'expression
du prophète, quelle sera l'extrémité d'une populace
obscure , réduite peut-être comme cette mère infor-
tunée, non à se nourrir du sang de son enfant , mais
à faire de son innocence et de son ame le prix fu-
neste de sa nécessité ?
Mais d'ailleurs ces fléaux dont nous sommes af-
fligés, et dont vous vous plaignez, sont la peine de
votre dureté envers les pauvres ; Dieu venge sur vos
biens l'injuste usage que vous en faites: ce sont les
cris et les gémissements des malheureux que vous
abandonnez, qui attirent l'indignation du ciel sur
vos terres et sur vos campagnes. C'est donc dans ces
calamités publiques , qu il faut vous hâter d'apaiser
la colère de Dieu par l'abondance de vos largesses ;
c'est alors qu'il faut plus que jamais intéresser les
pauvres dans vos malheurs. Ah ! vous vous avisez
I
SUR L'AUMONE. 389
de vous adresser au ciel , d'invoquer par des sup-
plications générales les saints protecteurs de cette
monarchie , pour obtenir des saisons plus heureuses,
la cessation des fléaux publics , le retour de la sé-
rénité et de labondance : mais ce n'est pas là seule-
ment qu'il faut porter vos vœux et vos prières ; vous
ne trouverez jamais les saints sensibles à vos peines ,
tandis que vous ne le serez pas vous-mêmes à celles
de vos frères; vous avez sur la terre les maîtres des
vents et des saisons : adressez-vous aux pauvres ; ce
sont eux qui ont, pour ainsi dire, les clefs du ciel;
ce sont leurs vœux qui règlent les temps et les sai-
sons ; qui nous ramènent des jours sereins ou fu-
nestes, qui suspendent ou qui attirent les faveurs
du ciel : car l'abondance n'est donnée à la terre que
pour leur soulagement; et ce n'est que par rapport
à eux que le ciel vous punit, ou que le ciel vous fa-
vorise.
Mais pour achever de vous confondre, vous, mes
frères, qui nous alléguez si fort le malheur des
temps ; la rigueur prétendue de ces temps retran-
che-t-elle quelque chose à vos plaisirs? Que souf-
frent vos passions des misères publiques? Si le mal-
heur des temps vous oblige à vous retrancher sur
vos dépenses, retranchez d abord tout ce que la re-
ligion condamne dans l'usage de vos biens ; réglez
vos tables, vos parures, vos jeux, vos trains, vos
édifices sur le pied de l'Évangile; que les retranche-
ments de la charité ne viennent du moins qu'après
tous les autres; retranchez vos crimes avant que de
22.
34o SUR L AUMONE.
retrancher vos devoirs. C'est le dessein de Dieu,
quand il frappe de stérilité les provinces et les royau-
mes, d'ôter aux grands et aux puissants les occa-
sions des dissolutions et des excès : entrez donc dans
Tordre de sa justice et de sa sagesse ; regardez-vous
comme des criminels publics que le Seigneur châtie
par des punitions publiques ; dites-lui , comme Da-
vid, lorsqu'il vit la main de Dieu appesantie sur son
peuple : C'est sur moi, Seigneur, qui suis le seul cou-
pable, qui ai attiré votre indignation sur ce royaume
en abusant de ma prospérité , et en me livrant à des
passions honteuses ; c'est sur moi seul que doit tom-
ber la fureur de votre bras : V ertatur^ ohsecro, nianus
tua contra me ' : mais cette populace obscure et affli-
gée ; mais ces infortunés , qui , dans une condition
pénible, ne mangeoient leur pain qu'à la sueur de
leur front ; eh ! qu'ont-ils fait , Seigneur, pour être
exposés au glaive de votre vengeance ? Ego sum qui
peccavi j ego inique egi: isti qui oves surit, quidfece-
runl ^ ?
Voilà votre modèle; faites cesser, en finissant vos
désordres, la cause des malheurs publics; offrez à
Dieu, en la personne des pauvres, le retranchement
de vos plaisirs et de vos profusions , comme le seul
sacrifice de justice, capable de désarmer sa colère;
et puisque ces fléaux ne tombent sur la terre que
pour punir l'abus que vous avez fait de l'abondance,
portez-en aussi tout seuls , en retranchant ces abus ,
II. Reg. c. D!4, V. 17. — ' Ibid.
SUR L AUMONE. 34i
]a peine et ramertume. Mais qu'on ne s'aperçoive
des malheurs publics, ni dans l'orgueil des équi-
pages, ni dans la sensualité des repas, ni dans la
magnificence des édifices, ni dans la fureur du jeu
et l'entêtement des plaisirs ; mais seulement dans
votre inhumanité envers les pauvres ; mais que tout
au dehors, les spectacles, les assemblées profanes,
les réjouissances publiques , que tout aille même
train, tandis que la charité seule se refroidira; mais
que le luxe croisse même de jour en jour, et que la
miséricorde seule diminue; mais que le monde et le
démon ne perdent rien au malheur des temps , tan-
dis que Jésus-Christ tout seul en souffre dans ses
membres affligés; mais que le riche, à couvert de
son opulence, ne voie que de loin les effets de la
colère du ciel, tandis que le pauvre et l'innocent en
deviendront la triste victime ; grand Dieu ! vous ne
voudriez donc frapper que les malheureux en ré-
pandant des fléaux sur la terre ; votre unique dessein
seroit donc d'achever d'écraser ces infortunés sur
qui votre main s'étoit déjà si fort appesantie en les
faisant naître dans l'indigence et dans la misère? les
puissants de l'Egypte seroient donc épargnés par
l'ange exterminateur, tandis que toute votre fureur
viendroit fondre sur Flsraélite affligé, sur son toit
pauvre et dépourvu, et marqué même du sang de
l'Agneau î Oui, mes frères, les calamités publiques
ne sont destinées qu'à punir les riches et les puis-
sants, et ce sont les riches et les puissants tout seuls
qui n'en souffrent rien : au contraire, en multipliant
342 SUR L'AUMONE.
]es malheureux, elles leur fournissent un nouveau
prétexte de se dispenser du devoir de la miséri-
corde.
Dernière excuse de& disciples , fondée sur le grand
nombre de personnes qui ont suivi le Sauveur au dé-
sert: Ce peuple est en si grand nombre, disent-ils,
que quand nous achèterions pour deux cents de-
niers de pain, cela ne suffiroit pas. Dernier prétexte
qu'on oppose au devoir de l'aumône : la multitude
des pauvres. Oui, mes frères, ce qui devroit rani-
mer la charité , l'éteint : la multitude des malheureux
vous endurcit à leurs misères : plus le devoir aug-
mente, plus vous vous en croyez dégagés; et vous
devenez cruels, pour avoir trop d'occasions d'être
charitables.
Mais, en premier lieu, d'où vient, je vous prie,
cette multitude de pauvres dont vous vous plaignez?
Je sais que le malheur des temps peut en augmen-
ter le nombre : mais les guerres , les maladies popu-
laires, les dérèglements des saisons que nous éprou-
vons, ont été de tous les siècles: les calamités que
nous voyons, ne sont pas nouvelles, nos pères les
ont vues, et ils en ont vu même de plus tristes : des
dissensions civiles, le père armé contre l'enfant, le
frère contre le frère; les campagnes ravagées par
leurs propres habitants ; le royaume en proie à des
nations ennemies, personne en sûreté sous son pro-
pre toit: nous ne voyons pas ces malheurs ; mais ont-
ils vu ce que nous voyons? tant de misères publiques
et cachées , tant de familles déchues , tant de citoyens
SUR L'AUMONE. 343
autrefois distingués, aujourd'hui sur la poussière,
et confondus avec le plus vil peuple? les arts de-
venus presque inutiles? l'image de la faim et de la
mort répandue sur les villes et les campagnes? que
dirai-je? tant de désordres secrets qui éclatent tous
les jours , qui sortent de leurs ténèbres, et où préci-
pitent le désespoir et l'affreuse nécessité? D'où vient
cela , mes frères , n'est-ce pas d'un luxe qui engloutit
tout, et qui étoit inconnu à nos pères; de vos dé-
penses qui ne connoissent plus de bornes , et qui
entraînent nécessairement avec elles le refroidisse-
ment de la charité ?
Ah! l'Église naissante n'étoit-elle pas persécutée,
désolée, affligée? les malheurs de nos siècles ap-
prochent-ils de ceux-là ? on y souffroit la proscrip-
tion des biens, l'exil , la prison ; les charges les plus
onéreuses de l'état tomboient sur ceux qu on soup-
çonnoit d'être chrétiens; en un mot, on ne vit ja-
mais tant de calamités : et cependant il n'y avoit
point de pauvres parmi eux, dit saint Luc : Nec
(juisquam egens erat inter illos ^ Ah ! c'est que des ri-
chesses de simplicité sortoient du fond de leur pau-
vreté même, selon l'expression de l'apôtre; c'est
qu'ils donnoient selon leurs forces et au-delà ; c'est
que des provinces les plus éloignées , par les soins
des hommes apostoliques, couloient des fleuves de
charité, qui venoient consoler les frères assemblés
à Jérusalem, et plus exposés que les autres à la fu-
reur de la synagogue.
' AcT. c. 4^ V. 34.
344 SUR L'AUMONE.
Mais plus encore que tout cela : c'est que les plus
puissants d'entre les premiers fidèles étoient ornés
de modestie; et que nos graads biens peuvent à peine
suffire au faste monstrueux dont l'usage nous fait
une loi : c'est que leurs festins étoient des repas de
sobriété et de charité; et que la sainte abstinence
même que nous célébrons, ne peut modérer parmi
nous les profusions et les excès des tables et des re-
pas : c'est que n ayant point ici-bas de cité perma-
nente, ils ne s'épuisoient pas pour y faire des éta-
blissements brillants, pour illustrer leur nom, pour
élever leur postérité, et anoblir leur obscurité et
leur roture ; ils ne pensoient qu'à s'assurer une meil-
leure condition dans la patrie céleste; et qu'aujour-
d'hui nul n'est content de son état : chacun veut
monter plus haut que ses ancêtres; et que leur pa-
trimoine n'est employé qu'à acheter des titres et des
dignités qui puissent faire oublier leur nom et la bas-
sesse de leur origine: en un mot, c'est que la dimi-
nution de ces premiers fidèles , comme parle Fapôtre,
faisoit toute la richesse de leurs frères affligés . et que
nos profusions font aujourd'hui toute leur misère et
leur indigence. Ce sont donc nos excès, mes frères,
et notre dureté, qui multiplient le nombre des mal-
heureux : n'excusez donc plus là-dessus le défaut de
vos aumônes; ce seroit faire de votre péché même
votre excuse. Ah! vous vous plaignez que les pauvres
vous accablent ; mais c'est de quoi ils auroientlieu de
se plaindre un jour eux-mêmes : ne leur faites donc
pas un crime de votre insensibilité, et ne leur repro-
SUR L'AUMONE. 345
chez pas ce qu'ils vous reprocheront sans doute un
jour devant le tribunal de Jésus-Christ.
Si chacun de vous , selon Favis de Tapôtre , met-
toit à part une certaine portion de ses biens pour la
subsistance des malheureux; si, dans la supputation
de vos dépenses et de vos revenus, cet article étoit
toujours le plus sacré et le plus inviolable; eh ! nous
verrions bientôt diminuer parmi nous le nombre des
affligés; nous verrions bientôt renaître dans TÉglise
la paix, Falégresse, Theureuse égalité des premiers
chrétiens ; nous n'y verrions plus avec douleur cette
monstrueuse disproportion, qui élève les uns et les
place sur le faîte de la prospérité et de l'opulence,
tandis que les autres rampent sur la terre et gémis-
sent dans l'abyme de Tindigence et de laffliction : il
n'y auroit parmi nous de malheureux que les im-
pies : point de misères secrètes , que celles que le pé-
ché opère dans les ames ; point de larmes , que des
larmes de pénitence ; point de soupirs que pour le
ciel; point de pauvres, que ces heureux disciples de
l'Évangile qui renoncent à tout pour suivre leur maî-
tre : nos villes seroient le séjour de l'innocence et de
la miséricorde ; la religion , un commerce de charité:
la terre, l'image du ciel, où, dans différentes mesures
de gloire, chacun est également heureux; et les en-
nemis de la foi seroient encore forcés, comme autre-
fois , de rendre gloire à Dieu , et de convenir qu'il y
a quelque chose de divin dans une religion qui peut
unir les hommes d'une manière si nouvelle.
Mais ce qui fait ici la méprise , c'est que dans la
346 SUR L'AUMONE.
pratique personne ne regarde Faumône comme une
des plus essentielles obligations du christianisme;
ainsi on n'a rien de réglé sur ce point: si Ton fait
quelque largesse, c'est toujours d'une façon arbi-
traire; et quelque légère qu'elle puisse être, on est
content de soi-même, comme si on venoit de faire
une œuvre de surcroît.
Car d'ailleurs , mes frères , quand vous prétendez
excuser la modicité de vos aumônes, en disant que
le nombre des pauvres est infini, que croyez-vous
dire par-là? vous dites que vos obligations à leur
égard sont devenues plus indispensables; que votre
miséricorde doit croître à mesure que les misères
croissent; et que vous contractez de nouvelles dettes,
en même temps qu'il s'élève de nouveaux malheu-
reux sur la terre. C'est alors, mes frères, c'est dans
ces calamités publiques que vous devez vous retran-
cher même sur des dépenses qui, hors de là, vous
seroient permises et peut-être nécessaires ; c'est alors
que vous ne devez plus vous regarder que comme le
premier pauvre, et prendre, comme une aumône,
tout ce que vous prenez pour vous-même ; c'est alors
que vous n'êtes plus ni grand , ni homme en place,
ni citoyen distingué, ni femme de naissance; vous
êtes simplement fidèle, membre de Jésus-Christ, frère
d'un chrétien affligé.
Et certes dites-moi : tandis que les villes et les cam-
pagnes sont frappées de calamités; que des hommes
créés à l'image de Dieu , et rachetés de tout son sang,
broutent l'herbe comme des animaux, et, dans leur
SUR L'AUMONE. 347
nécessité extrême , vontchercher à travers les champs
une nourriture que la terre n'a pas faite pour Thomme
et qui devient pour eux une nourriture de mort , au-
riez-vous la force d'y être le seul heureux Tandis
que la face de tout un royaume est changée, et que
tout retentit de cris et de gémissements autour de
votre demeure superhe, pourriez-vous conserver au
dedans le même air de joie, de pompe, de sérénité,
d'opulence? et où seroit l'humanité, la raison, la re-
ligion? Dans une république païenne, on vous re-
garderoit comme un mauvais citoyen; dans une so-
ciété de sages et de mondains, comme une ame vile,
sordide, sans noblesse, sans générosité, sans éléva-
tion; et dans l'Église de Jésus-Christ, sur quel pied
voulez-vous qu'on vous regarde? eh ! comme un mon-
stre indigne du nom de chrétien que vous portez , de
la foi dont vous vous glorifiez , des sacrements dont
vous approchez, de l'entrée même de nos temples,
où vous venez, puisque ce sont là les symboles sa-
crés de l'union qui doit être parmi les fidèles.
Cependant la main du Seigneur est étendue sur
nos peuples dans les villes et dans les campagnes;
vous le savez, et vous vous en plaignez: le ciel est
d'airain pour ce royaume affligé ; la misère , la pau-
vreté, la désolation, la mort, marchent par-tout de-
vant vous. Or, vous échappe-t-il de ces excès de cha-
rité, devenus maintenant une loi de discrétion et de
justice? Prenez-vous sur vous-même une partie des
calamités de vos frères? vous voit-on seulement tou-
' Discours prononcé en 170g.
348 SUR L'AUMONE.
cher à vos profusions et à vos voluptés , criminelles
en toute sorte de temps , mais barbares et punissa-
bles même par les lois des hommes en celui-ci? Que
dirai-je, ne mettez-vous pas peut-être à profit les
misères publiques? ne faites-vous pas peut-être de
Findigence comme une occasion barbare de gain?
N'achevez-vous pas peut-être de dépouiller les malheu-
reux, en affectant de leur tendre une main secoura-
ble, et ne savez-vous pas Fart inhumain d'apprécier
les larmes et les nécessités de vos frères? Entrailles
cruelles ! dit FEsprit de Dieu : quand vous serez ras-
sasié, vous vous sentirez déchiré: votre félicité fera
elle-même votre supplice ; et le Seigneur fera pleuvoir
sur vous sa fureur et sa guerre.
Mes frères , que la présence des pauvres devant le
tribunal de Jésus-Christ sera terrible pour la plu-
part des riches du monde ! que ces accusateurs se-
ront puissants ! et qu'il vous restera peu de chose à
répondre, quand ils vous reprocheront qu'il falloit
si peu de secours pour soulager leur indigence ; qu'un
seul jour retranché de vos profusions auroit suffi
pour remédier aux besoins d'une de leurs années;
que c'est leur propre bien que vous leur refusiez,
puisque ce que vous aviez de trop leur appartenoit;
qu'ainsi vous avez été non seulement cruels , mais
encore injustes en le leur refusant; mais enfin que
votre dureté n a servi qu'à exercer leur patience, et
les rendre plus dignes de Fimmortalité : tandis que
vous alors , dépouillés pour toujours de ces mêmes
biens que vous n'avez pas voulu mettre en sûreté
SUR L^AUMONE.
dans le sein des pauvres, n'aurez plus pour partage
que la malédiction préparée à ceux qui auront vu Jé-
sus-Christ souffrant la faim, la soif, la nudité dans
ses membres, et qui ne Fauront pas soulagé! Nudus
erai7i, et non cooperuistis me\ Telle est l'illusion des
prétextes dont on se sert pour se dispenser du de-
voir de l'aumône. Établissons maintenant les régies
qu'il faut observer en l'accomplissant; et après avoir
défendu cette obligation contre toutes les vaines ex-
cuses de la cupidité , tâchons de la sauver aussi des
défauts mêmes de la charité.
SECONDE PARTIE.
Ne point sonner de la trompette pour s'attirer les
regards publics dans les offices de miséricorde que
nous rendons à nos frères ; observer l'ordre de la jus-
tice même dans la charité, et ne pas préférer des be-
soins étrangers à ceux dont nous sommes chargés;
paroître touchés de l'infortune , et savoir consoler les
pauvres par notre affabilité autant que par nos dons ,
enfin éclairer même par notre vigilance le secret de
leur honte : voilà les régies que nous prescrit au-
jourd'hui l'exemple du Sauveur dans la pratique de
la miséricorde.
Premièrement, il s'en alla dans un lieu désert et
écarté, dit l'Évangile ; il monta sur une montagne où
il s'assit avec ses disciples. Son dessein, selon les
saints interprètes, étoit de dérober aux yeux des
' Matth., c. 2 5, V. 43-
35o SUR L'AUMONE.
vil] es voisines le prodige de la multiplication des pains,
et de n'avoir pour témoins de sa miséricorde que
ceux qui dévoient en ressentir les effets. Première in-
struction et première régie : le secret de la charité.
Oui, mes frères, que de fruits de la miséricorde,
le vent brûlant de l'orgueil et de la vaine complai-
sance flétrit tous les jours aux yeux de Dieu! que
d'aumônes perdues pour l'éternité! que de trésors
qu'on croyoit en sûreté dans le sein des pauvres, et
qui paroîtront un jour corrompus par le ver et par
la rouille !
A la vérité il est peu de ces hypocrisies grossières
et déclarées qui publient sur les toits le mérite de
leurs œuvres saintes; l'orgueil est plus habile, et ne
se démasque jamais tout-à-fait : mais qu'il est encore
moins de véritables zélés de charité , qui cherchent,
comme Jésus-Christ, les lieux solitaires et écartés,
pour y cacher leurs saintes profusions ! On ne voit
presque que de ces zélés fastueux qui n'ont des yeux
que pour des misères d'éclat, et qui veulent pieuse-
ment mettre le public dans la confidence de leurs
largesses : on prendra bien quelquefois des mesures
pour les cacher, mais on n'est pas fâché qu'une indis-
crétion les trahisse : on ne cherchera pas les regards
publics, mais on sera ravi que les regards publics
nous surprennent; et Ton regarde presque comme
perdues les libéralités qui sont ignorées.
Hélas ! nos temples et nos autels n'étalent-ils pas
de toutes parts avec leurs dons les noms et les marques
de leurs bienfaiteurs, c'est-à-dire les monuments pu-
SUR L'AUMONE. 35i
blics de la vanité de nos pères et de la nôtre? Si Ton
ne vouloit que Foeil invisible du Père céleste pour té-
moin , à quoi bon cette vaine ostentation? Craignez-
vous que le Seigneur n oublie vos offrandes? Faut-il
que, du fond du sanctuaire où nous Fadorons, il ne
puisse jeter ses regards sans en retrouver le souve-
nir? Si vous ne vous proposez que de lui plaire,
pourquoi exposer vos largesses à d'autres yeux qu aux
siens? pourquoi ses ministres eux-mêmes, dans les
fonctions les plus redoutables du sacerdoce, paroî-
tront-ils à Fautel, où ils ne devroient porter que les
péchés du peuple, chargés et revêtus des marques de
votre vanité? Pourquoi ces titres et ces inscriptions
qui immortalisent sur des murs sacrés vos dons et
votre orgueil? N'étoit-ce pas assez que ces dons fus-
sent écrits de la main même du Seigneur dans le livre
de vie? Pourquoi graver sur le marbre qui périra le
mérite d'une action que la charité avoit pu rendre
immortelle?
Ah! Salomon, après avoir élevé le temple le plus
pompeux et le plus magnifique qui fût jamais , n'y
fit graver que le nom redoutable du Seigneur, et
n'eut garde de mêler les marques de la grandeur de
sa race avec celles de la majesté éternelle du Roi des
rois. On donne un nom de piété à cet usage; on se
persuade que ces monuments publics sollicitent les
libéralités des fidèles. Mais le Seigneur a-t-il chargé
votre vanité du soin d'attirer des largesses à ses au-
tels, et vous a-t-il permis d'être moins modestes,
afin que vos frères devinssent plus charitables? Hé-
352 SUR L'AUMONE.
las! les plus puissants d'entre les premiers fidèles
portoient simplement, comme les plus obscurs, leur
patrimoine aux pieds des apôtres; ils voyoient avec
une sainte joie leurs noms et leurs biens confondus
avec ceux de leurs frères qui avoient moins offert
qu'eux; on ne les distinguoit pas alors dans l'assem-
blée des fidèles à proportion de leurs largesses ; les
honneurs et les préséances n'y étoient pas encore le
prix des dons et des offrandes ; et l'on n'avoit garde
de changer la récompense éternelle qu'on attendoit
du Seigneur en cette gloire frivole qu'on auroit pu
recevoir des hommes ; et aujourd'hui l'Église n'a pas
assez de privilèges pour satisfaire la vanité de ses
bienfaiteurs; leurs places y sont marquées dans le
sanctuaire; leurs tombeaux y paroissent jusque sous
l'autel, où ne devroient reposer que les cendres des
martyrs ; on leur rend même des honneurs qui de-
vroient être réservés à la gloire du sacerdoce; et s'ils
ne portent pas la main à l'encensoir, ils veulent du
moins partager avec le Seigneur Fencens qui brûle
sur ses autels. L'usage autorise cet abus , il est vrai ;
mais l'usage ne justifie jamais ce qu'il autorise.
La charité, mes frères, est cette bonne odeur de
Jésus-Christ qui s'évanouit et s'éteint du moment
qu'on la découvre. Ce n'est pas qu'il faille s'abstenir
des offices publics de miséricorde : nous devons à
nos frères l'édification et l'exemple : il est bon qu'ils
voient nos œuvres; mais il ne faut pas que nous les
voyions nous-mêmes; et notre gauche doit ignorer
les dons que répand notre droite : les actions mêmes ,
SUR L^AUMONE. 353
que le devoir rend les plus éclatantes , doivent tou-
jours être secrètes dans la préparation du cœur; nous
devons entrer pour elles dans une manière de jalou-
sie contre les regards étrangers , et ne croire leur in-
nocence en sûreté que lorsqu'elles sont sous les yeux
de Dieu seul. Oui, mes frères, les aumônes qui ont
presque toujours coulé en secret arrivent bien plus
pures dans le sein de Dieu même, que celles qui,
exposées même malgré nous aux yeux des hommes ,
ont été comme grossies et troublées sur leur cours
par les complaisances inévitables de Famour-propre
et par les louanges des spectateurs : semblables à ces
fleuves qui ont presque toujours coulé sous la terre,
et qui portent dans le sein de la mer des eaux vives
et pures ; au lieu que ceux qui ont traversé à décou-
vert les plaines et les campagnes n'y portent d'ordi-
naire que des eaux bourbeuses , et traînent toujours
après eux les débris, les cadavres, le limon, qu'ils
ont amassés sur leur route. Voilà donc la première
règle de charité que nous prescrit aujourd'hui le
Sauveur : éviter le faste et l'ostentation dans les œu-
vres de miséricorde ; ne vouloir y être remarqué ni
par le rang qu'on y tient, ni par la gloire d'en être
le principal auteur, ni par le bruit qu'elles peuvent
faire dans le monde , et ne point perdre sur la terre
ce que la charité n'avoit amassé que pour le ciel.
La seconde circonstance que je remarque dans
notre Évangile, c'est que nul de toute cette multi-
tude qui s'offre à Jésus-Christ n'est rejeté : tous in-
différemment sont soulagés; et on ne lit pas que le
23
354 - SUR L'AUMONE.
Sauveur ait usé à leur égard de distinction et de pré-
férence. Seconde régie ; la charité est universelle :
elle bannit ces libéralités de goût et de caprice, qui
ne semblent ouvrir le cœur à certaines misères que
pour le fermera toutes les autres. Vous trouvez des
personnes dans le monde qui, sous prétexte qu'elles
ont leurs aumônes réglées et des lieux destinés pour
les recevoir, sont insensibles à tous les autres be-
soins. En vain vous les avertiriez qu'une famille va
tomber faute d'un léger secours; qu'une jeune per-
sonne est sur le bord du précipice, si l'on ne se hâte
de lui tendre une main secourable ; qu'un établis-
sement utile va manquer, si un renouvellement de
charité ne le soutient : ce ne sont pas là des misères
de leur goût; et en plaçant ailleurs quelques lar-
gesses , elles croient acheter le droit de voir d'un œil
sec, et d un cœur indifférent , toutes les autres infor-
tunes.
Je sais que la charité a son ordre et sa mesure ;
qu'elle doit user de discernement, et que la justice
veut que certains besoins soient préférés ; mais je ne
voudrois pas cette charité méthodique; s'il est per-
mis de parler ainsi, qui sait précisément à quoi s'en
tenir; qui a ses jours, ses lieux, ses personnes, ses
bornes ; qui hors de là est barbare , et qui peut con-
venir avec elle-même de n'être' touchée qu'en cer-
tains temps, et à l'égard de certains besoins. Ah!
est-on ainsi maître de son cœur, quand on aime vé-
ritablement ses frères ? peut-on à son gré se marquer
à soi-même les moments d'ardeur et d'indifférence?
SUR L'AUMONE. 355
La charité, ce saint amour, est-il si régulier quand
il embrase véritablement le cœur? IN'a-t-il pas, si
je Fose dire, ses saillies et ses excès ; et ne se trouve-
t-il pas des occasions si touchantes où, quand vous
n'auriez quune étincelle de charité dans le cœur,
elle se fait sentir, et ouvre à Finstant vos entrailles et
vos richesses à votre frère ?
Je ne voudrois pas cette charité durement circon-
specte qui na jamais assez examiné, et qui se dé-
fie toujours de la vérité des besoins quon lui ex-
pose. Voyez si, dans cette multitude que Jésus-Christ
rassasie aujourd'hui, il s'attache à discerner ceux
que la paresse et Fespérance toute seule d'une nour-
riture corporelle avoient pu attirer au désert , et qui
auroient eu encore assez de force pour aller cher-
cher à manger dans les villes voisines ; nul n'est ex-
cepté de ses divins bienfaits. N'est-ce pas déjà une
assez grande misère que d'être réduit à feindre même
qu'on est malheureux? Ne vaut-il pas mieux encore
donner à de faux besoins , que courir risque de refu-
ser à des besoins véritables? Quand un imposteur
séduiroit votre charité, qu'en seroit-il? N'est-ce pas
toujours Jésus-Christ qui la reçoit de votre main ; et
votre récompense est-elle attachée à Fabus qu'on
peut faire de votre aumône, ou à l'intention elle-
même qui Foffre?
De cette régie il en naît une troisième, marquée
encore dans l histoire de notre Évangile : c'est que
non seulement la charité doit être universelle, mais
douce, affable, compatissante. Jésus-Christ, vovani
23.
356 SUR TAUMONE.
ce peuple errant et dépourvu au pied de la monta-
gne, est touché de pitié: Misertus est eis^ ; ce spec-
tacle l'attendrit; la misère de cette multitude réveille
sa compassion et sa tendresse. Troisième régie: la
douceur de la charité.
On accompagne souvent la miséricorde de tant de
dureté envers les malheureux, en leur tendant une
main secourable ; on leur montre un visage si dur et
si sévère, qu'un simple refus eût été moins acca-
blant pour eux, qu une charité si sèche et si farou-
che ; car la pitié qui paroît touchée de leurs maux
les console presque autant que la libéralité qui les
soulage. On leur reproche leur force, leur paresse,
leurs mœurs errantes et vagabondes ; on s'en prend
à eux de leur indigence et de leur misère ; et en les
secourant on achète le droit de les insulter. Mais s'il
étoit permis à ce malheureux que vous outragez de
vous répondre ; si l'abjection de son état n'avoit pas
mis le frein de la honte et du respect sur sa langue :
Que me reprochez-vous ? vous diroit-il : une vie oi-
seuse et des mœurs inutiles et errantes? Mais quels
sont les soins qui vous occupent dans votre opulence?
les soucis de l'ambition, les inquiétudes de la for-
tune, les mouvements des passions , les raffinements
de la volupté. Je puis être un serviteur inutile; mais
n'étes-vous pas vous-même un serviteur infidèle ? Ah !
si les plus coupables étoient les plus pauvres et les
plus malheureux ici-bas, votre destinée auroit-elle
quelque chose au-dessus de la mienne? Vous me re-
' Matth., c. i4, V. i4-
SUR L AUMONE. 367
prochez des forces dont je ne me sers pas: mais quel
usage faites-vous des vôtres ? Je ne devrois pas man-
ger parceque je ne travaille point; mais êtes-vous
dispensé vous-même de cette loi? N'êtes-vous riche
que pour vivre dans une indigne mollesse? Ahl le
Seigneur jugera entre vous et moi, et devant son tri-
bunal redoutable on verra si vos voluptés et vos pro-
fusions vous étoientplus permises queFinnocent ar-
tifice dont je me sers pour trouver du soulagement
à mes peines.
Oui, mes frères, offrons du moins aux malheu-
reux des cœurs sensibles à leurs misères ; adoucis-
sons du moins par notre humanité le joug de Tindi-
gence , si la médiocrité de notre fortune ne nous per-
met pas d'en soulager tout-à-fait nos frères. Hélas!
on donne dans un spectacle profane , comme autre-
fois saint Augustin dans ses égarements, des larmes
aux aventures chimériques d'un personnage de théâ-
tre ; on honore des malheurs feints d'une véritable
sensibilité ; on sort d'une représentation le cœur en-
core tout ému du récit de l'infortune d'un héros fa-
buleux: et un membre de Jésus-Christ, et un héri-
tier du ciel, et votre frère que vous rencontrez au
sortir de là couvert de plaies , et qui veut vous en-
tretenir de l'excès de ses peines , vous trouve insen-
sible ; et vous détournez vos yeux de ce spectacle de
religion; et vous ne daignez pas l'entendre, et vous
l'éloignez même rudement, et achevez de lui serrer
le cœur de tristesse ! Ame inhumaine ! avez-vous donc
laissé toute votre sensibilité sur un théâtre infâme?
358 SUR L AUMONE.
Le spectacle de Jésus-Christ souffrant dans un de
ses membres n'offre-t-il rien qui soit digne de votre
pitié , et faut-il faire revivre , pour vous toucher, Tam-
bition, la vengeance, la volupté, et toutes les hor-
reurs des siècles païens ?
Mais ce n'est pas encore assez d'offrir des cœurs
sensibles aux misères qui s'offrent à nous ; la cha-
rité va plus loin : elle n'attend pas que le hasard lui
ménage des occasions de miséricorde ; elle sait les
chercher et les prévenir elle-même. Dernière règle:
la vigilance de la charité. Jésus-Christ n'attend pas
que ce peuple indigent s'adresse à lui, et vienne lui
exposer ses besoins ; il les découvre le premier : Cum
suhlevasset ocutos Jésus et vidisset^ ; à peine les a-t-il
découverts qu'il commence à chercher avec Philippe
les moyens d'y remédier. La charité, qui n'est pas
vigilante, inquiète sur les calamités qu'elle ignore,
ingénieuse à découvrir celles qui se cachent, qui a
besoin d'être sollicitée , pressée , importunée , ne res-
semble point à la charité de Jésus-Christ: il faut veil-
ler, et percer les ténèbres que la honte oppose à nos
largesses : ce n'est pas ici un simple conseil , c'est
une suite du précepte de l'aumône. Les pasteurs,
qui sont les pères des peuples, selon la foi, sont
obligés de veiller sur leurs besoins spirituels ; et c'est
là une des plus essentielles fonctions de leur minis-
tère : les riches et les puissants sont établis de Dieu
les pères et les pasteurs des pauvres , selon le corps;
ils doivent donc avoir les veux ouverts sur leurs mi-
' JOAN. C. 6, V. 5.
SUR L AUMONE. 369
sères : si, faute de veiller, elles leur échappent, ils
sont coupables devant Dieu de toutes les suites qu'un
secours offert à propos auroit prévenues.
Ce n'est pas qu'on veuille exiger que vous décou-
vriez tous les besoins secrets d'une ville; mais on
exige des soins et des attentions; on exige que vous
qui , dans un quartier, tenez le premier rang ou par
vos biens, ou par votre naissance, ne soyez pas en-
vironné à votre insu de mille malheureux qui gé-
missent en secret, dont les yeux sont tous les jours
blessés de la pompe de vos équipages , et qui, outre
leur misère, souffrent encore, pour ainsi dire, de
toute votre prospérité ; on exige que vous qui , au mi-
lieu des plaisirs de la cour et de la ville , voyez couler
dans vos mains les fruits de la sueur et des travaux
de tant d'infortunés qui habitent vos terres et vos
campagnes , on exige que vous connoissiez ceux que
les fatigues de l âge et de leurs labeurs ont épuisés,
et qui traînent au fond des champs les restes de leur
caducité et de leur indigence ; ceux qu'une santé in-
firme rend inhabiles au travail , la seule ressource
de leur misère ; ceux que le sexe et l'âge exposent à
la séduction, et dont vous pourriez préserver l'in-
nocence. Voilà ce qu'on exige , et ce qu'on a droit
d'exiger de vous : voilà les pauvres dont Dieu vous a
chargé , et dont vous lui répondrez ; les pauvres qu'il
ne laisse sur la terre que pour vous, et auxquels sa
providence n'a assigné d'autres ressources que vos
biens et vos largesses.
Or, les connoissez-vous seulement? Chargez- vous
36o SUR L'AUMONE.
leurs pasteurs de vous les faire connoître? Sont-œ
là les soins qui vous occupent quand vous paroissez
au milieu de vos terres et de vos possessions? Ah!
c'est pour exiger de ces malheureux vos droits avec
barbarie ; c'est pour arracher de leurs entrailles le
prix innocent de leurs travaux , sans avoir égard à
leur misère , au malheur des temps que vous nous
alléguez , à leurs larmes souvent , et à leur désespoir :
que dirai-je? c'est peut-être pour opprimer leur foi-
blesse , pour être leur tyran et non pas leur seigneur
et leur père. O Dieu! ne maudissez- vous pas ces ra-
ces cruelles et ces richesses d'iniquité? Ne leur impri-
mez-vous pas des caractères de malheur et de déso-
lation , qui vont tarir la source des familles ; qui font
sécher la racine d'une orgueilleuse postérité; qui
amènent les divisions domestiques , les disgrâces
éclatantes , la décadence , et l'extinction entière des
maisons? Hélas! on est surpris quelquefois de voir
les fortunes les mieux établies s'écrouler tout d'un
coup ; ces noms antiques et autrefois si illustres , tom-
bés dans l'obscurité, ne tramer plus à nos yeux que
les tristes débris de leur ancienne splendeur ; et leurs
terres devenues la possession de leurs concurrents ,
ou de leurs esclaves. Ah! si l'on pouvoit suivre la
trace de leurs malheurs , si leurs cendres et les débris
pompeux qui nous restent de leur gloire dans l'or-
gueil de leurs mausolées pouvoient parler : Voyez-
vous, nous diroient-ils , ces marques lugubres de
notre grandeur? Ce sont les larmes des pauvres que
nous négligions, que nous opprimions, qui les ont
i
\
I
SUR L AUMONE. 36i
minées peu-à-peu, et enfin entièrement renversées;
leurs clameurs ont attiré sur nos palais la foudre du
ciel ; le Seigneur a soufflé sur ces superbes édifices
et sur notre fortune, et Ta dissipée comme de la pous-
sière : que le nom des pauvres soit honorable à vos
yeux, si vous voulez que vos noms ne périssent ja-
mais de la mémoire des hommes ; que la miséricorde
soutienne vos maisons, si vous voulez que votre pos-
térité ne soit pas ensevelie sous leurs ruines; de-
venez sages à nos dépens ; et que nos malheurs , en
vous instruisant de nos fautes , vous apprennent à
les éviter.
Et voilà, mes frères (pour en dire quelque chose
avant de finir), le premier avantage de Faumône
chrétienne : des bénédictions même temporelles. Le
pain que Jésus-Christ bénit se multiplie entre les
mains des discip^les qui le distribuent; cinq mille
hommes en sont rassasiés, et douze corbeilles peu-
vent à peine contenir les restes qu'on enlève ; c'est-
à-dire que les largesses de la charité sont des biens
de bénédiction qui se multiplient à mesure qu on les
distribue , et qui portent avec eux dans nos maisons
une source de bonheur et d'abondance ; c'est-à-dire
que c'est ici ce levain de charité caché dans trois sacs
de farine , qui étefid, grossit, et augmente toute la
pâte. Oui, mes frères, l'aumône est un gain; c'est
une usure sainte; c'est un bien qui rapporte ici-bas
même au centuple. Vous vous plaignez quelquefois
du contre-temps de vos affaires ; rien ne vous réus-
sit; les hommes vous trompent; vos concurrents vous
362 SUR L'AUMONE.
supplantent; vos maîtres vous oublient; les éléments
vous contrarient; les mesures les mieux concertées
échouent : associez-vous les pauvres ; partagez avec
eux Taccroissement de votre fortune ; augmentez vos
largesses à mesure que votre prospérité augmente;
croissez pour eux comme pour vous : alors le succès
de vos entreprises sera l'affaire de Dieu même ; vous
aurez trouvé le secret de l'intéresser dans votre for-
tune; il préservera, que dis-je? il bénira, il multi-
pliera des biens où il verra mêlée la portion de ses
membres affligés.
C'est une vérité confirmée par l'expérience de tous
les siècles : on voit tous les jours prospérer les fa-
milles charitables; une providence attentive préside
à leurs affaires : où les autres se ruinent, elles s'en-
richissent; on les voit croître , et l'on ne voit pas le
canal secret qui porte chez elles l'accroissement : ce
sont de ces toisons de Gédéon, toutes couvertes de
la rosée du ciel , tandis que tout ce qui les environne
n'est que stérilité et sécheresse. Vous-mêmes quim'é-
coutez, peut-être que les grands biens dont vous
faites aujourd'hui un usage si peu chrétien; peut-
être que les titres et les dignités dont vous avez hé-
rité en naissant sont les fruits de la charité de vos
ancêtres; peut-être vous recueillez les bénédictions
promises à la miséricorde , et vous moissonnez ce
qu'ils ont semé; peut-être que les largesses de la
charité ont jeté les premiers fondements de votre
grandeur selon le monde, et commencé votre gé-
néalogie; peut-être ce sont elles du moins qui ont
SUR L'AUMONE. 363
fait passer jusqu'à nous les titres de votre origine.
Car, je vous prie, mes frères, qui a conservé à la
postérité la descendance de tant de noms illustres
que nous respectons aujourd'hui , si ce n'est les libéra-
lités que leurs ancêtres firent autrefois à nos églises?
C'est dans les actes de ces pieuses donations, dont
nos temples ont été dépositaires, et que la recon-
noissance seule de l'Église, et non la vanité des fon-
dateurs , a conservés , qu'on va chercher tous les
jours les plus anciens et les plus assurés monuments
de leur antiquité : tous les autres titres ont péri; tout
ce que la vanité seule avoit élevé a presque tout été
détruit; les révolutions des temps et des maisons ont
anéanti ces annales domestiques, oîi étoit marquée
la suite de leurs aïeux , et la gloire de leurs alliances ;
et vous avez permis, ô mon Dieu! que les monu-
ments de la miséricorde subsistassent; que ce que
la charité avoit écrit ne fût jamais effacé, et que les
largesses saintes fussent les seuls titres qui nous
restent de leur ancienneté et de leur grandeur de-
vant les hommes.
Tel est le premier avantage de la miséricorde. Je
ne dis rien du plaisir même qu'on doit sentir à sou-
lager ceux qui souffrent, à faire des heureux, à ré-
gner sur les cœurs, à s'attirer l'innocent tribut de
leurs acclamations et de leurs actions de grâces. Eh!
quand il ne nous reviendroit que le seul plaisir de
nos largesses , ne seroient-elles pas assez payées pour
un bon cœur? Et qu'a de plus délicieux la majesté
même du trône, que le pouvoir de faire des grâces?
364 SUR L'AUMONE.
Les princes seroient-ils fort touchés de leur gran-
deur et de leur puissance , s'ils étoient condamnés à
en jouir tout seuls? Non, mes frères, faites servir,
tant qu'il vous plaira , vos biens à vos plaisirs , à vos
profusions, à vos caprices; vous n'en ferez jamais
d'usage qui vous laisse une joie plus pure et plus
digne du cœur, qu'en soulageant des malheureux.
Quoi de plus doux en effet que de pouvoir comp-
ter qu'il n'est pas un moment dans la journée oii
des ames affligées ne lèvent pour nous les mains au
ciel, et ne bénissent le jour qui nous vit naître? Écou-
tez cette multitude que Jésus-Christ vient de rassa-
sier; les airs retentissent de leurs bénédictions et de
leurs actions de grâces; ils s'écrient que c'est un
prophète; ils veulent l'établir roi sur eux. Ah! si
les hommes se donnoient des maîtres , ce ne seroient
ni les plus nobles ni les plus vaillants qu'ils choisi-
roient; ce seroient les plus miséricordieux, les plus
humains, les plus bienfaisants, les plus tendres, des
maîtres qui fussent en même temps leurs pères.
Enfin je n'ajoute pas que l'aumône chrétienne
aide à expier les crimes de l'abondance ; et que c'est
presque l'unique voie de salut que la Providence
vous ait ménagée , à vous qui êtes nés dans la pro-
spérité. Si l'aumône ne pou voit pas servir à racheter
nos offenses, nous nous en plaindrions, dit saint
Chrysostôme; nous trouverions mauvais que Dieu
eût ôté aux hommes un moyen si facile de salut: du
moins , dirions-nous , si à force d'argent on pouvoit
se faire ouvrir les portes du ciel, et acheter de tout
SUR L'AUMONE. 365
son bien la gloire des saints , on seroit heureux. Eh
bien! mes frères, continue saint Chrysostôme , pro-
fitez de ce privilège puisqu'on vous Faccorde ; hâtez-
vous, avant que vos richesses vous échappent, de
les mettre en dépôt dans le sein des pauvres, comme
le prix du royaume éternel; la malice des hommes
vous les auroit peut-être enlevées , vos passions les
auroient peut-être englouties, les révolutions de la
fortune les auroient peut-être fait passer en d autres
mains , la mort du moins vous auroit forcé tôt ou tard
de vous en séparer; ah! la charité seule les met à
couvert de tous les accidents, elle vous en rend éter-
nellement possesseur , elle les met en sûreté dans
les tabernacles éternels, et vous donne le droit d'en
aller jouir dans le sein de Dieu même.
N'êtes-vous pas heureux de pouvoir vous assurer
l'entrée du ciel par des moyens si faciles; de pouvoir,
en revêtant ceux qui sont nus , effacer du livre de la
justice divine les immodesties, le luxe , les nudités, les
indécences de vos premières années; de pouvoir, en
rassasiant ceux qui ont faim , réparer tant de carêmes
mal observés , les abstinences dont l Église vous fait
une loi, presque toujours violées, et toutes les sen-
sualités de votre vie ; de pouvoir enfin , en mettant
l'innocence à couvert dans des asiles de miséricorde,
faire oublier à Dieu la perte de tant d'ames , pour qui
vous avez été un écueil et une pierre de scandale?
Grand Dieu! quelle bonté pour Thomme de nous
faire un mérite d'une vertu qui coûte si peu au cœur;
de nous tenir compte des sentiments d'humanité
366 SUR L'AUMONE.
dont nous ne saurions nous dépouiller, qu'en nous
dépouillant de la nature même ; de vouloir accepter,
pour le prix du royaume éternel, des biens fragiles
que nous tenons de votre libéralité , que nous n au-
rions pu toujours conserver, et desquels, après un
usage court et rapide , il auroit fallu enfin se sépa-
rer ! Cependant la miséricorde est promise à celui
qui Faura faite ; un pécheur encore sensible aux ca-
lamités de ses frères ne sera pas long-temps insen-
sible aux inspirations du ciel : la grâce se réserve de
grands droits sur une ame oii la charité n a pas en-
core perdu les siens'; un bon cœur ne sauroit être •
long-temps un cœur endurci; ce fonds d'humanité
tout seul, qui fait qu'on est touché des misères d'au-
trui , est comme une préparation de salut et de pé-
nitence; et la conversion n'est jamais désespérée,
tandis que la charité n'est pas encore éteinte. Aimez
donc les pauvres comme vos frères; secourez-les
comme vos enfants; respectez-les comme Jésus-
Christ lui-même, afin qu'il vous dise au grand jour :
« Venez , les bénis de mon père , possédez le royaume
« qui vous est préparé : parcequej'avoisfaim, et vous
« m'avez rassasié ; j'étois malade , et vous m'avez sou-
« lagé ; car ce que vous avez fait au moindre de mes
« serviteurs , vous l'avez fait à moi-même » C'est ce
Queie vous souhaite. Ainsi soit-il.
' Matth. 0. 25, V, 34 et suiv.
SERMON
POUR
LE JEUDI DE LA QUATRIÈME SEMAINE DE CARÊME.
SUR LA MORT.
Cum approplnquaret Jésus portes civitatis, ecce defunctus effe-
rebatur Jîlius unicus matris suœ.
Jésus étant près de la porte de la ville, il arriva qu'on por-
toit en terre un mort, qui étoit le fils unique de sa mère.
Luc. c. 7, V. 12.
Jamais mort fut-elle accompagnée de circon-
stances plus touchantes? C'est un fils unique, le seul
successeur du nom, des titres, de la fortune de
ses ancêtres, que la mort enlève à une mère veuve
et désolée; elle le lui ravit à la fleur de Tâge, et à
Feutrée presque de la vie; en un temps où, échappé
aux accidents de Fenfance , et parvenu à ce premier
degré de force et de raison qui commence Fhomme ,
il paroissoit le moins exposé aux surprises de la
mort, et laissoit enfin respirer la tendresse mater-
nelle de toutes les frayeurs qui suivent les progrès
incertains de Féducation. Les citovens en foule ac-
courent mêler leurs larmes à celles de cette mère dé-
solée; assidus à ses côtés, ils cherchent à diminuer
368 SUR LA MORT.
sa douleur par la consolation de ces discours vagues
et communs, qu'une tristesse profonde n écoute
guère ; ils entourent avec elle le triste cercueil ; ils
parent les obsèques de leur deuil et de leur présence.
L'appareil de cette pompe funèbre est pour eux un
spectacle; mais est-il une instruction? ils en sont
frappés , attendris ; mais en sont-ils moins attachés à
la vie, et le souvenir de cette mort ne. va-t-il pas pé-
rir dans leur esprit avec le bruit et la décoration des
funérailles?
A de semblables exemples, mes frères, nous ap-
portons tous les jours les mêmes dispositions. Les
sentiments qu'une mort inopinée réveille dans nos
cœurs sont des sentiments d'une journée, comme si
la mort elle-même devoitêtre l'affaire d'un jour! On
s'épuise en vaines réflexions sur l'inconstance des
choses humaines ; mais l'objet qui nous frappoit une
fois disparu , le cœur , redevenu tranquille, se trouve
le même. Nos projets, nos soins, nos attachements
pour la terre, ne sont pas moins vifs que si nous tra-
vaillions pour des années éternelles; et, au sortir
d'un spectacle lugubre, oii l'on a vu quelquefois la
naissance, la jeunesse, les titres, la réputation, fon-
dre tout d'un coup , et se perdre pour toujours dans
le tombeau , on rentre dans le monde , plus occupé ,
plus empressé que jamais de tous ces vains objets
dont on vient de voir de ses propres yeux, et tou-
cher presque de ses mains le néant et la poussière.
Cherchons donc aujourd'hui les raisons d'un éga-
rement si déplorable. D'où vient que les hommes
SUR LA MORT. 869
s'occupent si peu de la mort, et que cette pensée fait
sur eux des impressions si peu durables ? Le voici :
l'incertitude de la mort nous amuse, et en éloigne le
souvenir de notre esprit; la certitude de la mort
nous effraie et nous oblige à détourner les yeux de
cette triste image. Ce qu'elle a d'incertain nous en-
dort et nous rassure ; ce qu'elle a de terrible et de
certain nous en fait craindre la pensée. Or, je veux
aujourd'hui combattre la dangereuse sécurité des
premiers et l'injuste frayeur des autres. La mort est
incertaine; vous êtes donc téméraire de ne pas vous
en occuper, et de vous y laisser surprendre : la mort
est certaine; vous êtes donc insensé d'en craindre le
souvenir, et vous ne devez jamais la perdre de vue.
Pensez à la mort, parceque vous ne savez à quelle
heure elle arrivera; pensez à la mort, parcequ'elle
doit arriver; c'est le sujet de ce discours. Implo-
rons, etc. Ave y Maria ^ etc.
PREMIÈRE PARTIE.
Le premier pas que l'homme fait dans la vie est
aussi le premier qui l'approche du tombeau ; dès que
ses yeux s'ouvrent à la lumière, l'arrêt de mort lui
est prononcé; et, comme si c'étoit pour lui un crime
de vivre, il suffit qu'il vive pour mériter de mourir.
Ce n'étoit point là notre première destinée : l'auteur
de notre être avoit d'abord animé notre boue d'un
souffle d'immortalité ; il avoit mis en nous un germe
de vie , que la révolution des temps et des années
Syo SUR LA MORT.
n'auroit ni affoibli ni éteint; son ouvrage étoit con-
certé avec tant d'ordre, qu'il eût pu défier la durée
des siècles , et que rien d'étranger n'en eût pu jamais
dissoudre ni altérer même l'harmonie. Le péché seul
sécha ce germe divin, renversa cet ordre heureux,
arma toutes les créatures contre l'homme, et Adam
devint mortel dès qu'il devint pécheur. « C'est par le
« péché, dit l'apôtre, que la mort est entrée dans le
« monde ^ »
Nous la portons donc tous, en naissant, dans le
sein; il semble que nous avons sucé dans les en-
trailles de nos mères un poison lent, avec lequel nous
venons au monde, qui nous fait languir ici-bas , les
uns plus, les autres moins, mais qui finit toujours
par le trépas. Nous mourons tous les jours; chaque
instant nous dérobe une portion de notre vie , et nous
avance d'un pas vers le tombeau; le corps dépérit,
la santé s'use ; tout ce qui nous environne nous dé-
truit; les aliments nous corrompent, les remèdes
nous affoibli ssent; ce feu spirituel qui nous anime
au dedans nous consume, et toute notre vie n'est
qu'une longue et pénible agonie. Or, dans cette si-
tuation, quelle image devroit être plus familière à
l'homme que celle de la mort? Un criminel con-
damné à mourir, quelque part qu'il jette les yeux,
que peut-il voir que ce triste objet? et le plus ou le
moins que nous avons à vivre fait-il une différence
assez grande pour nous regarder comme immortels
sur la terre?
' Rom. c. 5 , V. 12.
SUR LA MORT. 371
Il est vrai que la mesure de nos destinées n'est pas
égale; les uns voient croître en paix, jusqu'à Tâge
le plus reculé , le nombre de leurs années ; et héri-
tiers des bénédictions de Tancien temps, ils meiuent
pleins de jours au milieu d'une nombreuse postérité;
les autres, arrêtés dès le milieu de leurs courses,
voient, comme le roi Ézéchias, les portes du tom-
beau s'ouvrir en un âge encore florissant, et che?^-
chent en vain , comme lui , le reste de leurs années ' ;
enfin il en est qui ne font que se montrer à la terre ,
qui finissent du matin au soir, et qui, semblables à
la fleur des champs , ne mettent presque point d'in-
tervalle entre l'instant qui les voit éclore et celui qui
les voit sécher et disparoître. Le moment fatal mar-
qué à chacun est un secret écrit dans le livre éternel
que l'Agneau seul a droit d'ouvrir. Nous vivons donc
tous , incertains de la durée de nos jours ; et cette in-
certitude , si capable toute seule de nous rendre at-
tentifs à cette dernière heure, endort elle-même
notre vigilance. Nous ne songeons point à la mort,
parceque nous ne savons où la placer dans les diffé-
rents âges de notre vie. Nous ne regardons pas même
la vieillesse comme le terme du moins sûr et inévi-
table. Le doute si l'on y parviendra, qui devroit, ce
semble, borner en-deçà nos espérances, fait que
nous les étendons même au-delà de cet âge. Notre
crainte, ne pouvant poser sur rien de certain , n'est
plus qu'un sentiment vague et confus qui ne porte
sur rien du tout; de sorte que l'incertitude, qui ne
' Ps. 38, V. 10.
24.
372 SUR LA MORT.
devroit tomber que sur le plus ou le moins , nous
rend tranquilles sur le fond même.
Or , je dis d'abord, mes frères , que de toutes les
dispositions, c'est ici la plus téméraire et la moins
sensée: j'en appelle à vous-mêmes. Un malheur qui
peut arriver chaque jour est-il plus à mépriser qu'un
autre qui ne vous menaceroit qu'au bout d'un certain
nombre d'années? Quoi! parcequ'on peut vous re-
demander votre ame à chaque instant , vous la pos-
séderiez en paix, comme si vous ne deviez jamais la
perdre; parceque le péril est toujours présent, l'at-
tention seroit moins nécessaire; et dans quelle autre
affaire que celle du salut, l'incertitude devient-elle
une raison de sécurité et de négligence? La conduite
de ce serviteur de l'Évangile qui , sous prétexte que
son maître tardoit de revenir, et qu'il ignoroit Theure
de son arrivée , usoit de ses biens , comme n'en de-
vant plus rendre compte, vous paroît-elle fort pru-
dente? De quels autres motifs Jésus-Christ s'est-il
servi pour nous exhorter à veiller sans cesse ; et qu'y
a-t-il dans la religion de plus propre à réveiller notre
vigilance que l'incertitude de ce dernier jour?
Ah ! mes frères ! si Theure étoit marquée à chacun
de nous , si le royaume de Dieu venoit avec obser-
vation; si en naissant nous portions écrit sur notre
front le nombre de nos années et le jour fatal qui les
verra finir, ce point de vue fixe et certain, quelque
éloigné qu'il pût être, nous occuperoit, nous trou-
bleroit, ne nous laisseroit pas un moment tranquil-
les. Nous trouverions toujours trop court l'intervalle
SUR LA MORT. SyS
que nous verrions encore devant nous ; cette image
toujours présente malgré nous à notre esprit nous
(îégoûteroit de tout; nous rendroit les plaisirs insipi-
des , la fortune indifférente , le monde entier à charge
et ennuyeux. Ce moment terrible , que nous ne pour-
rions plus perdre de vue, réprimeroit nos passions,
éteindroit nos haines, désarmeroit nos vengeances,
calmeroit les révoltes de la chair, viendroit se mêler
à tous nos projets ; et notre vie ainsi déterminée à un
certain nombre de jours précis et connus ne seroit
qu'une préparation à ce dernier moment. Sommes-
nous sages, mes frères? la mort, vue de loin à un
point sûr et marqué, nous effraieroit, nous détache-
roit du monde et de nous-mêmes, nous rappelleroit
à Dieu, nous occuperoit sans cesse; et cette même
mort incertaine , qui peut arriver cbaque jour, cha-
que instant; et cette mort qui doit nous surprendre,
qui doit venir quand nous y penserons le moins ; et
cette mort, qui est peut-être à la porte, ne nous oc-
cupe point, nous laisse tranquilles; que dis-je? nous
laisse toutes nos passions, tous nos attachements
criminels, toute notre vivacité pour le monde, pour
les plaisirs, pour la fortune ; et, parcequ'il n'est pas
sûr si nous ne mourrons pas aujourd'hui, nous vi-
vons comme si nos années dévoient être éternelles.
Remarquez en effet , mes frères , que cette incerti-
tude est accompagnée de toutes les circonstances les
plus capables d'alarmer, ou du moins d'occuper un
homme sage , et qui fait quelque usage de sa raison.
Premièrement, la surprise de ce dernier jour, que
374 SUR LA MORT.
vous avez à craindre, n'est pas un de ces accidents
rares, uniques, qui ne tombent que sur quelques
malheureux, et qu'il est plus prudent de mépriser
que de prévoir. Il ne s'agit pas ici, pour que la mort
vous surprenne, que la foudre tombe sur vous, que
vous soyez ensevelis sous les ruines de vos palais ,
qu'un naufrage vous engloutisse sous les eaux , ni de
tant d'autres malheurs que leur singularité rend plus
terribles, et cependant moins appréhendés; c'est un
malheur familier. Il n'est pas de jour qui ne vous
en fournisse des exemples. Presque tous les hommes
sont surpris de la mort; tous l'ont vue approcher,
lorsqu'ils la croyoient encore loin; tous se disoient à
eux-mêmes , comme l'insensé de l'Évangile : « Mon
«ame, reposez-vous; vous avez du bien pour plu-
« sieurs années'. » Ainsi sont morts vos proches, vos
amis, tous ceux presque que vous avez vus mourir;
tous vous ont laissés vous-mêmes étonnés de la
promptitude de leur mort; vous en avez cherché des
raisons dans l'imprudence du malade, dans l'igno-
rance de l'art, dans le choix des remèdes; mais la
meilleure et la seule, c'est que le jour du Seigneur
nous surprend toujours. La terre est comme un vaste
champ de bataille où l'on est tous les jours aux prises
avec l'ennemi : vous en êtes sortis heureusement
aujourd'hui; mais vous y avez vu périr des gens qui
se promettoient d'en sortir comme vous. Il faudra
demain rentrer en lice. Qui vous a dit que le sort
si bizarre pour les autres sera toujours constam-
* Luc. c. 1 2 , V. 19.
SUR LA MORT. SyS
ment heureux pour vous seuls? et puisqu'enfin vous
devez y périr, êtes-vous raisonnables d'y bâtir une
demeure stable et permanente sur le lieu même
destiné peut-être à vous servir de sépulture? Mettez-
vous dans telle situation qu'il vous plaira, il n'est
point de moment qui ne puisse être pour vous le der-
nier, et qui ne Fait été à vos yeux de quelques uns
de vos frères. Point d'action d'éclat qui ne puisse être
terminée par les ténèbres éternelles du tombeau ; et
Hérode est frappé au milieu des applaudissements
insensés de son peuple. Point de jour solennel qui
ne puisse finir par votre pompe funèbre; et Jézabel
fut précipitée le jour même qu'elle avoit choisi pour
se montrer avec plus de faste et d'ostentation aux fe-
nêtres de son palais. Point de festin délicieux qui ne
puisse être pour vous une nourriture de mort; et
Raltazar expire autour d'une table somptueuse. Point
de sommeil qui ne puisse vous conduire à un som-
meil éternel ; et Holopherne , au milieu de son armée ^
vainqueur des royaumes et des provinces, expire
sous le glaive d'une simple femme d'Israël. Point de
crime qui ne puisse finir vos crimes; et Zambri
trouve une mort infâme dans les tentes mêmes des
filles de Madian. Point de maladie qui ne puisse être
le terme fatal de vos jours; et vous voyez tous les
jours les infirmités les plus légères tromper les con-
jectures de Fart et Fattente des malades , et tourner
tout d un coup à la mort. En un mot, représentez-
vous dans quelque circonstance de votre vie où vous
puissiez jamais vous trouver, à peine pourrez-vous
376 SUR LA MORT.
compter ceux qui y sont surpris; et rien ne peut vous
garantir que vous ne le serez pas vous-mêmes. Vous
le dites, vous en convenez; et cet aveu si terrible
n'est qu'un discours que vous donnez à l'usage, et
ne vous conduit jamais à une seule précaution qui
puisse vous mettre à couvert du péril.
Secondement, si cette incertitude ne rouloit que
sur l'heure , sur le lieu ou sur le genre de votre mort,
elle ne paroîtroit pas si affreuse ; car enfin , qu'im-
porte au chrétien, dit saint Augustin, de mourir au
milieu de ses proches , ou dans des contrées étran-
gères; dans le lit de sa douleur, ou dans le sein des
ondes , pourvu qu'il meure dans la piété et dans la
justice? Mais ce qu'il y a ici de terrible, c'est qu'il
est incertain si vous mourrez dans le Seigneur ou dans
votre péché ; c'est que vous ignorez ce que vous serez
dans cette autre terre où les conditions ne change-
ront plus : entre les mains de qui tombera votre ame,
seule, étrangère , tremblante, au sortir du corps ; si
elle sera environnée de lumière, et portée aux pieds
du trône sur les ailes des esprits bienheureux, ou
enveloppée d'un nuage affreux et précipitée dans les
abymes; vous êtes entre ces deux éternités; vous ne
savez à laquelle des deux vous appartiendrez; la
mort seule vous découvrira ce secret; et, dans cette
incertitude , vous êtes tranquilles, et vous la laissez
venir indolemment , comme si elle ne devoit décider
de rien pour vous. Ah ! mes frères , si tout devoit finir
avec nous , l'impie auroit encore tort de dire : Ne
pensons point à la fin de notre vie; mangeons et bu-
SUR LA MORT. 877
vons, nous mourrons demain: plus il trouveroit de
douceur à vivre , plus il auroit raison de craindre la
mort, qui ne seroit pour lui cependant qu une ces-
sation entière de son être. Mais nous, à qui la foi
découvre au-delà des peines ou des récompenses
éternelles; nous, qui devons arriver à la mort, in-
certains sur cette terrible alternative , n y a-t-il pas
de folie, que dis-je? de la fureur, en ne tenant pas à
la vérité le même discours que Timpie : Mangeons
et buvons, nous mourrons demain; mais de vivre
comme si nous pensions comme lui? Eh! pouvons-
nous être un seul instant sans nous occuper de ce
moment décisif, et sans adoucir, par les précautions
de la foi, ce que cette incertitude peut jeter de trou-
ble et de frayeur dans une ame qui n'a pas encore
renoncé à ses espérances éternelles ?
Troisièmement, dans toutes les autres incertitu-
des , ou le nombre de ceux qui partagent avec nous
le même péril, peut nous rassurer; ou des ressour-
ces dont nous pouvons nous flatter nous laissent
plus tranquilles ; ou enfin , tout au pire , la surprise
n'est qu'une instruction qui nous apprend à nos dé-
pens à être une autre fois plus sur nos gardes. Mais,
dans Vincertitude terrible dont il s'agit, mes frères,
le nombre de ceux qui courent le même risque que
nous ne diminue rien au nôtre ; toutes les ressources
dont nous pouvons nous flatter au lit de la mort ,
sont d'ordinaire des illusions ; et la religion elle-
même qui les fournit n'en espère presque rien. En-
fin, la surprise est sans retour; nous ne mourons
378 SUR LA MORT.
qu une fois ; et nous ne pouvons plus mettre à profit
notre imprudence pour une autre occasion. Notre
malheur nous détrompe, il est vrai; mais ces nou-
velles lumières qui dissipent notre erreur, devenues
inutiles par Timmutabilité de notre état, ne sont plus
que des lumières cruelles qui vont nous déchirer
éternellement , et faire la matière la plus doulou-
reuse de notre supplice, plutôt que des réflexions
sages qui puissent nous conduire au repentir.
Sur quoi pouvez-vous donc justifier cet oubli pro-
fond et incompréhensible , dans lequel vous vivez
de votre dernier jour? sur la jeunesse, qui semble
vous promettre encore une longue suite d'années?
La jeunesse ! mais le fils de la veuve de Naïm étoit
jeune; la mort respecte-t-elle les âges et les rangs?
La jeunesse! mais c'est justement ce qui me feroit
craindre pour vous; des mœurs licencieuses, des
plaisirs extrêmes, des passions outrées, les excès de
la table , les mouvements de Fambition , les dangers
de la guerre, les désirs de la gloire , les saillies de la
vengeance; n'est-ce pas dans ces beaux jours que la
plupart des hommes finissent leurs courses? Adonias
eût vieilli , s'il n eût été voluptueux; Absalon, s'il eût
été libre d'ambition ; le fils du roi de Sichem , s'il
n'eût pas aimé Dina ; Jonathas, si la gloire ne lui eût
creusé un tombeau sur les montagnes de Gelboé.
La jeunesse ! mais faut-il renouveler ici la douleur
de la nation , et redoubler des larmes qui coulent en-
core? Faut-il aigrir la plaie qui saigne encore et qui
saignera long-temps dans le cœur du grand prince
SUR LA MORT. 879
qui nous écoute? Une jeune princesse , les délices de
la cour; un jeune prince, Fespérance de l'état; Ten-
fant même , le fruit précieux de leur tendresse et des
vœux publics; la cruelle mort ne vient- elle pas de
les moissonner tous ensemble en un clin d'œil? et
cet auguste palais , rempli il y a peu de jours de tant
de gloire, de majesté, de magnificence, n'est-il pas
devenu, ce semble pour toujours, une maison de
deuil et de tristesse? La jeunesse ! que la France se-
rait heureuse , si Ton eût pu compter sur cette res-
source! hélas ! c'est la saison des périls, et Fécueil le
plus ordinaire de la vie.
Sur quoi vous rassurez-vous donc encore? sur la
force du tempérament? mais qu'est-ce que la santé
la mieux établie? une étincelle qu un souffle éteint:
il ne faut qu'un jour d'infirmité pour détruire le
corps le plus robuste du monde. Je n'examine pas
après cela si vous ne vous flattez point même là-des-
sus ; si un corps ruiné par les désordres de vos pre-
miers ans ne vous annonce pas au dedans de vous
une réponse de mort; si des infirmités habituelles
ne vous ouvrent pas de loin les portes du tombeau;
si des indices fâcheux ne vous menacent pas d'un
accident soudain: je veux que vous prolongiez vos
jours au-delà même de vos espérances. Hélas ! mes
frères, ce qui doit finir peut-il vous paroître long?
regardez derrière vous ; où sont vos premières an-
nées? que laissent-elles de réel dans votre souvenir?
pas plus qu'un songe de la nuit; vous rêvez que
vous avez vécu, voilà tout ce qui vous en reste; tout
38o SUR LA MORT.
cet intervalle, qui s'est écoulé depuis votre naissance
jusqu aujourd'hui , ce n'est qu'un trait rapide qu'à
peine vous avez vu passer. Quand vous auriez com-
mencé à vivre avec le monde , le passé ne vous pa-
roîtroit pas plus long ni plus réel ; tous les siècles qui
ont coulé jusqu'à nous, vous les regarderiez comme
des instants fugitifs; tous les peuples qui ont paru et
disparu dans l'univers, toutes les révolutions d'em-
pires et de royaumes, tous ces grands événements
qui embellissent nos histoires ne seroient pour vous
que les différentes scènes d'un spectacle que vous
auriez vu finir en un jour. Rappelez seulement les
victoires, les prises de places, les traités glorieux,
les magnificences , les événements pompeux des pre-
mières années de ce régne; vous y touchez encore;
vous en avez été la plupart, non seulement specta-
teurs, mais vous en avez partagé les périls et la
gloire : ils passeront dans nos annales jusqu'à nos
derniers neveux ; mais pour vous ce n'est déjà plus
qu'un songe, qu'un éclair qui a disparu, et que cha-
que jour efface même de votre souvenir. Qu'est-ce
donc que le peu de chemin qui vous reste à faire?
croyons-nous que les jours à venir aient plus de
réalité que les passés? Les années paroissent lon-
gues quand elles sont encore loin de nous; arrivées,
elles disparoissent; elles nous échappent en un in-
stant; et nous n'aurons pas tourné la tête que nous
nous trouverons , comme par un enchantement , au
terme fatal qui nous paroît encore si loin , et ne de-
voir jamais arriver. Regardez le monde tel que vous
SUR LA MORT. 38 1
lavez vu dans vos premières années , et tel que vous
le voyez aujourd'hui : une nouvelle cour a succédé à
celle que vos premiers ans ont vue ; de nouveaux
personnages sont montés sur la scène ; les grands
rôles sont remplis par de nouveaux acteurs ; ce sont
de nouveaux événements , de nouvelles intrigues ,
de nouvelles passions, de nouveaux héros dans la
vertu, comme dans le vice, qui font le sujet des
louanges , des dérisions , des censures publiques ; un
nouveau monde s'est élevé insensiblement, et sans
que vous vous en soyez aperçus , sur les débris du pre-
mier : tout passe avec vous et comme vous ; une ra-
pidité que rien n'arrête entraîne tout dans lesabymes
de l'éternité ; nos ancêtres nous en frayèrent hier le
chemin , et nous allons le frayer demain à ceux qui
viendront après nous. Les âges se renouvellent; la
figure du monde passe sans cesse; les morts et les
vivants se remplacent et se succèdent continuelle-
ment ; rien ne demeure ; tout change ; tout s'use ;
tout s'éteint; Dieu seul demeure toujours le même;
le torrent des siècles , qui entraîne tous les hommes,
coule devant ses yeux; et il voit avec indignation de
foibles mortels, emportés par ce cours rapide, l'in-
sulter en passant, vouloir faire de ce seul instant
tout leur bonheur, et tomber au sortir de là entre
les mains de sa colère et de sa vengeance. Oii sont
maintenant parmi nous les sages ? dit l'apôtre ; et un
homme , fùt-il capable de gouverner l'univers , peut-
il mériter ce nom, dès qu'il peut oublier ce qu'il est
et ce qu'il doit être ?
382 SUR LA MORT.
Cependant, mes frères , quelle impression fait sur
nous l'instabilité de tout ce qui se passe, la mort de
nos proches, de nos amis, de nos concurrents, de
nos maîtres? Nous ne pensons pas que nous les allons
suivre de près : nous ne pensons qu'à nous revêtir
de leurs dépouilles : nous ne pensons pas au peu de
temps qu'ils en ont joui; nous ne pensons qu'au plai-
sir qu'ils ont eu de les posséder ; nous nous hâtons
de profiter du débris les uns des autres; nous res-
semblons à ces soldats insensés qui , au fort de la
mêlée, et dans le temps que leurs compagnons tom-
bent de toutes parts à leurs côtés sous le fer et le feu
des ennemis , se chargent avidement de leurs habits ;
et à peine en sont-ils revêtus, qu'un coup mortel
leur ôte avec la vie cette folle décoration dont ils ve-
noient de se parer. Ainsi le fils se revêt des dépouilles
du père, lui ferme les yeux, succède à son rang, à
sa fortune, à ses dignités, conduit l'appareil de ses
funérailles, et se retire plus occupé, plus touché des
nouveaux titres dont il est revêtu , qu'instruit des
derniers avis d'un père mourant, qu'affligé de sa
perte, ou du moins désabusé des choses d'ici-bas
par un spectacle qui lui en met sous les yeux le
néant, et qui lui annonce incessamment la même
destinée. La mort de ceux qui nous environnent n'est
pas pour nous une instruction plus utile : un tel laisse
un poste vacant, et l'on s'empresse de le demander;
un autre vous avance d'un degré dans le service ;
celui-ci finit avec lui des prétentions qui vous au-
roient incommodé; celui-là vous laisse l'oreille et la
SUR LA MORT. 383
faveur du maître, et c étoit le seul qui pouvoit vous
la disputer ; un autre enfin vous approche d'une di-
gnité, et vous ouvre les voies à une élévation où
vous n'auriez pu prétendre qu'après lui; et là-dessus,
on se ranime, on prend de nouvelles mesures, on
fait de nouveaux projets ; et loin de se détromper
par l'exemple de ceux que l'on voit disparoître , il
sort de leurs cendres mêmes des étincelles fatales
qui viennent rallumer tous nos désirs , tous nos atta-
chements pour le monde; et la mort, cette image si
triste de notre misère , la mort ranime plus de pas-
sions parmi les hommes , que toutes les illusions
mêmes de la vie. Qu'y a-t-il donc qui puisse nous dé-
tacher de ce monde misérable , puisque la mort
même ne sert qu'à resserrer les liens , et nous affer-
mir dans l'erreur qui nous y attache?
Ici, mes frères, je ne vous demande que de la
raison. Quelles sont les conséquences naturelles que
le bon sens tout seul doit tirer de l'incertitude de la
mort ?
Premièrement, l'heure de la mort est incertaine ;
chaque année, chaque jour, chaque moment, peut
être le dernier moment de notre vie : donc c'est une
folie de s'attacher à tout ce qui doit passer en un
instant, et de perdre par-là le seul bien qui ne pas-
sera pas : donc tout ce que vous faites uniquement
pour la terre doit vous paroître perdu , puisque vous
n'y tenez à rien , que vous n y pouvez compter sur
rien, et que vous n'en emporterez rien, que ce que
vous aurez fait pour le ciel : donc les royaumes du
384 SUR LA MORT.
monde et toute leur gloire ne doivent pas balancer
un moment les intérêts de votre éternité, puisque
les grandes fortunes ne vous assurent pas plus de
jours que les médiocres, et que Tunique avantage
qui peut vous en revenir, c'est un chagrin plus amer,
quand il faudra, au lit de la mort, s'en séparer pour
toujours : donc tous vos soins , tous vos mouve-
ments , tous vos désirs ^ doivent se réunir à vous mé-
nager une fortune durable, un bonheur éternel, que
personne ne puisse plus vous ravir.
Secondement, Theure de votre mort est incer-
taine: donc vous devez mourir chaque jour; ne vous
permettre aucune action dans laquelle vous ne vou-
lussiez point être surpris ; regarder toutes vos dé-
marches comme les démarches d'un mourant qui
attend à tous moments qu'on vienne lui redemander
son ame ; faire toutes vos œuvres comme si vous de-
viez à l'instant en aller rendre compte; et, puisque
vous ne pouvez pas répondre du temps qui suit , ré-
gler tellement le présent que vous n'ayez pas besoin
de l'avenir pour le réparer.
Enfin l'heure de votre mort est incertaine : donc
ne différez pas votre pénitence; ne tardez pas de
vous convertir au Seigneur; le temps presse: vous
ne pouvez pas même vous répondre d'un jour, et
vous renvoyez à un avenir éloigné et incertain ! Si
vous aviez imprudemment avalé un poison mortel ,
renverriez-vous à un temps éloigné le remède qui
presse, et qui seul peut vous conserver la vie? La
mort que vous porteriez dans le sein vous permet-
SUR LA MORT. 385
troit-elle des délais et des remises? Voilà votre état.
Si vous êtes sage, prenez à Finstant vos précautions:
vous portez la mort dans votre ame, puisque vous y
portez le péché; hâtez-vous d'y remédier; tous les
instants sont précieux à qui ne peut se répondre
d'aucun ; le breuvage empoisonné qui infecte votre
ame ne sauroit vous mener loin; la bonté de Dieu
vous offre encore le remède; hâtez-vous , encore
une fois, d'en user, tandis quil vous en laisse le
temps. Faudroit-il des exhortations pour vous y ré-
soudre? ne devroit-il pas suffire qu'on vous montrât
le bienfait de la guérison? faut-il exhorter un infor-
tuné que les flots entraînent à faire des efforts pour
se garantir du naufrage? devriez-vous avoir besoin
là-dessus de notre ministère? Vous touchez à votre
dernière heure ; vous allez paroître en un clin d'œil
devant le tribunal de Dieu: vous pouvez employer
utilement le moment qui vous reste. Presque tous
ceux qui meurent tous les jours à vos yeux le lais-
sent échapper , et meurent sans en avoir fait aucun
usage: vous imitez leur négligence; la même sur-
prise vous attend ; vous mourrez comme eux avant
que d'avoir commencé à mieux vivre. On le leur
avoit annoncé , et nous vous l'annonçons : leur mal-
heur vous laisse insensible; et le sort infortuné qui
vous attend ne touchera pas davantage ceux à qui
nous l'annoncerons im jour : c'est une succession
d'aveuglement qui passe des pères aux enfants , et
qui se perpétue sur la terre ; nous voulons tous mieux
vivre , et nous mourons tous avant d'avoir bien vécu.
25
386 SUR LA MORT.
Voilà, mes frères, les réflexions sages et natu-
relles où doit nous conduire Fincertitude de notre
dernière heure. Mais si, de ce qu'elle est incertaine,
vous êtes imprudents de ne pas vous en occuper da-
vantage que si elle ne devoit jamais arriver, ce que
sa certitude a de terrible et d'effrayant vous excuse
encore moins de folie d'éloigner cette triste image,
comme capable d'empoisonner tout le repos et toute
la douceur de votre vie. C'est ce qui me reste à vous
exposer.
SECONDE PARTIE.
L'homme n'aime pas à s'occuper de son néant et
de sa bassesse : tout ce qui le rappelle à son origine
le rappelle en même temps à sa fin , blesse son or-
gueil , intéresse l'amour de son être , attaque par le
fondement toutes ses passions, et le jette dans des
pensées noires et funestes. Mourir, disparoître à
tout ce qui nous environne, entrer dans les abymes
de l'éternité ; devenir cadavre , la pâture des vers ,
l'horreur des hommes, le dépôt hideux d'un tom-
beau : ce spectacle tout seul soulève tous les sens ,
trouble la raison, noircit l'imagination, empoisonne
toute la douceur de la vie ; on n'ose fixer ses regards
sur une image si affreuse : nous éloignons cette pen-
sée comme la plus triste et la plus amère de toutes;
tout ce qui nous en rappelle le souvenir, nous le
craignons, nous le fuyons, comme s'il devoit hâter
pour nous cette dernière heure. Sous prétexte de
tendresse, nous n'aimons pas même qu'on nous
SUR LA MORT. 387
parle des personnes chères que la mort nous a ra-
vies; on prend soin de dérober à nos regards les
lieux qu'elles habitoient, les peintures où leurs traits
sont encore vivants , tout ce qui pourroit réveiller en
nous, avec leur idée, celle de la mort qui vient de
nous les enlever. Que dirai-je? nous craignons les ré-
cits lugubres; nous poussons là-dessus nos frayeurs
jusqu'aux plus puériles superstitions ; nous croyons
voir par-tout des présages sinistres de notre mort,
dans les rêveries d'un songe, dans le chant nocturne
d'un oiseau, dans un nombre fortuit de convives,
dans des événements encore plus ridicules; nous
croyons la voir par-tout, et c'est pour cela même que
nous tâchons de la perdre de vue.
Or, mes frères, ces frayeurs excessives étoient
pardonnables à des païens pour qui la mort étoit le
plus grand des malheurs, puisqu'ils n'attendaient
rien au-delà du tombeau, et que, vivant sans espé-
rance, ils mouroient sans consolation. Mais on doit
être surpris que la mort soit si terrible à des chré-
tiens, et que la terreur de cette image leur serve
même de prétexte pour l'éloigner de leur pensée.
Car, en premier lieu, je veux que vous ayez rai-
son de crciindre cette dernière heure; mais comme
elle est certaine, je ne comprends pas que, parce-
qu'elle vous paroît terrible , vous ne deviez pas vous
en occuper et la prévenir : il me semble, au con-
traire, que plus le malheur dont vous êtes menacé
est affreux , plus vous devez ne pas le perdre de vue ,
et prendre sans cesse des mesures pour n'en être
25.
388 SUR LA MORT.
pas surpris. Quoi! plus le péril vous frappe et vous
épouvante, plus il vous rendroit indolent et inap-
pliqué? les terreurs outrées de votre imagination
vous guériroient de cette crainte sage même qui
©père le salut? et parceque vous craignez trop, vous
ne penseriez à rien? Mais quel est Fhomme que Vi-
dée trop vive du danger calme et rassure? Quoi! s'il
falloit marcher par un sentier étroit et escarpé , en-
touré de toutes parts de précipices, ordonneriez-
vous qu'on vous bandât les yeux pour ne pas voir le
danger, et de peur que la profondeur de Fabyme ne
vous fît tourner la tête ? Ah ! mon cher auditeur , vous
voyez votre tombeau ouvert à vos pieds, cet objet
affreux vous alarme; et au lieu de prendre dans la
sagesse de la religion toutes les précautions qu'elle
vous offre pour ne pas tomber inopinément dans ce
gouffre , vous vous bandez vous-même les yeux pour
ne le pas voir; vous vous faites des diversions réjouis-
santes pour en effacer Fidée de votre esprit; et, sem-
blable à ces victimes infortunées du paganisme , vous
courez au bûcher les yeuxbandés, couronné de fleurs,
environné de danses et de cris de joie, pour ne pas
penser au terme fatal oîi cet appareil vous conduit,
et de peur de voir Fautel, c'est-à-dire le lit de la mort
oii vous allez à Finstant être immolé.
De plus , si en éloignant cette pensée vous pou-
viez aussi éloigner la mort, vos frayeurs auroient du
moins une excuse. Mais, pensez-y ou n'y pensez pas ,
la mort avance toujours; chaque effort que vous
faites pour en éloigner le souvenir vous rapproche
SUR LA MORT. 389
cfelle , et à l'heure marquée elle arrivera. Qu avan-
cez-vous donc en détournant votre esprit de cette
pensée? Diminuez-vous le danger? Vous l'augmen-
tez; vous vous rendez la surprise inévitable. Adou-
cissez-vous Fhorreur de ce spectacle en vous le dé-
robant? ah ! vous lui laissez tout ce qu'il a de plus
terrible. Si vous vous rendiez la pensée de la mort
plus familière, votre esprit foible et timide s'y ac-
coutumeroit insensiblement; vous pourriez peu-à-
peu y fixer vos regards et l'envisager sans trouble,
ou du moins avec résignation , au lit de la mort :
elle ne seroit plus pour vous un spectacle nouveau.
Un danger prévu de loin n'a rien qui étonne: la
mort n'est formidable que la première fois qu'on en
rappelle le souvenir ; et elle n'est à craindre que lors-
qu'elle est imprévue.
Mais d'ailleurs, quand cette pensée vous trouble-
roit, feroit sur vous des impressions de frayeur et
de tristesse, où seroit l'inconvénient? N'êtes-vous
sur la terre que pour y vivre dans un calme indolent ,
et ne vous y occuper que d'images douces et riantes?
On en perdroit la raison, dites-vous , si l'on y pensoit
tout de bon. On en perdroit la raison? mais tant d'a-
mes fidèles qui mêlent cette pensée à toutes leurs ac-
tions , et qui font du souvenir de cette dernière heure
le frein de leurs passions et le plus puissant motif
de leur fidélité; mais tant d'illustres pénitents qui
s'enfermoient tout vivants dans des tombeaux pour
ne pas perdre de vue l'image de la mort; mais les
saints , qui mouroient tous les jours comme l'apôtre ,
390 SUR LA MORT.
pour ne pas mourir éternellement , en ont-ils perdu
la raison? Vous en perdriez la raison? c'est-à-dire
vous re^cjarderiez le monde comme un exil; les plai-
sirs comme une ivresse; le péché comme le plus
grand des malheurs; les places, les honneurs, la
faveur , la fortune comme des songes ; le salut comme
la grande et unique affaire : est-ce là perdre la rai-
son? Heureuse folie 1 eh ! que n êtes-vous dès aujour-
d'hui du nombre de ces sages insensés ! Vous en per-
driez la raison? oui, cette raison fausse, mondaine,
orgueilleuse, charnelle, insensée qui vous séduit;
oui, cette raison corrompue qui obscurcit la foi,
qui autorise les passions, qui nous fait préférer le
temps à l'éternité, prendre l'ombre pour la vérité,
et qui égare tous les hommes ; oui , cette raison dé-
plorable, cette vaine philosophie qui regarde comme
une foiblesse de craindre un avenir, et qui, parce-
qu'elle le craint trop, fait semblant ou s'efforce de
ne pas le croire. Mais cette raison sage, éclairée,
modérée, chrétienne; mais cette prudence du ser-
pent, si recommandée dans l Évangile, c'est dans ce
souvenir que vous la trouveriez ; mais cette sagesse
préférable, dit l'Esprit saint, à tous les trésors et à
tous les honneurs de la terre; cette sagesse si hono-
rable à l'homme et qui l'élève si haut au-dessus de
lui-même; cette sagesse qui a formé tant de hé-
ros chrétiens, c'est l'image toujours présente de
votre dernière heure , qui en embellira votre ame.
Mais cette pensée, ajoutez-vous, si l'on s'étoit mis
en tête de l'approfondir et de s'en occuper sans
SUR LA MORT. 891
cesse, seroit capable de faire tout quitter et de jeter
dans des résolutions violentes et extrêmes; c'est-à-
dire de vous détacher du monde, de vos vices,
de vos passions, de Tinfamie de vos désordres,
pour vous faire mener une vie chaste, réglée, chré-
tienne, seule digne de la raison: voilà ce que le
monde appelle des résolutions violentes et extrêmes.
Mais de plus, sous prétexte d'éviter de prétendus
excès, vous ne prendriez pas même les résolutions
les plus nécessaires ; commencez toujours : les pre-
miers transports se ralentissent bientôt; et il est bien
plus aisé de modérer les excès de piété que de rani-
mer sa langueur et sa paresse. Mais d'ailleurs, ne
craignez rien de la ferveur excessive et des empor-
tements de votre zélé ; vous n'irez jamais trop loin
de ce côté là. Un cœur indolent, sensuel comme le
vôtre, nourri dans les plaisirs et dans la paresse,
sans goût pour tout ce qui regarde le service de
Dieu , ne nous promet pas de grandes indiscrétions
dans les démarches d'une vie chrétienne; vous ne
vous connoissez pas vous-même, vous n'avez pas
éprouvé quels obstacles toutes vos inclinations vont
mettre aux pratiques les plus communes de la piété.
Prenez seulement des mesures contre la tiédeur et
le découragement : voilà le seul écueil que vous avez
à craindre. Vous vous rappelez l'histoire de Pierre,
qui se fit ordonner de remettre le glaive , comme si
son zélé eût dû le mener trop lom; et qui, au sortir
de là, vint échouer contre la voix d'une simple fem-
me , et trouva , dans sa lâcheté , la tentation qu'il ne
SUR LA MORT.
sembloit craindre que de sa ferveur et de son cou-
rage. Quelle illusion! de peur d'en faire trop pour
J)ieu , on ne fait rien du tout : la crainte de donner
trop d'attention à son salut nous empêche d'y tra-
vailler; et l'on se perd, de peur de se sauver trop
sûrement : on craint les excès chimériques de la
piété , et on ne craint pas l'éloignement et le mépris
réel de la piété elle-même. La crainte d'en trop faire
pour votre fortune et pour votre élévation , et de la
pousser trop loin , vous arrête-t-elle? refroidit-elle la
vivacité de vos démarches et votre ambition? n'est-ce
pas cette espérance elle-même qui les soutient et qui
les anime? Rien n'est de trop pour le monde; et tout
est excès pour Dieu : on craint , on se reproche de
n'en faire pas assez pour une fortune de boue; et on
s'arrête de peur d'en faire trop pour la fortune de
son éternité.
Mais je vais plus loin, et je dis que c'est à vous
une ingratitude criminelle envers Dieu d'éloigner la
pensée de la mort , seulement parcequ' elle vous trou-
ble et vous alarme : car cette impression de crainte
et de terreur est une grâce singulière dont Dieu vous
favorise. Hélas! combien est-il d'impies qui la mé-
prisent, qui se font un mérite affreux de la voir ap-
procher avec fermeté, et qui la regardent comme
l'anéantissement entier de leur être ! combien de
sages et de philosophes dans le christianisme, qui,
sans renoncer à la foi , bornent toutes leurs réflexions,
toute la supériorité de leurs lumières , à la voir arri-
ver tranquillement, et ne raisonnent toute leur vie
SUR LA MORT. SgS
que pour se préparer, en ce dernier moment , à une
constance et à une sérénité d'esprit aussi puérile que
les frayeurs les plus vulgaires, et qui est Tusage le
plus insensé qu'on puisse faire de la raison même!
combien de ces hommes follement amoureux de la
valeur et de la gloire, qui, au milieu des combats,
vont au danger comme à un spectacle, sans remords,
sans inquiétude , sans réflexion sur les suites de leur
destinée (cette témérité, la valeur de la nation la
rend encore plus familière parmi nous que par-tout
ailleurs; et je parle devant une cour où ceux qui la
composent sont en possession d'en donner l'exemple
aux autres) ! combien de pécheurs, dans la tranquillité
des villes et dans l'oisiveté d'une vie privée, livrés à
Fendurcissement et à un sens réprouvé , ne sont plus
touchés de cette image! combien d'autres enfin, qui,
par les suites d'un caractère trop vif , trop frivole,
trop léger, et peu propre aux réflexions tristes et sé-
rieuses, passent toute leur vie sans avoir pensé une
fois seulement qu ils dévoient mourir ! C'est donc une
grâce signalée que Dieu vous fait de donner à cette
pensée tant de force et d'ascendant sur votre ame;
c'est donc vraisemblablement la voie par laquelle
il veut vous ramener à lui; si vous sortez jamais de
vos égarements, vous n'en sortirez que par-là: votre
salut paroît attaché à ce remède. Que faites-vous
donc en éloignant cette pensée , parcequ'elle vous
jette dans des frayeurs salutaires? vous vous privez
du seul secours qui peut vous faciliter votre retour
à Dieu; vous rendez inutile une grâce qui vous est
394 SUR LA MORT.
propre: vous savez, pour ainsi dire, mauvais gré
à Dieu de vous en avoir favorisé ; et vous vous re-
prochez à vous-même d'y être trop sensible. Trem-
blez, mon cher auditeur, que votre cœur ne se ras-
sure contre ces frayeurs salutaires; que vous ne
voyiez d'un œil tranquille les spectacles les plus lu-
gubres ; que Dieu ne retire de vous ce moyen de sa-
lut, et qu'il ne vous endurcisse contre toutes ces ter-
reurs de religion . U n bienfait non seulement méprisé,
mais regardé même comme une peine, est bientôt
suivi de l'indignation , ou du moins de l'indifférence
du bienfaiteur. Alors l'image de la mort vous laissera
toute votre tranquillité; vous courrez à un plaisir au
sortir d'une pompe lugubre ; vous verrez des mêmes
yeux ou un cadavre hideux, ou l'objet criminel de
votre passion : alors vous en viendrez même jusqu'à
vous savoir bon gré de vous être mis au-dessus de ces
craintes vulgaires ; jusqu'à vous applaudir d'un chan-
gement si terrible pour votre salut. Mettez donc à pro- ^
fit pour le règlement de vos mœurs cette sensibilité,
tandis que Dieu vous la laisse encore; rapprochez de
vous les objets propres à retracer en vous cette ima-
ge, tandis qu'elle peut encore troubler la fausse paix
de vos passions ; venez quelquefois sur les tombeaux
de vos ancêtres méditer en présence de leurs cen-
dres sur la vanité des choses d'ici-bas ; venez les in-
terroger quelquefois sur ce qu'il leur reste dans le
séjour ténébreux de la mort, de leurs plaisirs, de
leurs dignités, et de leur gloire; venez vous-même
ouvrir ces tristes demeures ; et de tout ce qu'ils ont
SUR LA MORT. SgS
été autrefois aux yeux des hommes, voyez ce qu'ils
sont maintenant : des spectres dont vous ne pouvez
soutenir la présence, des amas de vers et de pour-
riture. Voilà ce qu ils sont aux yeux des hommes ;
mais que sont -ils devant Dieu? Descendez vous-
même en esprit dans ces lieux d'horreur et d'infec-
tion , et choisissez-y d'avance votre place ; représen-
tez-vous vous-même, dans cette dernière heure,
étendu sur le lit de votre douleur, aux prises avec
la mort, vos memhres engourdis et déjà saisis d'un
froid mortel; votre langue déjà liée des chaînes de
la mort; vos yeux fixes, immobiles, couverts d'un
nuage confus devant qui tout commence à dispa-
roître ; vos proches et vos amis autour de vous , fai-
sant des vœux inutiles pour votre santé , redoublant
votre frayeur et vos regrets par la tendresse de leurs
soupirs et l'abondance de leurs larmes ; le ministre
du Seigneur à vos côtés, le signe du salut, alors votre
seule ressource, entre ses mains ; des paroles de foi,
de miséricorde et de confiance à la bouche. Rappro-
chez ce spectacle si instructif, si intéressant : vous-
même alors, dans les tristes agitations de ce dernier
combat, ne donnant plus de marques de vie que
dans les convulsions qui annoncent votre mort; tout
le monde anéanti pour vous ; dépouillé pour toujours
de vos dignités et de vos titres ; accompagné de vos
seules œuvres, et près de paroître devant Dieu. Ce
n'est pas ici une prédiction ; c'est l'histoire de tous
ceux qui meurent chaque jour à vos yeux, et c'est
d'avance la vôtre. Rappelez ce moment terrible; vous
396 SUR LA MORT.
y viendrez, et le jour peut-être n est pas loin , et peut-
être y touchez-vous déjà. Mais enfin vous y viendrez,
et quelque loin quil puisse être, ce sera demain, et
vous y arriverez en un instant; et la seule consola-
tion que vous aurez alors sera d'avoir fait de toute
votre vie, Tétude, la ressource et la préparation de
votre mort.
Enfin, et c'est ma dernière raison, remontez à la
source de ces frayeurs excessives qui vous rendent
l'image et la pensée de la mort si terrible , vous la
trouverez sans doute dans les embarras d'une con-
science criminelle. Ce n'est pas la mort que vous
craignez, c'est la justice de Dieu qui vous attend au-
delà pour punir les infidélités et les désordres de
votre vie ; c'est que vous n'êtes pas en état de vous
présenter devant lui, tout couvert des plaies les plus
honteuses qui défigurent en vous son image; et que
mourir pour vous dans la situation où vous êtes, ce
seroit périr pour toute la durée des siècles. Purifiez
donc votre conscience ; finissez et expiez vos pas-
sions criminelles ; rappelez Dieu dans votre cœur ;
n'offrez plus rien à ses yeux digne de sa colère et de
ses châtiments ; mettez-vous en état d'espérer quel-
que chose de ses miséricordes infinies après la mort;
alors vous verrez approcher ce dernier moment avec
moins de crainte et de saisissement ; et le sacrifice
que vous aurez déjà fait à Dieu , du monde et de vos
passions, non seulement vous facilitera, mais vous
rendra même doux et consolant le sacrifice que vous
lui ferez alors de votre vie.
SUR LA MORT. 897
Car, dites-moi , mes frères , qu a la mort de si ef-
frayant pour une ame fidèle? de quoi la sépare-t-elle?
d'un monde qui périra et qui est la patrie des ré-
prouvés ; de ses richesses qui Tembarrassent , dont
l'usage est environné de périls, et qu'il lui étoit dé-
fendu de faire servir à la félicité de ses sens ; de ses
proches, de ses amis, qu'elle ne fait que devan-
cer, et qui vont bientôt la suivre ; de son corps , qui
avoit été jusque-là ou l'écueil de son innocence, ou
l'obstacle perpétuel de ses saints désirs ; de ses maî-
tres et de ses sujets, dont les premiers exigeoient
souvent d'elle des complaisances criminelles, et les
autres la rendoient responsable de leurs infidélités
et de leurs crimes ; de ses places et de ses dignités
qui, en multipliant ses devoirs, augmentoient ses
périls; enfin de la vie, qui n'étoit pour elle qu'un
exil et un désir d'en être délivrée. Que lui rend la
mort pour ce qu'elle lui ôte? elle lui rend des biens
immuables et (jue personne ne pourra plus lui ra-
vir; des plaisirs éternels, et qu'elle goûtera sans
crainte et sans amertume; la possession de Dieu
même assurée et paisible , et dont elle ne pourra plus
déchoir; la délivrance de toutes ses passions, qui
avoient été pour elle une source continuelle d'inquié-
tudes et de peines; une paix inaltérable, qu'elle n'a-
voit jamais pu trouver dans le monde ; la dissolution
de tous les liens qui l'attachoient à la terre , et qui
l'y retenoient comme captive ; enfin, la société des
justes et des bienheureux, pour celle des hommes
pécheurs dont elle se sépare. Et qu'y a-t-il donc de
398 SUR LA MORT.
si doux dans cette vie, ô mon Dieu! pour une ame
fidèle, qui puisse fy attacher? c'est pour elle une
vallée de larmes, oii les périls sont infinis, les com-
bats journaliers, les victoires rares, les chutes in-
évitables; où les violences doivent être continuelles;
où il faut tout refuser à ses sens ; où tout nous tente ,
et tout nous est interdit ; où ce qui plaît le plus est
ce qu'il faut le plus fuir et craindre : en un mot, où,
si vous ne souffrez, si vous ne pleurez, si vous ne
résistez jusqu'au sang, si vous ne combattez sans
cesse , si vous ne vous haïssez vous-même , vous êtes
perdu. Que trouvez-vous là de si aimable, de si atti-
rant, de si capable d'attacher une ame chrétienne ? et
mourir, n'est-ce pas un triomphe et un gain pour
elle?
Aussi , mes frères , la mort est le seul point de
vue et la seule consolation qui soutient la fidélité
des justes. Gémissent-ils dans l'affliction , ils savent
que leur fin est proche ; que les tribulations courtes
et passagères de cette vie seront suivies d'un poids
de gloire éternelle; et, dans cette pensée, ils trou-
vent une source inépuisable de patience, de fermeté,
d'alégresse. Sentent-ils la loi des membres s'élever
contre la loi de l'esprit , et exciter en eux ces mou-
vements dangereux qui portent l'innocence jusque
sur le bord du précipice ; ils n'ignorent pas qu'après
la dissolution du corps terrestre , on le leur rendra
céleste et spirituel ; et qu'alors , délivrés de toutes
ces misères, ils seront semblables aux anges du ciel;
et ce souvenir les soutient et les fortifie. Sont-ils ac-
SUR LA MORT. • 399
cables sous la pesanteur du joug de Jésus-Christ; et
leur foi, plus foible, est-elle sur le point de se ralen-
tir ou de succomber sous le poids des devoirs aus-
tères de FÉvangile : ah ! le jour du Seigneur n'est pas
loin; ils touchent à la bienheureuse récompense, et
la fin de leur course, qu'ils voient déjà, les anime
et leur fait reprendre de nouvelles forces. Écoutez
comme Fapôtre consoloit autrefois les premiers fi-
dèles : Mes frères , leur disoit-il , le temps est court ,
le jour approche, le Seigneur est à la porte, et il ne
tardera pas; réjouissez-vous donc, je vous le dis en-
core, réjouissez-vous. C'étoit là toute la consolation
de ces hommes persécutés, outragés, proscrits, fou-
lés aux pieds, regardés comme les balayures du
monde, Topprobre des Juifs et la risée des Gentils.
Ils savoient que la mort alloit essuyer leurs lar-
mes; qu'alors il n'y auroit plus pour eux ni deuil,
ni douleur, ni souffrance ; que tout y seroit nouveau;
et cette pensée adoucissoit toutes leurs peines. Ah !
qui eût dit à ces généreux confesseurs de la foi que
le Seigneur ne leur feroitpas goûter la mort, et qu'il
les laisseroit vivre éternellement sur la terre, eût
ébranlé leur foi, tenté leur constance; et, en leur
ôtant cette espérance, on leur eût ôté toute leur con-
solation.
Vous n'en êtes pas sans doute surpris, mes frè-
res, parceque pour des hommes affligés et malheu-
reux comme ils étoient, la mort devoit paroître une
ressource. Vous vous trompez ; ah ! ce n'étoient pas
leurs persécutions et leurs souffrances qui faisoient
4oo SUR LA MORT.
leurs malheurs et leur tristesse, c'étoitlà leur joie,
leur consolation, leur gloire; nous nous glorifions
dans les tribulations , disoient-ils : Gloriamiir in tri-
bulationibus ^ ; c étoit Féloignement où ils vivoient
encore de Jésus-Christ; c'étoit là la source de leurs
larmes, et tout ce qui leur rendoit la mort si désira-
ble. Tandis que nous sommes dans le corps , disoit
l'apôtre , nous sommes éloignés du Seigneur; et cet
éloignement étoit un état triste et violent pour ces
hommes fidèles : toute la piété consiste à souhaiter
notre réunion avec Jésus-Christ notre chef, à sou-
pirer après Theureux moment qui nous incorporera
avec tous les élus dans ce corps mystique qui se
forme, depuis la naissance du monde , de toute lan-
gue , de toute tribu , de toute nation ; qui est la fin
de tous les desseins de Dieu, et qui doit le glorifier
avec Jésus-Christ dans tous les siècles. Nous som-
mes ici-bas comme des branches séparées de leur
cep ; comme des ruisseaux éloignés de leur source ;
comme des étrangers errants loin de leur patrie ;
comme des captifs enchaînés dans une prison, qui
attendent leur délivrance ; comme des enfants ban-
nis pour quelque temps de l'héritage et de la maison
paternelle; en un mot, comme des membres séparés
de leur corps. Depuis que Jésus-Christ notre chef
est monté au ciel, ce n'est plus ici le lieu de notre
demeure; nous attendons la bienheureuse espérance
et Tavènement du Seigneur; ce désir fait toute notre
piété et notre consolation ; et ne pas désirer cet heii-
' Rom. c. 5, V. 3.
SUR LA MORT. 4oi
reux moment pour un chrétien , et le craindre, et le
regarder même comme le plus grand des malheurs,
c'est dire anathème à Jésus-Christ; c'est ne vouloir
avoir aucune part avec lui; c'est renoncer aux pro-
messes de la foi, et au titre glorieux de citoyen du
ciel ; c'est chercher notre bonheur sur la terre , dou-
ter d'un avenir, regarder la religion comme un songe,
et croire que tout doit finir avec nous.
Non, mes frères, la mort n'a rien que de doux et
de désirable pour une ame juste. Arrivée à cet heu-
reux moment, elle voit sans regret périr un monde
qui ne lui avoit jamais paru qu'un amas de fumée ,
et qu'elle n'avoit jamais aimé. Ses yeux se ferment
avec plaisir à tous ces vains spectacles qu'offre la
terre, qu'elle avoit toujours regardée comme une dé-
coration d'un moment, et dont elle n'avoit pas laissé
de craindre les dangereuses illusions. Elle sent sans
inquiétude, que dis-je? avec plaisir, ce corps mortel
qui avoit été la matière de toutes ses tentations , et
la source fatale de toutes ses foiblesses, se revêtir de
l'immortalité. Elle ne regrette rien sur la terre où
elle ne laisse rien, et d'où son cœur s'envole comme
son ame; elle ne se plaint pas même d'être enlevée
au milieu de sa course, et de finir ses jours en un âge
encore florissant. Au contraire, elle remercie son li-
bérateur d'avoir abrégé ses peines avec ses années,
de n'avoir exigé d'elle que la moitié de sa dette pour
le prix de son éternité, et d'avoir consommé dans
peu son sacrifice, de peur qu'un plus long séjour
dans un monde corrompu ne pervertît son cœur. Ses
36
4o2 SUR LA MORT.
violences, ses austérités, qui avoient tant coûté à la
foiblesse de sa chair, font alors la plus douce de ses
pensées. Elle voit que tout s'évanouit , hors ce qu'elle
a fait pour Dieu; que tout l'abandonne, ses biens,
ses proches, ses amis, ses dignités, hormis ses œu-
vres, et elle est transportée de joie de n'avoir pas
mis sa confiance dans la faveur des princes, dans les
enfants des hommes, dans les vaines espérances de
la fortune, dans tout ce qui va périr; mais dans le
Seigneur tout seul qui demeure éternellement, et
dans le sein duquel elle va trouver la paix et la fé-
licité que les créatures ne donnent point. Ainsi , tran-
quille sur le passé, méprisant le présent, transpor-
tée de toucher enfin à cet avenir, le seul objet de ses
désirs, voyant déjà le sein d'Abraham ouvert pour
la recevoir, et le Fils de l'homme assis à la droite
du Père, tenant en ses mains la couronne d'immor-
talité, elle s'endort dans le Seigneur. Elle est portée
par les esprits bienheureux dans la demeure des
saints, et s'en retourne dans le lieu d'où elle étoit
sortie. Puissiez-vous , mes frères, voir ainsi termi-
ner votre course! c'est ce que je vous souhaite. Ainsi
soit-il.
ORAISON
FUNÈBRE
DE LOUIS-LE-GRÂND,
ROI DE FRANCE.
PRONONCÉE DANS LA SAINTE-CHAPELLE DE PARIS.
Ecce magnus effectus sum, et prœcessi omnes sapientia , qui
fuerunt ante me in Jérusalem... et agnovi quod in his quoque esset
labor, et afjlictio spîritus.
Je suis devenu grand : j'ai surpassé en gloire et en sagesse
tous ceux qui m'ont précédé dans Jérusalem ; et j'ai l econnu
qu'en cela même il n'y avoit que vanité et affliction d'esprit.
EccL. I , i6, 17.
Dieu seul est grand, mes frères, et dans ces der-
niers moments sur-tout , où il préside à la mort des
rois de la terre : plus leur gloire et leur puissance ont
éclaté, plus, en s'évanouissant alors, elles rendent
hommage à sa grandeur suprême : Dieu paroît tout
ce quil est, et Thomme n'est plus rien de tout ce
qu'il croyoit être.
Heureux le prince dont le cœur ne s est point
élevé au milieu de ses prospérités et de sa gloire;
26.
4o4 ORAISON FUNÈBRE
qui, semblable à Salomon, n'a pas attendu que toute
sa grandeur expirât avec lui au lit de la mort, pour
avouer qu'elle n étoit que vanité et affliction d'es-
prit , et qui s'est humilié , sous la main de Dieu , dans
le temps même que l'adulation sembloit le mettre
au-dessus de l'homme !
Oui, mes frères, la grandeur et les victoires du
roi que nous pleurons ont été autrefois assez pu-
bliées : la magnificence des éloges a égalé celle des
événements: les hommes ont tout dit, il y a long-
temps, en pariant de sa gloire. Que nous reste-t-il
ici, que d'en parler pour notre instruction?
Ce roi , la terreur de ses voisins , l'étonnement de
l'univers , le père des rois ; plus grand que tous ses
ancêtres , plus magnifique que Salomon dans toute
sa gloire , a reconnu comme lui que tout étoit vanité.
Le monde a été ébloui de l'éclat qui Fenvironnoit;
ses ennemis ont envié sa puissance; les étrangers
sont venus des îles les plus éloignées baisser les yeux
devant la gloire de sa majesté; ses sujets lui ont pres-
que dressé des autels; et le prestige qui se formoit
autour de lui n'a pu le séduire lui-même.
Vous l'aviez rempli, ô mon Dieu ! de la crainte de
votre nom; vous l'aviez écrit sur le livre éternel,
dans la succession des saints rois qui dévoient gou-
verner vos peuples; vous l'aviez revêtu de grandeur
et de magnificence. Mais ce n'étoit pas assez; il fal-
loit encore qu'il fût marqué du caractère propre de
vos élus : vous avez récompensé sa foi par des tribu-
lations et par des disgrâces. L'usage chrétien des
DE LOUIS-LE-GRAND. 4o5
prospérités peut nous donner droit au royaume des
cieux; mais il ny a que Faffliction et la violence qui
nous rassurent.
Yoyons-nous des mêmes yeux, mes frères, la vi-
cissitude des choses humaines? Sans remonter aux
siècles de nos pères , quelles leçons Dieu n a-t-il pas
données au nôtre ? Nous avons vu toute la race royale
presque éteinte ; les princes , Fespérance et Tappui
du trône, moissonnés à la fleur de leur âge; Fépoux
et Fépouse auguste, au milieu de leurs plus beaux
jours , enfermés dans le même cercueil , et les cendres
de Fenfant suivre tristement et augmenter Fappareil
lugubre de leurs funérailles ; le roi , qui avoit passé
d'une minorité orageuse au régne le plus glorieux
dont il soit parlé dans nos histoires, retomber de
cette gloire dans des malheurs presque supérieurs à
ses anciennes prospérités, se relever encore plus
grand de toutes ces pertes, et survivre à tant d'évé-
nements divers pour rendre gloire à Dieu, et s'affer-
mir dans la foi des biens immuables.
Ces grands objets passent devant nos yeux comme
des scènes fabuleuses : le cœur se prête pour un mo-
ment au spectacle ; l'attendrissement finit avec la re-
présentation, et il semble que Dieu n'opère ici-bas
tant de révolutions que pour se jouer dans l'univers ,
et nous amuser plutôt que nous instruire.
Ajoutons donc les paroles de la foi à cette triste
cérémonie, qui sans cela nous prêcheroit en vain:
racontons, non les merveilles d'un règne que les
hommes ont déjà tant exalté, mais les merveilles d©
4o6 ORAISON FUNÈBRE
Dieu sur le roi qui nous est ôté. Rappelons ici ses
vertus plutôt que ses victoires; montrons-le plus
grand encore au lit de la mort qu'il ne Fétoit autre-
fois sur son trône, dans les jours de sa gloire. N'ô-
tons les louanges à la vanité que pour les rendre à
la grâce. Et quoiqu'il ait été grand et par l'éclat inouï
de son régne , et par les sentiments héroïques de sa
piété , deux réflexions sur lesquelles va rouler ce de-
voir de religion que nous rendons à la mémoire de
très haut, très puissant, et très excellent prince
Louis XIV du nom, roi de France et de Navarre, ne
parlons de la gloire et de la grandeur de son régne
que pour en montrer les écueils et le néant qu'il a
connus; et de sa piété, que pour en proposer et im-
mortaliser les exemples.
PREMIÈRE PARTIE,
Tout ce qui fait la grandeur des rois sur la terre
en fait aussi le danger. Les succès éclatants dans la .*
guerre , la magnificence dans la paix, l'élévation des
sentiments , et la majesté dans la personne ; voilà tout
ce que la vanité peut faire souhaiter aux souverains;
et voilà aussi tout ce que la foi doit leur faire craindre.
Le roi , pour qui nous prions , passa , pour ainsi
dire, du berceau sur le trône: il ne jouit point des
avantages de la vie privée , toujours utile au souve-
rain , parcequ'elle lui apprend à connoître les hom-
mes, et que les hommes lui apprennent à se con^
noître lui-même.
DE LOUIS-LE-GRAND. 407
Mais Dieu , qui veille à Tenfance des rois , et qui ,
en formant leurs premières inclinations, semble for-
mer les destinées publiques, versa de bonne beure
dans son ame ces grandes qualités qui suppléent aux
instructions , et que Finstruction toute seule ne donne
pas toujours.
Les troubles d'une longue minorité étant calmés
par les soins d'une régente vertueuse et d'un minis-
tre habile , Louis , au sortir de ces nuages , commence
à se montrer à ses peuples. La jeunesse, toujours
plus aimable, ce semble, dans les princes; cet air
grand et auguste, qui tout seul annonçoit le souve-
rain, la tendresse perpétuelle de la nation pour ses
rois: tout le rendit maître des cœurs; et c'est alors
qu'un prince est véritablement roi , quand l'amour
des peuples, si j ose parler ainsi, le proclame.
La France reprenoit alors cet état florissant, qu'un
nouveau régne semble toujours promettre aux em-
pires. Les dissensions civiles l'avoient plus aguer-
rie et purgée de mauvais citoyens, qu'épuisée. Les
grands , réunis au pied du trône, ne pensoient plus
qu'à le soutenir. Les guerres étrangères , et qui n'é-
toient encore que de nation à nation, occupoient
la valeur de ses sujets, sans accabler ses peuples.
Heureuse si elle n'eût pas connu depuis toute sa
puissance; et si, en ignorant combien il lui étoit aisé
de conquérir, elle n'eût pas senti dans la suite tout
ce qu'elle pouvoit perdre !
Le mariage de l'infante d'Espagne avec Louis ve-
noit de suspendre les anciennes jalousies , que le voi-
4o8 ORAISON FUNÈBRE
sinage, la valeur, la puissance, formoient entre les
deux nations. Les Pyrénées, qui les avoient vues tant
de fois se disputer la victoire, les virent mener en
triomphe sur les mêmes lieux les gages augustes de
la paix. Le lit nuptial fut, pour ainsi dire, dressé sur
le champ fameux de tant de batailles. On y célébroit
sans le savoir la naissance future d'un souverain que
ce mariage devoit un jour donner à TEspagne. Mais
ce grand jour , qui enfanta depuis la réunion de deux
empires, ne put encore réunir les cœurs.
La régente ne survécut pas long-temps à la joie
d'une cérémonie qui fut le fruit de sa sagesse, l'objet
fixe de ses désirs , et qui couronna sa glorieuse ad-
ministration.
Le grand ministre qui Favoit aidée à soutenir le
poids des affaires, et qui avoit su sauver la France,
malgré la France conjurée contre lui , avoit vu peu au-
paravant expirer avec lui une autorité que la France
ne souffrit jamais sans jalousie entre les mains d'un
étranger, mais que les orages avoient affermie.
Louis se trouva seul, jeune, paisible, absolu,
puissant , à la tête d'une nation belliqueuse , maître
du cœur de ses sujets et du plus florissant royaume
du monde, avide de gloire , environné des vieux chefs,
dont les exploits passés sembloient lui reprocher le
repos où il les laissoit encore.
Qu'il est difficile, quand on peut tout, de se dé-
fier qu'on peut aussi trop entreprendre!
Les succès justifient bientôt nos entreprises. La
Flandre est d'abord revendiquée comme le patrie
DE LOUIS-LE-GRAND. 409
moine de Thérèse ; et tandis que les manifestes éclair-
cissent notre droit, nos victoires le décident.
La Hollande, ce boulevard que nous avions élevé
nous-mêmes contre TEspagne, tombe sous nos coups :
ces villes, devant lesquelles Tintrépidité espagnole
avoit tant de fois échoué, n'ont plus de murs à Té-
preuve de la bravoure françoise , et Louis est sur le
point de renverser en une campagne l'ouvrage lent
et pénible de la valeur et de la politique d'un siècle
entier.
Déjà le feu de la guerre s'allume dans toute l'Eu-
rope : le nombre de nos victoires augmente celui de
nos ennemis; et plus nos ennemis augmentent, plus
nos victoires se multiplient. L'Escaut, le Rhin, le
Pô , le Ther, n'opposent qu'une foible digue à la rapi-
dité de nos conquêtes. Toute l'Europe se ligue, et
ses forces réunies ne servent qu'à montrer la supé-
riorité des nôtres; les mauvais succès irritent nos
ennemis sans les désarmer ; leurs défaites , qui doi-
vent finir la guerre , l éternisent ; tant de sang déjà
répandu nourrit les haines, loin de les éteindre; les
traités de paix ne sont que comme l'appareil d'une
nouvelle guerre. Munster, Nimégue , Ryswich, où
toute la sagesse de l'Europe assemblée promettoit
de si beaux jours, ne forment que des éclairs qui
annoncent de nouveaux orages : les situations chan-
gent, et nos prospérités continuent. La monarchie
n'avoit pas encore vu des jours si brillants : elle s'é-
toit relevée autrefois de ses malheurs; elle a pensé
périr et écrouler sous le poids de sa propre gloire.
iio ORAISON FUNÈBRE
La terre toute seule ne sembloitpas même suffire à
nos triomphes : la mer encore gémissoit sous le nom-
bre et sous la grandeur énorme de nos navires. Nos
flottes , qui suffisoient à peine sous les derniers ré-
gnes , pour mettre nos côtes à couvert de Finsulte des
pirates , portoient par-tout au loin la terreur et la vic-
toire. Les ennemis attaqués jusque dans leurs ports,
avoient paru céder à Fétendard de la France Tem-
pire des deux mers. La Sicile , la Manche, les îles
du Nouveau-Monde, avoient vu leurs ondes rou-
gies par les défaites les plus sanglantes. Et l'Afrique
même, encore fière d'avoir vu autrefois échouer sur
ses côtes la valeur de saint Louis et toute la puis-
sance de Charles-Quint, ne trouvant plus d'asile sous
ses remparts foudroyés, avoit été obligée de venir
s'humilier et d'en chercher un au pied du trôue de
Louis.
Nous nous élevions de tant de prospérités, et nous
ne savions pas que l'orgueil des empires est toujours
le premier signal de leur décadence.
Telle fut la grandeur de Louis dans la guerre. Ja-
mais la France n'avoit mis sur pied des armées si
formidables; jamais l'art militaire, c'est-à-dire l'art
funeste d'apprendre aux hommes à s'exterminer les
uns les autres , n'avoit été poussé si loin ; jamais tant
de généraux fameux; et, pour ne parler que de ces
premiers temps, un Condé, dont le premier coup
d'œil décidoit toujours de la victoire; un Turenne,
qui, plus tardif en apparence, n'en étoit que plus
sûr du succès; un Gréqui, plus grand le jour de sa
DE LOUIS-LE-GRAND. 4ii
défaite que dans les jours de ses triomphes; un
Luxembourg, qui sembloit se jouer de la victoire;
et tant d'autres venus depuis, que nos annales met-
tront un jour parmi les Guesclins et les Dunois de
notre siècle.
Mais, hélas! triste souvenir de nos victoires, que
nous rappelez- vous? Monuments superbes, élevés
au milieu de nos places publiques pour en immor-
taliser la mémoire, que rappellerez-vous à nos ne-
veux, lorsqu'ils vous demanderont, comme autre-
fois les Israélites, ce que signifient vos masses pom-
peuses et énormes? Quando interrogavej^int vos filii
vestri , dicentes: Quid sibi volant isti lapides ^'^ Vous
leur rappellerez un siècle entier d'horreur et de car-
nage ; Félite de la noblesse Françoise précipitée dans
le tombeau ; tant de maisons anciennes éteintes ; tant
de mères point consolées, qui pleurent encore sur
leurs enfants; nos campagnes désertes, et, au lieu
des trésors qu'elles renferment dans leur sein, n'of-
frant plus que des ronces au petit nombre des la-
boureurs forcés de les négliger ; nos villes désolées ;
nos peuples épuisés ; les arts à la fin sans émulation ;
le commerce languissant: vous leur rappellerez nos
pertes plutôt que nos conquêtes, Quando inlerroga-
verint vos filii vestri, dicentes: Quid sibi volunt isti
lapides? Vous leur rappellerez tant de lieux saints
profanés; tant de dissolutions capables d'attirer la
colère du ciel sur les plus justes entreprises ; le feu,
le sang, le blasphème, l'abomination, et toutes les
' Jos. c. 4? V. 6.
4i2 ORAISON FUNÈBRE
horreurs qu'enfante la guerre: vous leur rappellerez
nos crimes plutôt que nos victoires : Quando inter-
rogaverint vos fila vestri, dicentes : Quid sihi volunt
isti lapides?
O fléau de Dieu ! ô guerre ! cesserez-vous enfin de
ravager riiéritage de Jésus-Christ ! O glaive du Sei-
gneur ! levé depuis long-temps sur les peuples et sur
les nations, ne vous reposerez-vous pas encore? O
mucro Domini! usquequo non quiesces^? Vos vengean-
ces , ô mon Dieu ! ne sont-elles pas encore accom-
plies? N'auriez-vous encore donné qu'une fausse paix
à la terre? L'innocence de Tauguste enfant que vous
venez d'étahlir sur la nation , ne désarme-t-elle pas
votre bras plus que nos iniquités ne Firritent? Re-
gardez-le du haut du ciel, et n'exercez plus sur nous
des châtiments qui n ont servi jusqu'ici qu'à multi-
pher nos crimes : 0 mucro Domini! usqueqiio non
quiesces? Ingredere in vaginam tuam , refrigerare, et
si le.
Un si long cours de prospérités inouïes , qui devoit
un jour nous coûter si cher, éleva bientôt le royaume
à un point de gloire et de magnificence où les siè-
cles passés ne l'avoient pas encore vu. La France
devint comme le spectacle pompeux de toute l'Eu-
rope. Que de maisons royales s'élevèrent, demeure
superbe de Louis , où toutes les merveilles de l'Asie
et de l'Italie rassemblées, sembloient venir rendre
hommage à sa grandeur ! Paris , comme Rome triom-
phante, s'embellissoit des dépouilles des nations. La
' Jer. c. 475 V. 6.
DE LOUIS-LE-GRAND. 4i3
cour, à l'exemple du souverain, plus brillante et
plus magnifique que jamais , se piqua d'effacer Fé-
clat des cours étrangères. La ville, Timitatrice éter-
nelle de la cour, en copia le faste. Les provinces à
Fenvi marchèrent de loin sur les traces de la ville.
La simplicité des anciennes mœurs changea : il ne
resta plus de vestiges de la modestie de nos pères
que dans leurs vieux et respectables portraits , qui ,
en ornant les murs de nos palais , nous en repro-
choient tout bas la magnificence. Le luxe, toujours
le précurseur de Findigence, en corrompant les
mœurs , tarit la source de nos biens ; la misère
même qu'il avoit enfantée ne put le modérer: la per-
pétuelle inconstance des ornements fut un des at-
tributs de la nation: la bizarrerie devint un goût;
nos voisins même, à qui notre faste nous rendoit si
odieux, ne laissèrent pas d'en venir chercher chez
nous le modèle; et, après les avoir épuisés par nos
victoires, nous sûmes encore les corrompre par nos
exemples.
Cependant, chaque jour embellissoit le régne de
Louis. La navigation, plus florissante que sous les
régnes précédents , étendit notre commerce dans
toutes les parties du monde connu. Des hommes ha-
biles furent envoyés vers les côtes les plus éloignées
de l'un et de Fautre hémisphère , pour prendre des
points fixes et en perfectionner les connoissances.
Un édifice célèbre ' s'éleva hors de nos murs, où, en
observant le cours des astres et toute la magnificence
' L'Observatoire.
4i4 ORAÏSON FUNÈBRE
des deux, on marque au pilote des routes certaines
sur la vaste étendue de l'océan, et on apprend au
philosophe à s'humilier sous la majesté immense de
l'Auteur de l'univers. Nos flottes, aidées de ces se-
cours, nous apportoient tous les ans, comme celles
de Salomon, les richesses du Nouveau-Monde. Hé-
las ! ces nations insulaires et simples nous envoyoient
leur or et leur argent, et nous leur portions peut-être
en échange, au lieu de la foi, nos dérèglements et
nos vices.
Le commerce , si étendu au-dehors , fut facilité au-
dedans par des ouvrages dignes de la grandeur des
Romains. Des rivières, malgré les terres et les col-
lines qui les séparoient, virent réunir leurs eaux,
et porter au pied des murs de la capitale le tribut
et les richesses diverses de chaque province. Les
deux mers qui entourent et qui enrichissent ce vaste
royaume se donnèrent pour ainsi dire la main; et
un canal miraculeux, par la hardiesse et les tra-
vaux incompréhensibles de l'entreprise, rapprocha
ce que la nature avoit séparé par des espaces im-
menses.
Il étoit réservé à Louis d'achever ce que les siè-
cles précédents de la monarchie n'auroient même
osé souhaiter; c'étoit le régne des prodiges: nos
pères ne les avoient pas même imaginés , et nos ne-
veux n'en verront jamais de semblables; mais, plus
heureux que nous, ils verront peut-être le régne de
la paix , de la frugalité, et de l'innocence. Qu'ils n'ar-
rivent jamais au comble frivole de notre gloire, plu-
DE LOUIS-LE-GRAND. 4i5
tôt que de Tacheter au prix des vices et des mal-
heurs où elle nous a précipités !
Il est vrai que les soins de Louis, pour augmenter
Féclat et le bon ordre du royaume , ne se proposoient
point de bornes. La ville régnante, Tabord de toutes
les nations, et qui rassemble le choix comme le re-
but de nos provinces, vit ce nombre prodigieux d'ha-
bitants si différents de mœurs , d'intérêts , de pays ,
vivre comme un seul homme. La police y ôta au crime
la sûreté que la confusion et la multitude lui avoient
jusque-là donnée. Au milieu de ce chaos régnèrent
Tordre et la paix , et , dans ce concours innombrable
d'hommes si inconnus les uns aux autres , nul pres-
que ne fut inconnu à la vigilance du magistrat.
Le royaume entier changea de face comme la ca-
pitale : la justice eut des lois fixes ; et le bon droit ne
dépendit plus ou du caprice du juge, ou du crédit
de la partie; des règlements utiles, et qui devien-
dront la jurisprudence de tous les régnes à venir,
furent publiés ; Tétude du droit françois et du droit
public se ranima; des sénateurs célèbres, et dont
les noms formeront un jour la tradition des grands
hommes qui embelliront Thistoire de la magistrature,
ornèrent nos tribunaux; Téloquence et la science des
lois et des maximes brillèrent dans le barreau, et la
tribune du sénat principal devint aussi célèbre par
la majesté des plaidoyers publics, que Tavoit été,
sous les Hortense et sous les Cicéron , celle de Rome.
A quel point de perfection les sciences et les arts
ne furent-ils pas portés? Vous en serez les monu-
4i6 ORAISON FUNÈBRE
ments éternels, écoles fameuses rassemblées autom^
du trône, et qui en assurez plus Féclat et la majesté
que les soixante vaillants qui environnoient le trône
de Salomon ' ! l'émulation y forma le goût ; les ré-
compenses augmentèrent l'émulation; le mérite, qui
se multiplioit, multiplia les récompenses.
Quels hommes et quels ouvrages vois-je sortir à-
la-fois de ces assemblées savantes? des Phidias, des
Appelles, des Platons, des Sophocles, des Plantes,
des Démosthénes , des Horaces ; des hommes et des
ouvrages, au goût desquels le goût des âges futurs
de la monarchie se rappellera toujours ? Je vois re-
vivre le siècle d'Auguste et les temps les plus polis
et les plus cultivés de la Grèce. Il falloit que tout fût
marqué au coin de Fimmortalité sous le règne de
Louis, et que les époques des lettres y fussent aussi
célèbres que celles des victoires.
La France a retenti long-temps de ces pompeux
éloges, et nous nous sommes comme rassasiés là-
dessus de nos propres louanges. Mais, le dirai-je
ici? en ajoutant à la science, nous avons ajouté au
travail et à la malice ; les arts , en flattant la curiosité ,
ont enfanté la mollesse; le théâtre plus florissant,
mais toujours le triste fruit de l'abondance , de l'oi-
siveté, et de la corruption, ou à donné du ridicule
au vice sans corriger les mœurs , ou a corrompu les
mœurs en rendant le vice plus aimable; la poésie,
en nous rappelant tout le sel et tous les agréments
' Cast. c. 3, V. 7.
^1
DE LOUIS-LE-GRAND. 417
des anciens, nous en a rappelé les séductions et la
licence : la philosopliie a paru perdre du côté de la
simplicité de la foi ce qu elle acquéroit de plus sur
les connoissances de la nature : Téloquence, tou-
jours flatteuse dans les monarchies, s'est affadie par
des adulations dangereuses aux meilleurs princes ;
enfin , la science même de la religion , plus exacte
et plus approfondie, et d'où dévoient naître la paix
et la vérité , a dégénéré en vaines subtilités, et éter-
nisé les disputes. O siècle si vanté! votre ignominie
s^est donc multipliée avec votre gloire^ ! mais la gloire
appartenoit à Louis , et Fabus qu'on en a fait a été
notre seul ouvrage. Ainsi éclatoit au loin la grandeur
et la réputation de la France , tandis qu'au dedans
elle s'affoiblissoit par ses propres avantages.
Je ne rappelle ici qu'une partie des merveilles
dont vous avez été témoins. Tout ce qui fait la gran-
deur des empires se trouvoit réuni autour de Louis.
Des ministres sages et habiles , ressource des peu-
ples et des rois ; nos frontières reculées , et qui sera-
bloient éloigner de nous la guerre pour toujours ;
des forteresses inaccessibles élevées de toutes parts,
et qui paroissoientplus destinées à menacer les états
voisins qu'à mettre nos états à couvert; l'Espagne,
forcée de nous céder, par un acte solennel, la pré-
séance qu'elle nous avoit jusque-là disputée; Rome
même désavouer, par un monument public, le droit
des gens violé, et l'outrage fait à une couronne de
* Osée, c. 4? v. 7.
27
4i8 ORAISON FUNÈBRE
qui elle tient sa splendeur et la vaste étendue de son
patrimoine: enfin, le souverain lui-même d'une ré-
publique florissante, descendre de son trône d'où
ses prédécesseurs netoient pas encore descendus,
quitter ses citoyens et sa patrie , et venir meître les
marques fastueuses de sa dignité aux pieds de Louis
pour fléchir sa clémence.
Grands événements qui nous attiroient la jalousie
bien plus que l'admiration de l'Europe ! Et des évé-
nements qui font tant de jaloux peuvent bien em-
bellir l'histoire d'un régne , mais ils n'assurent ja-
mais le bonheur d'un état.
Que manquoit-il dans ces temps heureux à la
gloire de Louis ? Arbitre de la paix et de la guerre ;
maître de l'Europe ; formant presque avec la même
autorité les décisions des cours étrangères que celles
de ses propres conseils ; trouvant dans l'amour de
ses sujets des ressources qui, en tarissant leurs
biens , ne pouvoient épuiser leur zélé ; conservant
sur les princes issus de son sang, signalés par mille
victoires, un pouvoir aussi absolu que sur le reste
de ses sujets; voyant autour de son trône les enfants
de ses enfants, le père d'une nombreuse postérité ,
le patriarche, pour ainsi dire, de la famille royale,
et élevant tout à-la-fois sous ses yeux les successeurs
des trois régnes suivants. Jamais la succession royale
n'avoit paru plus affermie. Nous voyions croître au
pied du trône les rois de nos enfants et de nos ne-
veux. Hélas ! à peine en reste-t-il un pour nous-
mêmes , et il n'est demeuré qu'une étincelle dans Is"
DE LOUIS-LE-GRAND. 419
raël. Mais ne hâtons pas ces tristes images que la
constance de Louis doit nous ramener dans la suite
de ce discours.
Que ces jours de deuil paroissoient loin de nous
en ce jour brillant où nous donnions des rois à nos
voisins , et où l'Espagne même , qui depuis si long-
temps usurpoit une de nos couronnes , vint mettre
toutes les siennes sur la tête d'un des petits-fils de
Louis !
Ce fut ce grand jour qu'il parut, comme un nou-
veau Charlemagne, établissant ses enfants souve-
rains dans l'Europe ; voyant son trône environné de
rois sortis de son sang, réunissant encore une fois,
sous la race auguste des Francs , les peuples et les
nations; faisant mouvoir du fond de son palais les
ressorts de tant de royaumes ; et devenu le centre et
le lien de deux vastes monarchies, dont les intérêts
avoient semblé jusque-là aussi incompatibles que les
humeurs.
Jour mémorable ! il est vrai , vous ne serez écrit
sur nos fastes qu'avec le sang de tant de François
que vous avez fait verser : les malheurs que vous
prépariez nous ont rendu cette gloire triste et amère :
vos dons éclatants , en flattant notre vanité , ont hu-
milié et pensé renverser notre puissance. L'Espagne
ennemie n'avoit pu nous nuire : l'Espagne alliée nous
a accablés : nos disgrâces seront éternellement gra-
vées autour de la couronne qu'elle a mise sur la tête
d'un de nos princes. Mais si la Castille a vu notre joie
modérée par nos pertes, elle ne verra jamais notre
420 ORAISON FUNÈBRE
estime pour sa valeur et sa fidélité, et notre recon-
noissance pour son choix, affoiblie.
J'avoue, mes frères, que la gloire des événements
qui embellit un régne est souvent étrangère au sou-
verain : les rois ne sont grands que par les vertus
qui leur sont propres : leurs succès les plus éclatants
peuvent ne couvrir que des qualités fort obscures,
et prouver qu'ils sont bien servis, plutôt que dignes
de commander.
Mais ici nous ne craignons pas de dépouiller Louis
de tout cet éclat qui Tenvironnoit , et de vous le mon-
trer lui-même. Quelle sagesse et quel usage des af-
faires! L'Europe redoutoit la supériorité de ses con-
seils autant que celle de ses armes : ses ministres
étudioient sous lui Fart de gouverner; sa longue ex-
périence mûrissoit leur jeunesse, etassuroit leurs lu-
mières ; les négociations, conduites par l'habileté,
réussissoient toujours par le secret. Quel bonheur
la réputation seule du gouvernement ne promettoit-
elle pas à la France, si nous eussions su nous con-
tenter de la gloire et de la sagesse? Tous les rois
voisins qui, en naissant, avoient trouvé Louis déjà
vieilli sur le trône, se fussent regardés comme les
enfants et les pupilles d'un si grand roi : il n'eût pas
été leur vainqueur; mais il étoit assez grand pour mé-
priser les triomphes ' ; et il eût été leur tuteur et leur
père.
De ce fonds de sagesse sortoit la majesté répan-
' Jam Caesar tantus erat, ut posset triuinphos conternnere.
Flof..
DE LOUIS-LE-GRAND. 421
due sur sa personne; la vie la plus privée ne le vit
jamais un moment oublier la gravité et les bien-
séances de la dignité royale ; jamais roi ne sut mieux
que lui soutenir le caractère majestueux de la sou-
veraineté. Quelle grandeur, quand les ministres des
rois venoient aux pieds de son trône ! quelle préci-
sion dans ses paroles ! quelle majesté dans ses ré-
ponses î nous les recueillions comme les maximes
de la sagesse ; jaloux que son silence nous dérobât
trop souvent des trésors qui étoient à nous; et, s'il
m'est permis de le dire , qu'il ménageât trop ses pa-
roles à des sujets qui lui prodiguoient leur sang et
leur tendresse.
Cependant, vous le savez, cette majesté n'avoit
rien de farouche: un abord charmant, quand il vou-
loit se laisser approcher; un art d'assaisonner les
grâces, qui touchoit plus que les grâces mêmes; une
politesse de discours qui trouvoit toujours à placer
ce qu'on aimoit le plus à entendre. Nous en sortions
transportés, et nous regrettions des moments que
sa solitude et ses occupations rendoient tous les jours
plus rares. Nation fidèle , nous aimons de tout temps
à voir nos rois , et les rois gagnent toujours à se mon-
trer à une nation qui les aime.
Et quel roi y auroit plus gagné que Louis ? Vous
pouvez le dire ici à ma place, anciens et illustres su-
jets occupés autour de sa personne. Au milieu de
vous ce n'étoit plus ce grand roi , la terreur de l'Eu-
rope, et dont nos yeux pouvoient à peine soutenir
la majesté; c'étoit un maître humain, facile, bien-
422 ORAISOIS[ FUNÈBRE
faisant, affable: l'éclat qui Tenvironnoit le déroboit
à nos regards ; nous ne voyions que sa gloire, et vous
voyiez toutes ses vertus.
Un fonds d'honneur, de droiture, de probité, de
vérités, qualités si essentielles aux rois, et si rares
pourtant même parmi les autres hommes: un ami
fidèle ; un époux, malgré les foiblesses qui partagèrent
son cœur, toujours respectueux pour la vertu de
Thérèse ; condamnant, pour ainsi dire, par ses égards
pour elle, l'injustice de ses engagements, et renouant
par l'estime un lien affsibli par les passions; un
père tendre, plus grand dans cette histoire domes-
tique, qui ne passera peut-être point à nos neveux,
que dans les événements éclatants de son régne,
que les histoires publiques conserveront à la postée
ri té.
Mais ces vertus humaines , que sont-elles devant
Dieu, quand la piété ne les a pas sanctifiées? Hélas!
le vain sujet souvent des louanges des hommes et
des vengeances du Seigneur. Mais cette gloire si cé'
lébrée, et qui a fait tant de jaloux ou de flatteurs, à
quoi méne-t-elle pour l'éternité, si l'on ne l'a pas
rendue à celui à qui seul la gloire est due? à un ju-
gement plus rigoureux , et par l'ambition qui tou^
jours y conduit, et par l'orgueil qu'elle inspire. Des-
tinée terrible, et toujours à craindre pour les plus
grands rois sur-tout , vous n'augmenterez pas le deuil
de nos prières, et vous ne troublerez pas la paix des
offrandes saintes qui reposent sur l'autel, et qui vont
solliciter pour Louis le Père des miséricordes.
DE LOUIS-LE-GRAND. 428
Il connut le néant de la gloire humaine : Et agno-
vit qnod in his quoque essct labor, et afflictio spiritus ;
et il fut encore plus grand par une foi humble et par
une piété sincère , que par Téclat de sa puissance et
de ses victoires.
SECONDE PARTIE.
L'onction sainte répandue sur les rois consacre
leur caractère et ne sanctifie pas toujours leurs per-
sonnes : Tétendue de leurs devoirs répond à celle de
leur puissance ; le sceptre est plutôt le titre de leurs
soins et de leur servitude que de leur autorité : ils
ne sont rois que pour être les pères et les pasteurs
des peuples; ils ne sont pas nés pour eux seuls; et
les vertus privées, qui assurent le salut du sujet,
toutes seules, se tourneroient en vices pour le sou-
verain.
C'est à la sublimité de ces idées primitives que l'É-
criture rappelle l'éloge d'un des plus saints rois de
Juda. Il conserva son cœur fidèle à Dieu : Gubernavit
ad Dominum cor ipsius ' ; c'est le devoir essentiel de
Fhomme. Il renversa les abominations de l'impiété
et tous les monuments de Terreur : Tulit abomina-
liones impietatis ^ ; c'est le zélé du souverain. Il af-
fermit la piété dans les jours de péché et de malice,
en l'honorant de ses faveurs et de sa confiance:
In diebus peccatorum corroboravit pietatem^ \ et c'est
* EccL. c. 49 î V. 4- — ' Ibid. 49? 3. — ' Ibid. 49 7 4-
4^4 ORAISON FUNÈBRE
l'exemple que doit à ses sujets celui qui en est le
pasteur et le père.
Louis porta en naissant un fonds de reli^^ion et de
crainte de Dieu , que les égarements même de Tâge
ne purent jamais effacer. Le sang de saint Louis et
de tant de rois chrétiens qui couloit dans ses veines;
le souvenir encore tout récent d'un père juste; les
exemples d'une mère pieuse; les instructions du pré-
lat irrépréhensible qui présidoit à son éducation;
d'heureuses inclinations, encore plus sûres que les
instructions et les exemples : tout paroissoit le des-
tiner à la vertu comme au trône.
Mais, hélas ! qu'est-ce que la jeunesse des rois?
une saison périlleuse où les passions commencent à
jouir de la même autorité que le souverain , et à mon-
ter avec lui sur le trône. Et que pouvoit attendre
Louis, sur-tout dans ce premier âge? L'homme le
mieux fait de sa cour, tout brillant d'agréments et
de gloire ; maître de tout vouloir, et ne voulant rien
en vain ; voyant naître tous les jours sous ses pas des
plaisirs nouveaux qui attendoient à peine ses désirs ;
ne rencontrant autour de lui que des regards tou-
jours trop instruits à plaire, et qui paroissoient tous
réunis et conjurés pour plaire à lui seul; environné
d'apologistes des passions , qui souffloient encore le
feu de la volupté, et qui cherclioient à effacer ses
premières impressions de vertu , en donnant des
titres d'honneur à la licence : au milieu d'une cour
polie, où la mollesse et le plaisir ont trouvé de tout
temps le secret de s'allier, et même d'al 1er de pair avec
DE LOUIS-LE-GRAND. 425
la valeur et le courage ; et enfin , dans un siècle où le
sexe , peu content d'oublier sa propre pudeur, sem-
ble même défier ce qui peut en rester encore dans
ceux à qui il veut plaire.
Et cependant, de Texemple du prince, quel déluge
de maux dans le peuple! Ses mœurs forment bien-
tôt les mœurs publiques : l'imitation, toujours sûre
de plaire et d'attirer des grâces , réconcilie l'ambi-
tion avec la volupté : les plaisirs, d'ordinaire gênés
par les vues de la fortune, en facilitent les avenues,
et en deviennent la plus sûre route : des écrivains
profanes vendent leur plume à l'iniquité , et chan-
tent des passions que le respect tout seul auroit dû
ensevelir dans un éternel silence : de nouveaux spec-
tacles s'élèvent pour en faire des leçons publiques 5
tout devient la passion du souverain.
O rois des peuples , dit l'Esprit de Dieu ! vous qui ,
assis sur votre trône, voyez avec tant de complai-
sance à vos pieds la multitude des nations, c'est à
vous que j'adresse ces paroles. Advos ^oreges ,sunthi
sermones mei \ Souvenez-vous que la puissance vous
a été donnée d'en-haut, que l'usage en doit être saint,
comme l'origine en est sainte; qu'un jugement très
dur est préparé à ceux qui sont établis pour comman-
der aux autres , et qu'à l'étendue de l'autorité l'abon-
dance du châtiment est presque toujours réservée.
Mais ici les miséricordes éternelles préparées à
Louis commencent à se manifester. Dieu le prépare
de loin à la vertu en armant les premiers traits de
' Sap. c. 6, V. 3, 4 7 5, 10.
426 ORAISON FUNÈBRE
son autorité contre les vices. L'usage barbare des
duels , ancien reste de la férocité de nos premiers
conquérants, que la religion et la politesse quelle
met dans les mœurs n'avoient pu depuis modérer,
que tant de rois avoient vainement condamné , et qui
avoit coûté tant de sang à la nation , fut aboli ; et Louis
consacra le commencement de son régne par une
action qui assure le repos et la tranquillité de tous
les régnes à venir.
Oui, mes frères, dans le temps même que Louis
paroissoit encore loin du Seigneur, le Seigneur étoit
déjà près de lui : les passions mêmes qui blessent son
cœur, respectent sa foi. Quelle horreur pour ce genre
d'hommes qui ne goûtent qu'à demi le plaisir s'il
n'est assaisonné d'impiété, et qui paroissent ne se
souvenir de Dieu que pour le mettre dans leurs af^^
freuses débauches ! L'impie étoit proscrit dès-là qu'il
étoit connu: la naissance et les services, loin d'as^
surer l'impunité à l'irréligion, en rendoient le châ^
timent plus éclatant : les agréments mêmes de l'es-
prit, séduction dont on a tant de peine à se défèndre,
n'en avoient plus pour lui, dès qu'il y voyoit luire
une étincelle d'incrédulité. Il ne connoissoit point de
mérite dans l'homme qui ne connoît point de Dieu ;
et l'impie, qui dit anathème au ciel, devenoit à l'in-
stant pour lui l'anathème de la terre.
Ainsi se préparoit l'ouvrage de la sanctification
de Louis. Mais sortons de ces temps de ténèbres si
inévitables aux rois , et si ordinaires aux autres hom-
mes ; périssent et soient à jamais effacés de notre
DE LOUIS-LE-GRAND. '^i-^
souvenir ces jours qu'il a effacés par ses larmes et
par sa piété , et que le Seigneur a sans doute oubliés !
Les premières années de la jeunesse des souverains ,
comme les commencements de leur naissance, se
ressemblent presque toutes : Nemo enim ex regihus
aliud habuit nativitatis initium \ Mais si Louis les a
suivis dans ces premières voies des passions, où
sont les rois qui aient marché depuis avec autant de
grandeur et de fidélité que lui dans les voies de la
grâce? Où sont même ceux de ses sujets qui vivoient
sous ses yeux , et que leur rang approchoit du trône?
Hélas ! imitateurs la plupart , pour ne pas dire cou-
pables adulateurs de ses foiblesses , ils ont peutrétre
fini par censurer sa vertu.
Et quelle vertu! uniforme, tendre, constante. On
ne vit point en lui de ces inégalités de piété si insé-
parables de Tinconstance des hommes, que l'unifor-
mité toute seule lasse; que l'ennui du vice attire sou-
vent tout seul à la nouveauté de la vertu; pour qui
l'usage de la vertu redevient bientôt un nouvel at-
trait favorable au vice, et qui, en repassant sans
cesse du vice à la vertu, cherchent plus à soulager
leur inconstance qu'à fixer leur infidélité.
Dès la première démarche que Louis eut faite dans
la voie de Dieu, il y marcha toujours d'un pas égal
et majestueux. Un jour instruisoit l'autre jour, et
une nuit doiinoit des leçons semblables à l'autre
nuit. L'histoire de sa piété est l'histoire d'une de ses
journées; et hors les événements inattendus, qui
' Sap. c. 7, V. 5.
428 ORAISON FUNÈBRE
montroient en lui de nouvelles vertus, la vertu du
premier jour fut celle du reste de sa vie.
Soins immenses du gouvernement, dont il portoit
presque tout seul le poids , vous n'interrompîtes ja-
mais l'exactitude de ses devoirs religieux : jamais la
vie de la cour, toujours inégale , parcequ'elle est oi-
seuse, ne dérangea la respectable uniformité de sa
conduite; et dans un lieu où le caprice et le loisir
sont si ingénieux à varier les jours et les moments,
Louis seul étoit le point fixe où tous les jours et tous
les moments se trouvoient les mêmes ; vertu rare ,
dans les princes sur-tout, que rien ne contraint, et
en ([ui Finconstance de l'imagination est sans cesse
réveillée par le choix et la multiplicité des res-
sources.
La piété et la bonne foi des dispositions répon-
doit à Texactitude des devoirs. Quelle profonde re-
ligion au pied des autels 1 Avec quel respect venoit-
il courber devant la gloire du sanctuaire cette tête
qui portoit pour ainsi dire l'univers , et que l'âge , la
majesté, les victoires, rendoient encore moins au-
guste que la piété ! Quelle terreur en approchant des
mystères saints et de cette viande céleste, qui fait
les délices des rois ! Quelle attention à la parole de
vie 1 et malgré les dégoûts et les censures d'une cour
éclairée et difficile, quel respect pour la sainte li-
berté du ministère et pour les défauts mêmes du
ministre! « Il nous en a dit assez pour nous corri-
«ger,» répondoit-il à ceux de sa cour qui parois-
soient mécontents de l'instruction. Quelle tendresse
DE LOUIS-LE-GRAND. 429
de conscience! quelle horreur pour les plus légères
transgressions! Tout le bien qui lui fut montré, il
Faima; et s'il n accomplit pas toute justice, c'est
qu'elle ne lui fut pas toute connue. C'est la destinée
des meilleurs rois; c'est le malheur du rang plutôt
que le vice de la personne.
Mais l'épreuve la moins équivoque d'une vertu
solide, c'est l'adversité. Et quels coups, ô mon Dieu!
ne prépariez-vous pas à sa constance î Ce grand roi ,
que la victoire avoit suivi dès le berceau, et qui
comptoit ses prospérités par les jours de son régne :
ce roi, dont les entreprises toutes seules annonçoient
toujours le succès, et qui, jusque-là, n'ayant jamais
trouvé d'obstacle, n'avoit eu qu'à se défier de ses
propres désirs; ce roi, dont tant d'éloges et de tro-
phées publics avoient immortalisé les conquêtes, et
qui n'avoit jamais eu à craindre que les écueils qui
naissent du sein même de la louange et de la gloire;
ce roi , si long-temps maître des événements , les voit ,
par une révolution subite, tous tournés contre lui.
Les ennemis prennent notre place : ils n'ont qu'à se
montrer, la victoire se montre avec eux; leurs pro-
pres succès les étonnent; la valeur de nos troupes
a semblé passer dans leur camp; le nombre prodi-
gieux de nos armées en facilite la déroute ; la diver-
sité des lieux ne fait que diversifier nos malheurs ;
tant de champs fameux de nos victoires sont surpris
de servir de théâtres à nos défaites; le peuple est
consterné; la capitale est menacée; la misère et la
mortalité semblent se joindre aux ennemis : tous les
4do oïiAioUIN FUNÈBRE
maux paroissent réunis sur nous ; et Dieu, qui nous
en préparoit les ressources, ne nous les ruontroit
pas encore : Denain et Landrecies étoient encore ca-
chés dans les conseils éternels. Cependant notre cause
étoit juste : mais Favoit-elle toujours été? Et que sais-
je, si nos dernières défaites n'expioient pas Téquité
douteuse ou l'orgueil inévitable de nos anciennes
victoires?
Louis le reconnut; il le dit : « J'avois autrefois en-
« trepris la guerre légèrement, et Dieu avoit semblé
« me favoriser; je la fais pour soutenir les droits lé-
« gitimes de mon petit-fils à la couronne d'Espagne,
« et il m'abandonne; il me préparoit cette punition
« que j'ai méritée. » Il s'humilia sous la main qui s'ap-
pesantissoit sur lui ; sa foi ôta même à ses malheurs
la nouvelle amertume que le long usage des prospé-
rités leur donne toujours ; sa grande ame ne parut
point émue : au milieu de la tristesse et de l'abatte-
ment de la cour, la sérénité seule de son auguste
front rassuroit les frayeurs publiques. Il regarda les
châtiments du ciel comme la peine de l'abus qu'il
avoit fait de ses faveurs passées : il répara, par la
plénitude de sa soumission, ce qui pouvoit avoir
manqué autrefois à sa reconnoissailce. Il s'étoit peut-
être attribué la gloire des événements; Dieu la lui
ôte pour lui donner celle de la soumission et de la
constance.
Mais le temps des épreuves n'est pas encore fini.
Vous l'avez frappé dans son peuple, ô mon Dieu !
comme David; vous le frappez encore comme lui
DE LOUIS-LE-GRAND. 43i
dans ses enfants : il vous avoit sacrifié sa gloire, et
vous voulez encore le sacrifice de sa tendresse.
Que vois-je ici ! et quel spectacle attendrissant
même pour nos neveux , quand ils en liront l'his-
toire ! Dieu répand la désolation et la mort sur toute
la maison royale. Que de têtes augustes frappées !
que d'appuis du trône renversés! Le jugement com-
mence par le premier-né ; sa bonté nous promettoit
des jours heureux ; et nous répandîmes ici nos prières
et nos larmes sur ses cendres chères et augustes.
Mais il nous restoit encore de quoi nous consoler.
Elles n'étoient pas encore essuyées nos larmes, et
une princesse aimable qui délassoit Louis des soins
de la royauté , est enlevée , dans la plus belle saison
de son âge, aux charmes delà vie, à l'espérance d'une
couronne et à la tendresse des peuples qu'elle com-
mençoit à regarder et à aimer comme ses sujets. Vos
vengeances , ô mon Dieu ! se préparent encore de
nouvelles victimes ; ses derniers soupirs soufflent la
douleur et la mort dans le cœur de son royal époux ^.
Les cendres du jeune prince se hâtent de s'unir à
Celles de son épouse ; il ne lui survit que les moments
rapides quil faut pour sentir qu'il Ta perdue; et
nous perdons avec lui les espérances de sagesse et
de piété qui dévoient faire revivre le régne des meil-
leurs rois et les anciens jours de paix et d'innocence.
Arrêtez , grand Dieu ! montrerez-vous encore votre
colère et votre puissance contre l'enfant qui vient de
' Adélaïde de Savoie,
îje duc de Bourgogne.
432 ORAISON FUNÈBRE
naître? voulez-vous tarir la source de la race royale?
et le sang de Charlemagne et de saint Louis , qui ont
tant combattu pour la gloire de votre nom , est-il de-
venu pour vous comme le sang d'Achab et de tant de
rois impies do ut vous exterminiez toute la postérité?
Le glaive est encore levé, mes frères; Dieu est
sourd à nos larmes , à la tendresse et à la piété de
Louis. Cette fleur naissante, et dont les premiers
jours étoient si brillants, est moissonnée', et si la
cruelle mort se contente de menacer celui qui est
encore attaché à la mamelle^, ce reste précieux que
Dieu vouloit nous sauver de tant de pertes, ce n'est
que pour finir cette triste et sanglante scène par nous
enlever le seul des trois princes^ qui nous restoit
encore pour présider à son enfance, et le conduire
ou l'affermir sur le trône.
Au milieu des débris lugubres de son auguste
maison, Louis demeure ferme dans la foi. Dieu souf-
fle sa nombreuse postérité, et en un instant elle est
effacée comme les caractères tracés sur le sable. De
tous les princes qui Fenvironnoient, et qui formoient
comme la gloire et les rayons de sa couronne, il ne
reste qu une foible étincelle sur le point même alors
de s'éteindre. Mais le fonds de sa foi ne peut être
épuisé par ses malheurs : il espère, comme Abra-
ham, que le seul enfant de la promesse ne périra
* Mort du duc de Bretagne, frère aîné de Louis XV, arrivée
encore peu de jours après.
* Le roi Louis XV fut alors à l'extrémité.
' Mort du duc de Berri, oncle du roi Louis XV.
DE LOUIS-LE-GRAND. 433
point; il adore celui qui dispose des sceptres et
des couronnes, et voit peut-être dans ces pertes
domestiques la miséricorde qui expie et qui achève
d'effacer du livre des justices du Seigneur ses an-
ciennes passions étrangères.
Louis conserva donc à Dieu un cœur fidèle : Gu-
bernavit ad Dominum cor ipsius; et c'est là le devoir
essentiel de Thomme. Mais jusquoù ne porta-t-il
point son zèle pour FÉglise, cette vertu des souve-
rains , qui n'ont reçu le glaive et la puissance que
pour être les appuis des autels et les défenseurs de
sa doctrine? Tulit abominationes impietatis.
Ici les événements parlent pour moi : et les plaintes
séditieuses de Fhérésie chassée du royaume qui ont
si long-temps retenti dans toute l'Europe, et les cla-
meurs des faux prophètes dispersés , qui sonnoient
par-tout, à l'exemple de leurs pères, le signal de la
guerre et de la vengeance contre Louis, ont fait
avant nous l'éloge de son zèle.
Spécieuse raison d'état, en vain vous opposâtes à
Louis les vues timides de la sagesse humaine; le
corps de la monarchie affoibli par l'évasion de tant
de citoyens ; le cours du commerce ralenti , ou par la
privation de leur industrie , ou par le transport furtif
de leurs richesses; les nations voisines, protectrices
de l'hérésie , prêtes à s'armer pour la défendre. Les
périls fortifient son zèle; l'œuvre de Dieu ne craint
point les hommes ; il croit même affermir son trône
en renversant celui de l'erreur; les temples profanes
sont détruits; les chaires de séduction abattues; les
28
434 ORAISON FUNÈBRE
prophètes de mensonge arrachés des troupeaux qu'ils
séduisoient; les assemblées étrangères réunies à ras-
semblée des fidèles. Le mur de séparation est ôté;
nos frères viennent retrouver aux pieds de nos au-
tels, avec les tombeaux de leurs ancêtres, les titres
domestiques de la foi dont ils avoient dégénéré ; le
temps, la grâce, l'instruction, achèvent peu à peu
un changement, dont la force n'obtient jamais que
les apparences; et Terreur, qui, née en France,
sembloit y avoir jeté des racines éternelles ; et cette
zizanie, qui tant de fois avoit pensé étouffer parmi
nous le bon grain; et Thérésie, depuis si long-temps
redoutable au trône par la force de ses places , par
la faiblesse des règnes précédents forcés à la tolérer,
par un déluge de sang françois qu'elle avoit fait
verser, par le nombre de ses partisans, et par la
science orgueilleuse de ses docteurs, par Tappui de
tant de nations, et même par l'ancien souvenir et
l'injustice de cette journée sanglante, qui devroit
être effacée de nos annales , que la piété et l'huma-
nité désavoueront toujours; et qui^ en voulant l'é-
craser sous un de nos derniers rois , ranima sa force
et sa fureur, et fit, si je l'ose dire, de son sang, la
semence de nouveaux disciples ; l'hérésie , à l'abri de
tant de remparts , tombe au premier coup que Louis
lui porte , disparoît , et est réduite , ou à se cacher
dans les ténèbres d'où elle étoit sortie, ou à passer
les mers , et à porter , avec ses faux dieux , sa rage et
son amertume dans les contrées étrangères.
Heureuse si la soumission eût précédé les châti-
DE LOUIS-LE-GRAND. 435
ments; si, au lieu de céder à Tautorité, elle n'eût
cédé qu'à fa vérité; et si ses sectateurs, contents la
plupart d'obéir en apparence au souverain , n'eussent
tiré d'autre avantage du zélé de Louis que de laisser
à leurs enfants et à leurs neveux le bonheur d'obéir
aujourd'hui à l'Église! Mais enfin la France, à la
gloire éternelle de Louis, est purgée de ce scandale;
la contagion ne se perpétue plus dans les familles;
il n'y a plus parmi nous qu'un bercail et un pasteur:
et si la crainte fit alors des hypocrites , l'instruction
a fait depuis, de ceux qui sont venus après eux, de
véritables fidèles.
Aussi, sous quelque couleur que l'erreur cherchât
à reparoître, elle réveilloit également le zèle et la
piété de Louis. Vaines idées de perfection, qui , sous
prétexte d'élever l'homme jusqu'à Dieu, le laissiez
tout entier à lui-même, et lui faisiez de la pureté
sublime de sa vertu la *sûreté de son libertinage!
nouveau système d'oraison , si inconnu à la simpli-
cité de la foi, et qui mettiez l'acquiescement oiseux
et le fanatisme de vos prières à la place des devoirs
et des violences de l'Évangile ! doctrine impie et ri-
dicule, qui cherchiez à persuader en secret que la
prière, qui seule nous obtient la grâce de surmonter
les tentations, nous donne elle-même le droit d'y
succomber sans crime ! Louis eut horreur de vos
blasphèmes; il arma le zélé de l'Église contre les
pièges mystérieux que vous tendiez à la piété ; et le
grand évêque ' qui , pour démêler vos illusions , s'en
' M. de Fénelon, archevêque de Cambrai.
28.
436 ORAISON FUNÈBRE
étoit presque laissé éblouir, plus séduit ^ar son
amOur pour la prière que par les fausses maximes
qui en abusoient, se joignit à la voix unanime des
pasteurs contre lui-même, laissa un exemple à Fé-
piscopat qui sauveroit à TÉglise bien des scandales
s'il étoit imité; et changea, par la candeur et la
promptitude de sa soumission , les éclairs et les fou-
dres de FÉglise qui le menaçoient en une pluie abon-
dante de grâces et de bénédictions pour lui : Fulgura
in pluviam fecit\
Mais l'homme ennemi veille toujours pour semer
des scandales dans le chemin du Seigneur. La vérité
a triomphé de l'hérésie et du fanatisme ; mais la paix
que nous attendions n'est point encore venue : Ex-
pectavtmus pacem , et non erat bonum"^. Les mystères
de la grâce, où l'orgueil de l'esprit humain a si sou-
vent échoué, échauffent de, nouveau les esprits; les
pasteurs de l'Église , qui , toujours unis entre eux ,
ne devroient jamais prendre les armes que contre les
ennemis du dehors, se divisent, comme s'ils avoient
des intérêts et des espérances différentes ; les esprits
s'aigrissent, les disputes s'animent; ce n'est par-tout
que trouble et que confusion. Grand Dieu! à quoi
aboutiront ces dissensions funestes? Un siècle entier
de contestations ne devroit-il pas en avoir enfin ra-
lenti la fureur? Les troupes des Philistins nous en-
vironnent; au lieu de nous réunir pour repousser
les infidèles, c'est nous-mêmes qui leur fournissons
des prétextes spécieux d'insulter aux armées du Dieu
' Ps. i34, V, 7. — ' JEnEM. c. 8, V. i5.
• DE LOUIS-LE-GRAND. 437
vivant. Mais laissons une matière dont le seul récit
ne peut qu affliger les enfants de FÉglise qui ont quel-
que amour pour cette mère commune des fidèles : il
suffit à mon sujet de dire que Louis n eut rien tant
à cœur que de voir la concorde et Funion régner
parmi les pasteurs; la foi maintenue dans la pureté;
les fidèles point partagés entre Paul, Apollon, ou
Céphas, mais uniquement attachés à Jésus-Christ
et à son Église; et que c'étoit là constamment le but
de toutes ses démarches. Dieu ne lui a pas donné la
•consolation avant de mourir de voir finir nos tristes
dissensions ; mais avec quelle douleur les voyoit-il se
perpétuer dans son royaume! Les malheurs de Fétat
le trouvoient constant; les troubles de la religion fié-
trissoient son cœur, et effaçoient Fauguste sérénité
de son visage; et dans le lit même de sa douleur et
de sa mort, comme un autre Théodose mourant, les
maux de FÉghse Foccupoient plus, le touchoient
plus que les horreurs de la mort dont il étoit envi-
ronné: Qui cumjam corpore solveretur, magis de statu
Ecclesiarum , cjuam de suis periculis angebatur^ .
Tout ce qui pouvoit avancer les intérêts de la re-
ligion devenoit un intérêt d'état pour lui. Avec quelle
magnificence ouvroit-il son royaume et ses trésors à
un roi^ et à une reine pieuse, qui , pour avoir voulu
faire remonter la foi sur le trône de leurs ancêtres,
en avoient été eux-mêmes chassés! Une nation vail-
' S. Amb. in Orat. funeb. Theod.
* Le roi Jacques II, et la reine sa femme, chassés d'Angleterre ,
et re'fugiés en France.
438 ORAISON FUNÈBRE *
]ante, mais aussi orageuse que la mer qui Tenvi-
ronne , et accoutumée à donner de semblables spec-
tacles à l'Europe, s'ébranle, s'agite, se soulève, et
jette hors de son sein ces sacrés dépôts. Louis,
seul de tous les souverains que cet outrage intéres-
soit tous, court au-devant d'eux, les essuie du nau-
frage, offre un asile à la religion et à la royauté fu-
gitives, s'arme pour venger la majesté des rois et
la sainteté de la foi , foulées aux pieds en leurs per-
sonnes; attire sur ses états les fureurs d'une ligue
redoutable , et les calamités d'une longue guerre qui
n'a pensé finir qu'avec la monarchie ; et s'il n'a pas
eu la gloire de leur rendre leur couronne, il a eu le
mérite d'exposer la sienne.
Mais si son zélé pour la défense de la foi sembloit
croître et se ranimer avec son grand âge, rappelez-
vous quels furent ses soins pour le rétablissement
de la piété en ces jours de péché et de malice: Corro-
horavit pielatem in diehus peccatorum ; et c'est l'exem-
ple que doit le pasteur et le père de ses sujets.
Vous le savez, mes frères, la source de Ist régula-
rité et de la pureté des mœurs publiques est toujours
dans le zélé et dans la sainteté des évéques établis
pour être la forme du troupeau, pour le sanctifier,
et pour le conduire: aux soins et aux exemples des
premiers pasteurs est presque toujours attaché le
salut ou la perte des fidèles. Pénétré de cette vérité ,
quelles furent les attentions de Louis à choisir des mi-
nistres irrépréhensibles ! quelles précautions ! quelle
délicatesse de conscience! Les témoignages les plus
DE LOUIS-LE-GRAND. 489
sûrs, lés plus publics , pouvoient à peine suffire pour
le rassurer dans ses choix. Plus effrayé que flatté de
ce droit brillant attaché à sa couronne, il le regarda
comme Técueil des rois , et le fardeau le plus pénible
et le plus dangereux de la royauté. Les brigues, la
faveur, la chair, et le sang, n'étoient pas un droit
auprès de lui pour posséder les places deFÉglise,
qui est le royaume de Jésus-Christ. Les services
même, la naissance, la longue suite d'ancêtres, ne
lui paroissoient pas une vocation suffisante au sa-
cerdoce de Melchisédech, qui navoit point de gé-
néalogie. Il étoit vivement persuadé que Tépiscopat
n'étoit pas une faveur temporelle destinée à gratifier
les familles, mais un don céleste destiné à honorer
TÉglise, en lui donnant des ministres capables d'ho-
norer leur ministère; et l'exactitude de sa religion et
de son zélé là-dessus alla peut-être quelquefois plus
loin même que celle des règles.
Il vouloit que la puissance de son régne ne servît
qu'à établir le régne de Dieu sur ses peuples. Quelle
joie quand il voyoit quelqu'un de sa cour revenir des
égarements des passions , et mener une vie conforme
à la sagesse et à la piété de la sienne ! c'étoit pour
lui comme une nouvelle conquête ajoutée à ses an-
ciennes victoires. La vertu n'étoit plus un titre de
dérision à la cour : c'étoit elle qui remplissoit les
premières places; elle qui étoit comblée d'honneur;
elle enfin quifrayoit l'accès au trône et à la confiance
du souvei ain.
Jours fortunés! vous deviez ramener parmi nous
44o ORAISON FUNÈBRE
îe régne de la piété et de Finnocence; et cependant
jamais la malice na plus abondé, et les faveurs
royales, accordées à la vertu, n'en ont peut-être
rendu que les apparences estimables. Siècle pervers!
tout coopère donc à ta perte ! si le prince oublie
Dieu , il affermit et perpétue les vices ; s'il favorise
les justes, il multiplie les hypocrites.
Mais enfin Louis contraignit les œuvres de ténè-
bres à se cacher , et ne plus insulter à la lumière : le
désordre ne fut plus un bon air; et s'il n'en arrêta
pas le cours, il en ôta du moins l'ostentation et le
scandale.
La licence d' un théâtre étranger , où , à la honte des
mœurs publiques et de la politesse de la nation , les
plus grossières obscénités assembloient les grands et
le peuple; où le vice parloit un langage dont notre
langue même rougit, et où le sexe lui-même venoit
publiquement applaudir à des indécences qui étoient
comme des insultes solennelles faites à sa pudeur :
cette licence fut proscrite, et les débris de cette scène
impure élevèrent à la piété de Louis un monument
plus immortel que les murs renversés de tant de
villes conquises n'en avoient élevé à sa gloire.
En renversant les écoles du vice, quels asiles
n'érigea-t-il point à la piété? Vous l'apprendrez à
nos neveux, édifice auguste ^ où la valeur réfugiée
consacre aux pieds des autels les restes tronqués et
languissants d'une vie tant de fois exposée pour l'é-
tat! Vous l'apprendrez encore, maison sainte'', où
' Hôtel des Invalides. — ^ Maison de Saint-Cyr.
DE LOUIS-LE-GRAND. Ui
]a naissance et la pauvreté dotée sauvent également
Finnocence du sexe des périls , et sa noblesse de la
honte et de l'indigence !
Que d'établissements pieux vois-je s'élever sous
son régne , au milieu de la capitale et dans les pro-
vinces ! Le régne de Dieu croît et s étend avec celui
de Louis. Les jeunes ministres du sanctuaire re-
prennent dans des maisons saintes, que chaque pas-
teur élève à l'envi , ce premier esprit de science , de
ferveur, de discipline, si déchu du temps de nos
pères. Les forêts mêmes se repeuplent de solitaires;
et, comme au temps des Machabées, plusieurs des-
cendent dans le désert* pour y chercher le jugement
et la justice, parceque les maux et la corruption
avoient inondé, et que Dieu n'étoit plus connu au
milieu des villes : Tune descenderunt multi quœrentes
judicium et justitiam in desertum, (juoniam inundave-
runt super eos mala^. Des ouvrages infinis, remplis
de doctrine et de lumière , paroissent pour aider à
la piété des fidèles. Nos neveux, qui en remontant
retrouveront dans ce siècle les premiers monuments
de la science et de la piété renouvelées , béniront le
règne de Louis, recevront la grâce que nous avons
rejetée , et puiseront dans ces secours, dus à ses soins
et transmis d'âge en âge, les règles des mœurs, la
justice et le salut que nous n'avons pu trouver même
dans ses exemples.
Qu'étoit-il réservé à une piété si fidèle à Dieu , si
zélée pour l'Église , si utile aux peuples , qu'une
' La Trappe et Sept-Fonts. — ' I. Macc. ii , 29, 35.
ORAISON FUNÈBRE
couronne de justice, encore plus éclatante que celle
quil avoit reçue de ses ancêtres, et une mort en-
core plus glorieuse à la grâce et plus héroïque que
sa vie ?
Non, mes frères, la source du véritable héroïsme
et de réiévation des sentiments est dans la foi : le
monde n'a jamais fait que de faux héros ; et la mort,
qui nous montre toujours tels que nous sommes,
découvre enfin en eux , ou une foiblesse de timidité
qui les déshonore, ou une ostentation de fermeté,
encore plus foible et plus méprisable que leur frayeur,
parcequ'elle est plus fausse.
Louis meurt en roi, en héros, en saint. Un sou-
dain dépérissement ébranle d'abord les fondements,
ce semble inaltérables, d'une santé que Tâge, les
afflictions et les soins laborieux d'un long régne
avoient jusque-là respectée. Il avoit vécu au-delà de
Tâge de nos rois ; et elle nous promettoit encore une
vie au-delà du cours ordinaire de celle des autres
hommes : il avoit vu naître nos pères , et il semble
que nous comptions que c'étoit à nos neveux à le
voir mourir. Tout ce qui nous flatte nous paroît tou-
jours devoir être éternel.
Mais Dieu, dont le régne seul ne finit point, et
qui avoit déjà empreint au-dedans de lui les carac-
tères ineffaçables de la mort, les cachoit encore aux
lumières de l'art et aux vaines espérances d'une cour
que l'excellence du tempérament rassuroit encore.
Mais enfin le secret de Dieu se déclare; la mort ca-
chée au-dedans laisse voir au-dehors des signes tou-
DE LOUIS-LE-GRAND. 443
jours trop infaillibles qui Tannoncent : on ne peut
plus la méconnoître ; sa lenteur augmente encore les
horreurs de Tappareil. Louis seul la voit d'un œil
tranquille. Au milieu des sanglots de ses anciens et
fidèles serviteurs, de la consternation des princes et
des grands , des larmes de toute sa cour, Louis trouve
dans la foi une paix, une fermeté, une grandeur
d'ame que le monde n'a pas encore donnée. « Pour-
« quoi pleurez-vous, » dit-il à un des siens, que les
larmes abondantes d'une douleur moins circon-
specte lui font remarquer ; « aviez-vous cru que les
« rois étoient immortels ? »
Ce monarque, environné de tant de gloire et qui
voyoit autour de lui tant d'objets si capables de ré-
veiller ou ses désirs, ou sa tendresse, ne jette pas
même un œil de regret sur la vie ; il ne lui reste pas
même ces incertitudes qui montrent encore la vie au
mourant, et qui mêlent du moins aux tristes saisisse-
ments de la crainte les douceurs de Fespérance. Il
sait que son heure est venue et qu'il n'y a plus de
ressources ; et il conserve , dans le lit de sa douleur,
cette majesté, cette sérénité, qu'on lui avoit vue au-
trefois aux jours de ses prospérités sur son trône ;
il régie les affaires de l'état , qui ne le regardent déjà
plus, avec le même soin et la même tranquillité que
s'il commençoit seulement à régner: et la vue sûre
et prochaine de la mort ne lui donne pas ce dégoût
et cette horreur de penser à ce qu'on va quitter, (jui
est plutôt un désespoir secret de le perdre qu'une
marque que l'on ne l'aime plus. Les sacrements des
4
444 ORAISON FUNÈBRE
mourants n'ont pas autour de lui cet air sombre et
lugubre qui d'ordinaire les accompagne ; ce sont des
mystères de paix et de magnificence. Et ce n'est pas
ici un de ces moments rapides et uniques où la vertu
se rappelle tout entière, et trouve dans la courte du-
rée de l'effroi du spectacle la ressource de sa fer-
meté ; les jours vides et les nuits laborieuses se pro-
longent, et l'intrépidité de sa vertu semble croître et
s'affermir sur les débris de son corps terrestre. Qu'on
est grand , quand on l'est par la foi 1
La vue fixe et assurée de la mort , soutenue du-
rant plusieurs jours sans foiblesse, mais avec reli-
gion; sans philosophie, mais avec une majestueuse
fermeté; ne voulant exciter ni l'attendrissement, ni
l'admiration des spectateurs ; ne cherchant ni à les
intéresser à sa perte par ses regrets, ni à s'attirer
leurs éloges par sa constance ; plus grand mille fois
que s'il eût affecté de le paroître. Accourez à ce
spectacle, censeurs frivoles et éternels de sa vertu,
et qui aviez traité peut-être sa piété de foiblesse, et
voyez si la vanité toute seule ne se feroit pas hon-
neur de tout ce que la grâce opère de grand en Louis
dans ces derniers moments ! Mais la vanité n'a ja-
mais eu que le masque de la grandeur ; c'est la grâce
qui en a la vérité.
Il assemble autour de son ht, comme un autre
David mourant, chargé d'années, de victoires et de
vertus, les princes de son auguste sang et les grands
de l'état. Avec quelle dignité soutient-il le spectacle
de leur désolation et de leurs larmes! Il leur rap-
\
DE LOUIS-LE-GRAND. 445
pelle, comme David, leurs anciens services : il leur
recommande Tunion, la bonne intelligence, si rares
sous un prince enfant ; les intérêts de la monarchie ,
dont ils sont Tornement et le plus ferme soutien ; il
leur demande pour son fils Salomon et pour la foi-
blesse de son âge, le même zélé, la même fidélité
qui les avoit toujours si fort distingués sous son
régne. Jamais il n'a paru plus véritablement roi :
c'est qu'il l'étoit déjà dans le ciel; et que le régne du
juste est encore plus grand et plus glorieux que celui
des rois de la terre.
Enfin le jeune Salomon , l'auguste enfant est ap-
pelé. Louis offre au Dieu de ses ancêtres ce reste
précieux de sa maison royale ; cet enfant sauvé du
débris qui lui rappelle la perte encore récente de
tant de princes , et que ses prières et sa piété ont sans
doute conservé à la France. Il demande pour lui à
Dieu , comme David pour son fils Salomon , un cœur
fidèle à sa loi , tendre pour ses peuples , zélé pour
ses autels et pour la gloire de son nom: Salomoni
(juoque jilio meo da cor perfectum , ut custodiat man-
data tua \ Il lui laisse, pour dernières instructions,
comme un héritage encore plus cher que sa cou-
ronne , les maximes de la piété et de la sagesse. « Mon
«fils, lui dit-il, vous allez être un grand roi; mais
« souvenez- vous que tout votre bonheur dépendra
« d'être soumis à Dieu, et du soin que vous aurez de
« soulager vos peuples. Évitez la guerre; ne suivez
« pas là-dessus mes exemples : soyez un prince pa-
• I. Par. 29, 17.
446 ORAISON FUNÈBRE
« cifique; craignez Dieu, et soulagez vos sujets. » Il
lève les mains au ciel, comme les patriarches au lit
de la mort, et répand sur cet enfant, avec ses vœux
et ses bénédictions, des larmes qui échappent à sa
tendresse ou à la joie qu'il a d'aller posséder le
royaume de Téternité qui lui est préparé.
Retournez donc dans le sein de Dieu d'où vous
étiez sortie , ame héroïque et chrétienne ! votre cœur
est déjà où est votre trésor. Brisez ces foibles liens
de votre mortalité, qui prolongent vos désirs et qui
retardent votre espérance : le jour de notre deuil est
le jour de votre gloire et de vos triomphes. Que les
anges tutélaires de la France viennent au-devant de
vous pour vous conduire avec pompe sur le trône qui
vous est destiné dans le ciel , à côté des saints rois vos
ancêtres, de Charlemagne et de saint Louis. Allez
rejoindre Thérèse, Louis , Adélaïde, qui vous atten-
dent , et essuyer auprès d'eux , dans le séjour de
l'immortalité, les larmes que vous avez répandues
sur leurs cendres; et si, comme nous l'espérons, la
sainteté et la droiture de vos intentions a suppléé
devant Dieu ce qui peut avoir manqué durant le
cours d'un si long régne au mérite de vos œuvres et
à l'intégrité de vos justices , veillez du haut de la de-
meure céleste sur un royaume que vous laissez dans
l'affliction, sur un roi enfant qui n'a pas eu le loisir
de croître et de mûrir sous vos yeux et sous vos
exemples ; et obtenez la fin des malheurs qui nous
accablent et des crimes qui semblent se multiplier
avec nos malheurs.
DE LOUIS-LE-GRAND. 447
Et vous, grand Dieu! jetez du haut du ciel des
yeux de miséricorde sur cette monarchie désolée,
où la gloire de votre nom est plus connue que parmi
les autres nations ; où la foi est aussi ancienne que
la couronne, et où elle a toujours été aussi pure sur
le trône que le sang même de nos rois qui Font oc-
cupé. Défendez-nous des troubles et des dissensions
auxquelles vous livrez presque toujours Tenfance
des rois ; laissez-nous du moins la consolation de
pleurer paisiblement nos malheurs et nos pertes.
Étendez les ailes de votre protection sur l'enfant pré-
cieux que vous avez mis à la tête de votre peuple ;
cet auguste rejeton de tant de rois , cette victime inno-
cente échappée toute seule aux traits de votre colère
et à Fextinction de toute la race royale. Donnez-lui
un cœur docile à des instructions qui vont être soute-
nues de grands exemples; que la piété, la clémence,
Fhumanité, et tant d'autres vertus qui vont prési-
der à son éducation, se répandent sur tout le cours
de son régne. Soyez son Dieu et son père, pour lui
apprendre à être le père de ses sujets , et conduisez-
nous tous ensemble à la bienheureuse immortahté.
Ainsi soit-il.
FIN.
TABLE.
Avertissement. Page j
Éloge de Massillon. iij
PETIT CARÊME.
Pour la féte de la Purification de la sainte Vierge.
— Des exemples des grands. 3
Pour le premier dimanche de carême, j — Sur les
tentations des grands. 20
Pour le deuxième dimanche de carême. — Sur le
respect que les grands doivent à la religion.
Pour le troisième dimanche de carême. — Sur le
malheur des grands qui abandonnent Dieu. 64
Pour le quatrième dimanche de carême. — Sur
l'humanité des grands envers le peuple. 83
Pour le jour de l'Incarnation. — Sur les caractères
de la grandeur de Jésus-Christ. 102
Pour le dimanche de la Passion. — Sur la fausseté
de la gloire humaine. 121
Pour le dimanche des Rameaux. — Sur les écueils
de la piété des grands. i38
Pour le vendredi saint. — Sur les obstacles que la
vérité trouve dans le cœur des grands. 162
Pour le jour de Pâques. — Sur le triomphe de la
religion. i83
29
45o
TABLE.
SERMONS
TIRÉS DE l'aVENT ET DU GRAND CAREME.
Sur la mort du pécheur et la mort du juste. Page 2o5
Sur l'enfant prodigue. 246
Sur le petit nombre des élus. 284
Sur l'aumône. 324
Sur la mort. 367
Oraison funèbre de Louis-le-Grand. 4^3
FIN de la table.
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Neutralizing agent: Magnésium Oxide
Treatment Date: Jan. 2006
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